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L’engagement : II - L’engagement apolitique est-il possible ?
Penser l’engagement au sein de l’espace scolaire et de l’expérience scolaire : l’exemple de la classe médias
Hugo Mestayer
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Cet article porte sur cet aspect de socialisation à une culture de l’engagement telle qu’elle est entendue dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté au sein de l’enceinte scolaire et plus particulièrement du lycée. Depuis plusieurs années désormais, les différentes réformes scolaires placent cette éducation comme un objectif majeur de la formation scolaire. Il sera alors question de cerner la manière dont ces différentes réformes instituent ce travail d’éducation à une culture de l’engagement dans toute sa complexité, par le biais d’une multiplication des dispositifs scolaires. Il s’agira ensuite de cerner la manière dont ce travail de socialisation s’opère au coeur de la salle de classe, c’est-à-dire la manière dont les élèves parviennent ou non à intégrer les logiques de l’action propres à ces dispositifs d’éducation à la citoyenneté au sein de leur expérience scolaire ; nous renseignant ainsi plus précisément, par le biais de ces épreuves vécues, sur la nature de cette éducation à une culture de l’engagement.

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Mots-clés : engagement, éducation, expérience scolaire, citoyenneté, classe médias
Index géographique : France, Paris
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

I. La construction d’une éducation à la citoyenneté et à l’engagement à l’école
II. Au-delà de la fiction institutionnelle : les élèves face aux pratiques institutionnelles quotidiennes
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Lorsque l’on parle d’éducation à la citoyenneté et à l’engagement, il semble difficile d’y voir clair, au vu de la multiplicité des dispositifs qui tentent de la faire vivre aujourd’hui. Il est d’autant plus difficile d’y démêler la relation dialectique qui se joue ici entre des politiques publiques qui construisent et définissent la nature de cette éducation, les dispositifs qui sont censés les rendre effectives, et le public visé. C’est ce que nous allons tenter de faire ici à partir de l’étude d’un cas spécifique d’implantation d’une classe médias au sein d’un lycée parisien.

I. La construction d’une éducation à la citoyenneté et à l’engagement à l’école

L’école, dans sa forme républicaine, a toujours plus ou moins endossé ce rôle d’éducatrice à une certaine culture de l’engagement, qui visait avant tout à faire perdurer la République et la Nation. On cherche alors à transformer les élèves « en citoyens actifs, en individus participant à la société nationale, susceptibles de la défendre, en temps de guerre ou d'en renouveler les valeurs, en temps de paix »[1]. L’école cherche alors par là à fabriquer l’homme idéal propre à la société à laquelle elle est rattachée, un homme capable de s’intégrer et de participer à la vie politique, un citoyen dévoué envers la collectivité, c’est-à-dire envers l’État[2]. Un citoyen à même de réaliser l’engagement qu’on attend de lui : avoir un vote éclairé. Pédagogiquement, tout ceci s’incarne à travers l’instruction civique, visant avant tout l’acquisition de savoirs d’ordre institutionnel et politique, et se référant très peu aux acteurs et aux problèmes politiques et sociaux.

Cette mission éducative va connaitre de nombreuses évolutions au fil des années, et notamment une majeure, dès les années 1980, avec la mise en place progressive d’une éducation par la citoyenneté, impulsant une invitation à l’engagement conjugué au présent. Cette évolution se traduit alors par une remise en cause du modèle d’instruction civique, poussée par l’évolution en cours dans le reste de la société de la relation entre l’État et l’individu, et de la relation démocratique qui l’entoure[3]. On assiste alors à une transformation des pratiques pédagogiques, tournée notamment vers la volonté de participer à l’acquisition d’une culture de l’engagement civique pour les élèves, tant en dehors de l’établissement qu’en son sein. Les registres de l’éducation à la citoyenneté se diversifient. Si autrefois l’école éduquait principalement les élèves au sujet de la citoyenneté par le biais de l’instruction civique, elle se donne désormais la mission de les éduquer également pour la citoyenneté et par la citoyenneté, conjuguant ainsi l’engagement au présent.

