Laboratoire
Interdisciplinaire de
Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Transversales
LA REVUE
NUMÉROS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer

L’engagement : II - L’engagement apolitique est-il possible ?
Introduction
Matthieu Gateau
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
Haut de page

RÉSUMÉ

Matthieu Gateau a soutenu en 2007 une thèse sur l’engagement militant dans des associations locales et nationales impliquées dans l’Economie Sociale et Solidaire via le commerce équitable. Il a ensuite travaillé avec Maud Navarre notamment sur les conditions de l’engagement des femmes en politique (Quoi de neuf depuis la parité ?, 2013 ; La Parité, 2016, les EUD). S’il travaille moins sur ces sujets aujourd’hui, son intérêt pour la notion d’engagement perdure et est désormais appréhendée en lien avec l’analyse des parcours individuels réalisés en termes de carrières.
Haut de page MOTS-CLÉS

SOMMAIRE

Haut de page TEXTE
 

Ici, quelques rappels en précisant des éléments sur le concept d’engagement mais peut-être et surtout sur l’engagement en tant que pratique : qu’est-ce que l’engagement suppose, quelles sont les formes, politiques ou non, qu’il peut prendre ? Je resterai sur ce type d’engagement et n’aborderai pas l’engagement dans d’autres sphères comme les sphères professionnelles ou conjugales.

Ainsi, parler de l’engagement c’est parler de la manière dont les individus participent, généralement de façon volontaire et libre, à une activité collective qui vise un but commun : voilà une définition a minima qui permet de faire le tour de l’ensemble des types d’engagements, sachant qu’il convient bien de parler d’engagement au pluriel : ainsi, on peut s’engager de manière plus ou moins soutenue, mais également pour des causes très diverses qui font aussi souvent écho au type d’organisation dans lesquelles ont lieu ces engagements : engagement politique « pur » dans des partis ou des syndicats ; engagement associatif pour des pratiques de loisir (association sportive, étudiante ou culturelle etc.). On trouve aussi, en nette progression, des engagements associatifs à vocation politique, par exemple dans des associations locales ou des ONG qui travaillent sur les questions environnementales ou de transition écologique, sur celles des droits de telle ou telle minorité, etc. Si les associations sont largement prisées, avec en 2018 environ 1,3 millions d’associations employant 1,8 millions de salariés et qui fonctionnent grâce à plus de 15 millions de bénévoles (INJEP, mars 2023), d’autres formes et lieux de l’engagement existent. À cet égard, on note un renouveau des engagements au sein de collectifs moins formalisés.

En effet, en lien avec l’actualité sociale et politique notamment, on voit émerger des collectifs moins formalisés, types coordinations, collectifs de citoyens ou mouvements sociaux au sens large : ici il n’y a pas de logique d’adhésion ou d’affiliation formalisée mais plutôt une logique de participation voire d’activisme où une partie des acteurs revendique une liberté et indépendance fortes, voire totales parfois. On le voit par exemple dans les mouvements sociaux actuels où une partie de la jeunesse s’est engagée, s’est impliquée pour lutter par exemple contre la réforme des retraites mais sans nécessairement faire partie d’un collectif formel, d’un syndicat ou d’un parti en particulier : l’essentiel ici est d’être présent, d’être actif et donc de participer effectivement aux évènements pour lesquels la force du mouvement se lit à partir de ce que Michel Offerlé appelle la « mobilisation par le nombre » (Socio des groupes d’intérêt, 1994).

Penser l’engagement implique donc de s’intéresser fortement aux collectifs et/ou aux lieux de l’engagement, notamment à une époque où il y a clairement un renouvellement de ces lieux et peut-être encore plus depuis la crise du Covid (cf. Troubles dans le bénévolat, Dan Ferrand-Bechmann (dir.), à paraître, 2023).

D’ailleurs, et puisqu’il s’agit là de la thématique de cette journée d’étude, il apparait essentiel de penser l’engagement, en particulier celui des jeunes, de manière renouvelée pour éviter les discours type « les jeunes ne s’engagent pas, ne participent pas, se moquent de la politique, etc. ». Factuellement, c’est faux et empli de préjugés d’une part et, d’autre part, ce n’est pas parce que les formes qui ont longtemps été considérées comme les formes de l’engagement traditionnelles, comme les formes les plus « nobles », se sont essoufflées, que l’engagement n’existe plus ; ce n’est pas parce que les jeunes sont moins syndiqués ou encartés dans tel ou tel parti politique que leur participation n’est plus : elle est simplement différente, d’une autre nature : elle se fait dans d’autres lieux (dont témoigne par exemple la dynamique associative) et pour des causes qui n’ont cessé de se multiplier et de se diversifier depuis les années 1970, ce que Touraine ou plus récemment Barthélémy ou d’autres ont analysé à partir du prisme des NMS, les nouveaux mouvements sociaux.