Dans ce cadre, on voit apparaitre de plus en plus de dispositifs de participation à la vie de l’établissement à destination des élèves (conseil de vie lycéenne, maison des lycéens, etc.), dénotant la volonté de leur proposer un engagement au présent. Mais ce travail de socialisation passe également par une ambition de plus en plus affichée de faire participer les élèves à des projets citoyens inter ou transdisciplinaires s’appuyant sur une pédagogie expérentielle[4]. Cela s’incarne notamment à travers le Parcours Citoyen[5], mis en place à la rentrée 2015. Celui-ci doit venir renforcer les objectifs d’une acquisition d’une certaine culture de l’engagement dirigé avant tout vers le renforcement d’un lien social fragilisé. À travers ce dispositif, l’école se pose comme l’instance qui doit faire des élèves des agents du changement social, des individus capables de s’engager pour répondre aux grands défis de demain. Il participe alors du renforcement au sein de l’école du champ lexical des compétences[6], de l’empowerment.

En réalité, cette fiction institutionnelle, construite par l’institution scolaire et constituant le coeur du processus de légitimation de l’éducation à la citoyenneté qu’elle dispense, semble se structurer autour de deux grandes logiques d’action avec lesquelles doivent composer les acteurs scolaires. Face à la complexité de cet objet qu’est l’éducation à la citoyenneté et pour mettre en lumière l’existence de ces deux logiques, j’ai choisi de m’intéresser à un dispositif en particulier, qui vise à faire vivre le Parcours Citoyen au sein des établissements, qui est celui de classes médias. Ce dispositif est un dispositif académique impulsé par le Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information (CLEMI) qui vise avant tout à soutenir la mise en oeuvre d’une éducation aux médias et à l’information (composante essentielle du Parcours Citoyen et de l’éducation à la citoyenneté et à l’engagement telle qu’elle est pensée à l’école) tout au long de l’année scolaire[7]. Ce dispositif concerne donc l’ensemble des élèves d’une classe : il vise la mise en place d’au moins une séance hebdomadaire inscrite dans l’emploi du temps des élèves et dédiée à cette formation. Une équipe de professeurs multidisciplinaire doit être en charge de cette classe médias, sensée y apporter un caractère transversal et interdisciplinaire. Ce dispositif relève également de la logique de pédagogie par projet, alliant la théorie et la pratique dans le cadre d’une pédagogie active. L’objectif prioritaire de ce dernier, et qui rejoint ici les objectifs plus généraux du Parcours Citoyen, est bien l’apprentissage d’un certain esprit critique, du développement des « compétences du 21ème siècle » nécessaires à l’élève pour faire l’exercice de sa citoyenneté.

Il est alors intéressant de constater que ce type de dispositif, par sa nature plus prescriptive que directive, permet le développement de conceptions différentes, parfois opposées, dans ses finalités d’une citoyenneté et d’un engagement qu’elle porte. L’orientation prise par les acteurs scolaires dépendra alors de plusieurs facteurs inhérents au contexte de mise en place (d’ordre organisationnel, reliés à l’expérience professionnelle et sociale des acteurs en charge, liés au public cible, etc.)

Une première interprétation qui peut en être faite est une interprétation que l’on peut qualifier de républicaine-laïque de l’éducation et de la citoyenneté, proposant un modèle d’éducation à la citoyenneté reposant principalement sur l’instruction civique et sur l’accumulation de savoirs. L’injonction est donc faite d’apporter aux élèves des connaissances sur le fonctionnement des institutions, sur la nature de l’environnement informationnel et documentaire du 21ème siècle. L’éducation à ce modèle de citoyenneté s’appuie sur l’idée que « le système n’a pas à être changé ou qu’il ne peut être remplacé par mieux et, conséquemment, qu’il convient tout simplement pour le citoyen de savoir s’y inscrire et d’être préparé à y jouer son rôle dans le respect d’un “vivre-ensemble” très libéral »[8]. Les élèves sont alors facilement considérés comme de plus en plus désengagés et individualistes, s’éloignant des formes d’engagement politique « classique », menaçant ainsi la bonne santé de la démocratie. Le risque existant ici semble être celui d’un éloignement de toute dimension expérentielle en restant figé dans le moule de la forme scolaire traditionnelle dictant d’ordinaire les pratiques enseignantes. C’est notamment le propos de Cécile Chauvigné[9] qui pointe de manière plus générale sur ce type de dispositif, un processus de recouvrement des valeurs par les normes scolaires restreignant son fonctionnement effectif démocratique. Ces normes scolaires, dominées par le besoin de suivre un programme et de préparer les élèves à des épreuves, semblent induire « plus des conduites à tenir qu’une adhésion libre par le sujet »[10]. Un frein à l’épanouissement d’une véritable formation à une culture de l’engagement que pointe également Mahmoudi[11] face à la prégnance de cette pensée républicaine. Car, au sein de ce cadre républicain, la liberté dans l’engagement semble fortement restreinte, notamment par la manière dont « les capacités critiques de l’élève sont […] mises au service du développement d’une culture de l’engagement qui ne comporte pas de visée praxéologique mais plutôt un assujettissement aux valeurs et à la pensée Républicaines »[12]. Un risque également redoublé par la dimension « réactionnelle » de ce type de dispositif invitant les acteurs en charge à protéger les élèves des désordres du monde extérieur. Dimension réactionnelle qui peut venir freiner la dimension active de la citoyenneté et de l’engagement, pensant celui-ci au « futur », et n’en faisant alors ressortir qu’une conception minimaliste, restrictive et contraignante pour les élèves.