Ces transformations renvoient à l’état de la société mais aussi à l’état de la demande sociale en matière de changements, qu’ils soient politiques, sociaux, écologiques ou encore législatifs : in fine, il faut lier ces mutations à la configuration des combats contemporains (environnement, droit des minorités, etc.). Cela signifie donc que les formes d’engagement contemporaines ne sont pas nécessairement plus « distanciées » et plus individualistes qu’auparavant, cet auparavant renvoyant d’ailleurs à un supposé « âge d’or » de l’engagement que l’on devrait trouver dans les années d’après-guerre jusqu’aux années 1970 en gros, où la participation politique des classes populaires et moyennes était intense notamment en raison de la force du Parti Communiste Français et de ses ramifications syndicales (CGT) ou associatives (Secours populaire pour la plus connue). Dans ce schéma, le militant était pensé comme étant particulièrement dévoué pour son collectif dans lequel il était pleinement intégré et par conséquent envers lequel il était particulièrement fidèle et loyal. Je ne développe pas ici et renvoie aux travaux de Jacques Ion (La fin des militants ?, 1998) et surtout aux nombreux débats et critiques qu’il a suscité dans la communauté universitaire (voire, entre autres, les très bons textes d’Axelle Brodiez ou de Rémi Lefebvre à ce sujet)[1].

De nos jours, les engagements suivent d’autres modalités et sont donc à reconsidérer au prisme des évolutions sociales ou politiques contemporaines, sans chercher nécessairement à produire des comparaisons avec cet « avant » que je viens de mentionner.

Ainsi, aujourd’hui il faut par exemple tenir compte du fait qu’on peut s’engager aussi à distance, parfois en soutien à « des autres lointains » pour reprendre l’expression d’Annie Collovald (L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, 2002) : par exemple, même si elle peut sembler moins intense, la forme d’engagement via le don financier à une ONG qui lutte contre la faim des enfants dans les pays pauvres par exemple n’en reste pas moins une forme d’engagement que le chercheur ne peut ignorer et dont il doit aussi comprendre les ressorts.

En réalité, ce qui se joue ici, c’est la différence entre le fait de soutenir une cause, de revendiquer des choses et donc de prendre position contre telle politique, telle situation ou tel projet versus militer pour ou contre une cause. Ici, le terme militer induit une participation active, une présence physique et un engagement plus régulier et intense. En d’autres termes, il y a peut-être lieu de distinguer le militantisme de l’engagement ou de la participation tout en étant attentif à ne pas tomber dans une forme de normalisation où celle ou celui qui s’investit objectivement corps et âme serait mieux considéré que celle ou celui qui donne un peu d’argent pour une cause ou qui fait du bénévolat, sans contrainte particulière ni responsabilité, quelques heures par mois dans une association culturelle par exemple. Dans l’analyse des formes de l’engagement, il faut donc éviter à mon sens l’écueil de la hiérarchisation des formes de la participation qui n’aide pas forcément à mieux en comprendre la nature de la participation ni les pratiques qui lui sont associées. Si s’intéresser à l’intensité de l’engagement peut tout de même être riche d’enseignements, il apparaît qu’une manière heuristique de le faire est de porter son regard sur les carrières militantes de celles et ceux sur qui on travaille.

Ainsi, dans cette perspective issue de la sociologie des professions puis de la déviance, avec les travaux américains issus de la tradition socio-anthropologique de Chicago avec Hughes ou Becker à la fin des années 1950/début des années 1960, il s’agit de considérer dans une perspective diachronique les différentes étapes ou séquences relatives à l’engagement de tel acteur, à l’agencement de ces séquences dans le temps ainsi que leur relation avec les autres évènements et séquences de leur parcours biographique : changement de statut social, étude des positions successives dans le cycle de vie, position dans la carrière affective et familiale ou dans la carrière professionnelle, etc. Cette notion de carrière implique également une attention aux processus de socialisation à l’engagement, voire aux habitus en la matière ou du moins aux dispositions qui ont pu être intériorisées au cours de la socialisation primaire, particulièrement au contact de son entourage proche (avoir eu des parents militants, avoir fréquenté des associations durant sa jeunesse, etc.)

Travailler à partir des carrières impose aussi de considérer ces séquences en les liant aux facteurs et contraintes plus externes et structurels tels que l’état du champ politique ou associatif par exemple. En définitive, analyser des carrières implique de tenir compte de leurs dimensions objectives (la situation officielle de l’individu dans tel ou tel collectif par exemple) et de leurs dimensions subjectives qui permettent de décrire les changements subjectifs vécus par un individu (représentations, sens que revêt la participation, image de soi, etc.). L’analyse des carrières interroge donc la manière dont les acteurs anticipent les changements, les préparent et y contribuent mais aussi la façon dont ils abordent et font face aux difficultés ou encore à la manière dont ils interprètent leurs échecs ou leurs réussites.

Ce faisant, cette approche permet de mieux prendre la mesure de la variabilité des engagements qui peuvent chez une même personne différer dans le temps, notamment en termes de cause soutenue, de type de collectif fréquenté ou d’intensité de la participation : par exemple, certains accidents biographiques et autres turning points, comme une naissance, un décès ou encore un changement de situation professionnelle, permettent de comprendre les variations des pratiques d’engagement, parfois même la succession de séquences d’engagement, de désengagement et de ré-engagement (Fillieule, 2001). En d’autres termes, il est essentiel de s’intéresser aux cycles de l’engagement pour saisir ses mutations à un niveau individuel mais aussi, en multipliant les analyses de cas, pour actualiser ce qui fait la réalité des pratiques d’engagement et ce quelle que soit la nature de cet engagement : politique, sportif, de loisir, etc.

De plus, en s’intéressant aux cycles de la participation, on peut prendre la mesure de la force de certains indicateurs qui restent essentiels pour comprendre le maintien de l’engagement ou son érosion dans le temps : à cet égard, analyser la nature des gratifications ou des rétributions de l’engagement est fécond et permet de comprendre ce qui, dans une carrière militante et en dehors des facteurs cités précédemment, permet parfois d’expliquer les raisons d’un changement dans l’engagement, d’une baisse d’intensité, d’une volonté de changer de collectif ou a contrario d’une volonté de s’impliquer davantage. Les gratifications, essentiellement morales et symboliques comme l’a montré Gaxie dès 1977 (« Économie des partis et rétributions du militantisme », 1977), sont donc à considérer avec une certaine importance même si, pour précision, mon propos n’est pas de dire que les engagements sont systématiquement de nature utilitariste : parfois, la force de la conviction dans l’action, la croyance indéfectible dans les bienfaits de la cause soutenue ou dans les valeurs défendues permettent aussi d’expliquer des pratiques d’engagement qui, vues de l’extérieur, pourraient paraitre peu rationnelles : on peut par exemple penser au combat de Cédric Herrou, un agriculteur devenu activiste dans l’aide aux étrangers en situation irrégulière en faisant passer à plus de 150 migrants la frontière franco-italienne. Cela lui a valu plusieurs condamnations judiciaires pour « délit de solidarité » entre 2016 et 2021. Ses récidives s’expliquent par la force de sa conviction et sa croyance dans les valeurs de solidarité, de fraternité et de justice sociale qu’il défend et qui passent avant le reste (et donc avant sa propre condition).

En définitive et pour conclure, il semble que dans tous les cas de participation auxquels on peut s’intéresser (et dans un pays libre, ils sont nombreux, tant mieux pour le chercheur et les citoyens !), il est utile de chercher les causes et les raisons individuelles des engagements, d’étudier finement les pratiques par l’analyse de documents, des archives associatives, syndicales ou partisanes par exemple, par des entretiens répétés ou approfondis voire par des observations lorsque c’est possible. Il faut ensuite inscrire ces sources dans des carrières et des cycles de l’engagement comme dans les histoires des collectifs dans lesquels elles se déroulent.

Cela permet, en multipliant les cas et les points de vue, de saisir les évolutions actuelles et permanentes des formes de la participation pour, in fine, voir ce qui, en actes, permet à la démocratie de se réaliser, à la cohésion sociale de subsister et à la société toute entière d’avancer, d’évoluer et de se transformer par l’action collective.

Haut de page AUTEUR

Matthieu Gateau, Maître de conférences en sociologie
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS

Haut de page NOTES



[1] Axelle Brodiez, « Militants, bénévoles, affiliés, affranchis, … : de l’applicabilité historique des travaux sociologiques », in Ferrand-Bechmann D. [dir.], Les bénévoles et leurs associations. Autres réalités, autre sociologie ?, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 279-291 ou Rémi Lefebvre, « Le militantisme socialiste n’est plus ce qu’il n’a jamais été. Modèle de “l’engagement distancié” et transformations du militantisme au Parti socialiste », Politix, 102, n° 2, 2013, p. 7-33.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Matthieu Gateau, « Introduction à la journée d’étude “L’engagement apolitique est-il possible ?” », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 24 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Matthieu Gateau
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806