La seconde interprétation – qui découle directement de la nature même de ce dispositif ; dispositif compris ici comme étant une partie de « l’institution centrée sur la résolution d’un problème particulier, relativement autonomes et adaptable »[13] questionnant la forme scolaire traditionnelle – se rapproche de ce que Bachand nomme éducation à la citoyenneté de liberté sociale. Cette citoyenneté, contrairement à la citoyenneté républicaine-laïque, s’incarne collectivement et appelle à la « formation d’une volonté collective et de vertus résolument démocratiques qui permettront aux citoyens pris individuellement ou collectivement de toujours œuvrer à faire émerger une société plus juste et libre »[14]. Elle appelle au déploiement de relations horizontales et exige des principes de coopération. Dans cette optique, pour permettre à l’élève de faire l’expérience d’un exercice concret de la citoyenneté, ce dispositif doit être capable de faire développer chez lui des habiletés et aptitudes citoyennes que sont l’autonomie critique, la reconnaissance, la solidarité, la délibération et l’autolégislation, la créativité et l’expérimentalisme éthique, la capacité d’action. Et cela passe notamment par sa capacité à permettre à l’élève de faire le pont, par la « voix », entre l’engagement dans la formation de l’identité et l’engagement dans la société en tant que citoyen ; à encourager les élèves à déployer au sein de l’école leurs pratiques (notamment par le biais des plateformes numériques), dont certaines peuvent permettre des expériences personnelles de participation sociale et politique informelles, et qui sont souvent vécues par les « jeunes » comme des expériences de construction de soi. Cela passe également par la dimension expérentielle de la pédagogie promue, notamment par le biais de la production médiatique obligatoire, véritable support d’expression, de reconnaissance de capacité de création, de situations de co-apprentissage favorisant le développement de capacité de reconnaissance dans l’identification de problématiques et défis communs, nécessaire dans l’optique de développement d’un public engagé[15]. Une interprétation qui dépasse la métaphore du « citoyen-en-devenir » et de l’adultisme qui le sous-tend, et qui porte la possibilité de mise en place de pratiques socialisatrices à une culture différente de l’engagement, proche d’une culture alteractiviste, où construction de soi et changement social sont intimement liés.

II. Au-delà de la fiction institutionnelle : les élèves face aux pratiques institutionnelles quotidiennes

Il s’agit désormais d’aller au-delà de ce discours institué, et de s’intéresser à la manière dont l’institution s’auto-produit, s’auto-institue, dans la réalité des pratiques quotidiennes. C’est-à-dire, de s’intéresser à la manière dont, au sein même d’un établissement, va se construire ce projet de socialisation (articulation d’objectifs énoncés clairement au sein de l’établissement et d’objectifs implicites de la socialisation scolaire[16]) à une culture de l’engagement et à la citoyenneté, se déployant dans les actions quotidiennes. Mais, surtout, à la manière dont ce projet de socialisation peut venir exercer une influence directe sur le processus de construction identitaire et de l’expérience scolaire des élèves. Il s’agit ici de saisir la socialisation en train de se faire[17], au contact des acteurs et des pratiques, en se demandant ce que « l’école fabrique » à travers ce travail socialisateur à une culture de l’engagement.

Pour tenter d’apporter des premières réponses à ce questionnement, je me suis intéressé à un terrain particulier, un lycée professionnel situé dans Paris et doté d’une classe de seconde labellisée classe médias. Ce lycée comporte deux filières du secteur tertiaire, particulièrement dépréciées et jugées peu porteuses (elles ont vu leur effectif fondre de moitié ces dernières années sous le coup des différentes politiques éducatives). Ce lycée accueille une majorité d’élèves issus de milieux populaires, avec une grosse proportion d’enfants issus de l’immigration. Il accueille également plus d’élèves filles que d’élèves garçons. C’est dans ce contexte, et au sein d’expériences scolaires relativement éclatées[18], que prend place cette formation à la citoyenneté. En effet, pour ces élèves, la mise en récit et en cohérence de cette expérience est complexifiée par le fait d’être présent dans une filière déclassée, aux perspectives bouchées et par une situation plus ou moins générale d’échec scolaire.

Les élèves de cette classe médias se voient proposer des séances bimensuelles sur les différents thèmes inhérents à l’éducation aux médias et à l’information. Celle-ci est conduite en alternance par des professeurs, des membres d’une association extérieure et par une psychologue. Ce dispositif de socialisation se construit de manière particulière, étant à la croisée d’objectifs institutionnels d’éducation à la citoyenneté et d’objectifs locaux, notamment celui de pacifier les relations entre élèves, et particulièrement entre filles et garçons, qui étaient alors jugées particulièrement mauvaises. Un travail qui a été mené pendant certaines séances s’est alors axé sur le thème des préjugés, notamment autour de la question du genre. Ce dispositif incorpore donc une double dimension que les élèves doivent tenter de gérer afin d’en faire ressortir un plein potentiel dans le développement d’un engagement :

- Une dimension socialisatrice dans le sens d’une « action de mise en conformité des individus au regard des normes dominantes de comportement et de relations aux autres »[19], avec l’intention explicite de tenter de « produire » des corps auto-contraints à la forme scolaire, dans les relations aux autres, dans le but de pacifier les relations.

- Une dimension expérentielle avec l’objectif de permettre aux élèves de faire l’expérience d’un engagement concret, en leur laissant la possibilité d’exprimer leur voix, notamment au travers d’un projet podcast et la réalisation d’interviews directement dans la rue.

Face aux contenus et pratiques qui leur était proposé, il a été possible d’observer une diversité d’attitudes de la part des élèves, garçons dans un premier temps, allant de l’évitement à la confrontation directe ; de l’évitement de toute question et pratique proposées, notamment celles qui touchent aux pratiques personnelles, voire intimes ; à la raillerie, parfois l’insulte, dirigées alors très souvent vers les élèves filles. Les garçons monopolisent très souvent le temps de parole, sans réellement participer à ce qui leur est proposé. Non seulement ces élèves ne saisissent pas l’occasion qui leur est présentée de faire entendre leur « voix », mais en plus de cela, ils participent d’un accaparement de l’espace, de la parole, au détriment le plus souvent des filles et des quelques élèves investis, sans aller dans le sens de ce qui leur est proposé.

En reliant ce type d’attitude à un contexte d’expérience scolaire plus large, je postule qu’en choisissant de tenter de socialiser ces élèves afin de produire des corps auto-contraints, les acteurs de ce dispositif viennent se heurter à une identité genrée qui tente de se construire en lien avec l’identité scolaire sur une base très fragile. Car ces lycéens sont pour la plupart des élèves dont l’expérience scolaire se construit principalement face à des formes de domination culturelle, scolaire et économique. Ces élèves, dans leur travail subjectif de mise en cohérence de leur expérience, sont dans l’obligation de s’appuyer sur d’autres ressources. En l’occurence, pour les garçons, sur des ressources liées à une certaine forme de masculinité. Les élèves, par l’intermédiaire des interactions avec les membres de la famille, avec le groupe de pairs, semblent avoir développé une forme de masculinité « valorisant la débrouillardise et la capacité à contourner les règles sociales et scolaires »[20], et qui participe directement de la construction de l’identité sexuelle. Cette forme de masculinité est d’autant plus importante que, face à l’absence de reconnaissance du diplôme, elle valorise certaines attitudes qui peuvent constituer une ressource pour ces élèves sur le marché du travail. Des attitudes masculines qui se voient confirmées dans les interactions avec le personnel de l’établissement où des attitudes potentiellement transgressives vis-à-vis des règles scolaires vont être valorisées, y compris lors de séances liées au dispositif. Ce sont alors des élèves garçons, socialement dominés, qui posent la masculinité comme une ressource pour l’avenir, comme un moyen de renverser la domination, qui doivent faire face à une forme d’« éducation à » qui vient déconstruire leur représentation du monde et leur représentation d’eux-mêmes. La confrontation avec ces questions et avec ceux qui seraient susceptibles de mettre à mal la vision de la masculinité qu’ils se sont construits, sont autant d’occasions pour eux de réaffirmer cette identité sexuelle et de se protéger des éventuelles attaques contre celle-ci, en évitant toute forme de participation active. Ce qui semble compliquer, voire rendre impossible l’apprentissage d’une véritable culture de l’engagement que l’on pourrait qualifier d’émancipatrice.

Il existe cependant des cas où certains élèves parviennent à se saisir de l’opportunité qui leur est donnée de pouvoir faire le pont entre la voix privée et la voix publique, de mêler engagement personnel et expérience concrète de la citoyenneté, non sans mal. C’est le cas d’une élève participant à ce dispositif. Cette élève, qui se revendique elle-même « féministe », construisant son engagement en-dehors de l’enceinte scolaire et principalement par le biais des réseaux sociaux, se saisit de ce dispositif comme une opportunité de faire porter sa « voix » (qu’elle n’exprime pas en dehors puisqu’elle admet elle-même avoir une utilisation passive des réseaux sociaux, et ne pas partager ses convictions avec ses amies dans et en dehors du lycée). Elle n’hésite alors pas à prendre régulièrement la parole en classe ou dans les activités qui ont lieu à l’extérieur, à faire porter sa « voix » dans un contexte de légitimation scolaire, d’approfondir son engagement en se saisissant des occasions de le mettre en avant dans des expériences concrètes. Au-delà, elle est une des seules filles à répondre aux insultes, aux blagues à caractère sexiste émises par les garçons et ainsi aller à contre courant de ce rappel à l’ordre « de la division sociale et sexuelle des tâches et à leur subordination »[21] opéré constamment dans l’interaction.

Mais cette attitude n’est pas majoritaire et non sans conséquences pour celle qui choisit de l’adopter. Comme dans les cas des garçons, l’école participe de la transmission d’un hexis corporel dit féminin. Ces filières professionnelles se caractérisent par une socialisation au monde professionnel et donc d’un façonnement des attitudes et des corps ; cette socialisation pour les élèves filles s’opérant alors par le langage et le discours des agents scolaires selon deux logiques : contrôler son apparence et savoir rester à sa place[22]. Comme les garçons, cette norme de la féminité, supposée porteuse de compétences sociales, apparait alors comme une ressource, valorisée par les acteurs éducatifs. Beaucoup des élèves filles sont alors réticentes à réaliser les activités qui sont proposées par la professeure ou par les intervenants extérieurs. Lors de ces séances, elles se conforment le plus souvent aux stéréotypes associés au sexe féminin et sont très réticentes à adopter une attitude qui pourrait être qualifiée de « subversive » par rapport à ces stéréotypes. Face aux provocations des garçons, il n’est pas jugé utile d’y répondre puisqu’ils sont de toute façon « immatures », leur laissant ainsi la possibilité d’occuper à eux seuls la parole et l’espace. Une tension s’opère alors quand elles sont en présence d’une camarade comme celle citée précédemment qui joue entièrement le jeu du dispositif. D’un côté, elles ne rejettent pas ses propos et ses prises de positions et les jugent parfois salutaires, étant la seule à « oser parler ». D’un autre côté, lui donner raison publiquement, c’est aller à l’encontre d’une forme de féminité qui peut constituer une force pour certaines de ces élèves et leur permettre de trouver une porte de sortie à cette école qui peut leur paraitre sans issue. Le risque pour l’élève qui joue totalement le jeu de l’engagement est alors de se retrouver seule ou presque face aux élèves garçons, avec qui elle tente d’inverser le rapport de force, mais également face aux élèves filles qui sont obligées de la mettre quelque peu à distance pour protéger l’image qu’elles se font de la féminité. Dans certaines situations, celle-ci semble devoir être mise de côté pour que l’« équipe » que compose les filles puissent maintenir une définition donnée de la situation[23]. En les poussant à investir un rôle qui n’est pas scolaire, ce dispositif donne l’opportunité à ces élèves d’amener au sein de la classe les pratiques et les engagements qui sont habituellement les leurs en dehors de l’enceinte scolaire, au risque d’une marginalisation s’ils s’écartent trop des normes en vigueur dans leur groupe d’appartenance.

À travers les difficultés observées dans le travail subjectif de mise en récit et en cohérence par les élèves des logiques portées par l’éducation à la citoyenneté et à une culture de l’engagement qui leur est proposé, il est possible d’apprécier autrement la manière dont l’école pense et promeut l’engagement en son sein. Cette étude de cas de ce dispositif de classe médias, dans un contexte spécifique, permet de nous faire une idée plus précise sur cette formation à l’engagement en train de se faire au coeur de la classe, et sur les conditions d’(im)possibilité de l’influence de cette éducation. Car en effet, si l’on peut voir que la formation à la citoyenneté prend de plus en plus d’importance au fil des ans, avec une volonté émancipatrice clairement énoncée dans les textes, notamment dans la manière dont elle peut permettre à l’élève de faire l’expérience concrète d’un engagement au coeur de l’établissement ; on peut observer que ses effets sont incertains, notamment lorsqu’elle passe par une addition de dispositifs divers et variés. Ceux-ci semblent entrainer la présence de plusieurs logiques socialisatrices, parfois contradictoires, qui peuvent compliquer leur intégration au sein d’expériences scolaires, notamment lorsque celles-ci se caractérisent par leur éclatement. On remarque alors que la volonté d’appropriation d’une pratique d’engagement émancipatrice peut parfois se retourner contre elle-même, et participer d’une mise à l’écart plus profonde de ces élèves d’avec ces logiques d’engagement, et parfois même avec les logiques scolaires. Le risque est grand d’assister au bouleversement d’une expérience scolaire déjà fragile. D’autant plus lorsque ce type de dispositif se construit sur une dualité dans les logiques de l’action qu’ils véhiculent, notamment ici, avec la forte dimension réactionnelle, qui tend à complexifier le travail subjectif que les élèves doivent opérer pour donner du sens à l’engagement que l’on propose. Plus encore, dans cette situation particulière, on ne peut que constater la tension entre les valeurs d’égalitarisme, de respect, d’émancipation, défendues par l’institution, et les actions institutionnelles quotidiennes qui ne peuvent participer au fait d’offrir des ressources identitaires stables aux élèves leur permettant de s’engager dans des expériences émancipatrices.

Les premiers résultats, très partiels qui ont pu être dégagés ici, ne font qu’appeler à une plus profonde exploration, directement sur le terrain, au contact des acteurs et des pratiques quotidiennes, de cette question de la formation à la citoyenneté et à l’engagement, d’enrichir ce raisonnement et cette réflexion par l’étude d’une pluralité d’environnements et de configurations afin d’explorer plus en amont cette question de savoir ce que « l’école fabrique » au quotidien.

Haut de page AUTEUR

Hugo Mestayer,
GEMASS, UMR 8598, Sorbonne Université/CNRS,
(Sous la direction de Pierre Demeulenaere et de Anne Barrère)

Haut de page NOTES



[1] Patricia Loncle, L’action publique malgré les jeunes : les politiques de jeunesse en France de 1870 à 2000, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 15.

[2] Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.

[3] Maria Pagoni-Andréani, Le développement socio-moral : des théories à l’éducation civique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999.

[4] Pierre Colin, Florence Giry, et Caroline Leininger-Frézal, « La géographie expérentielle pour questionner notre rapport au monde », dans Caroline Frézal, et Catherine Souplet [dir.], Citoyenneté, identité, altérité. Perspectives nationales et internationales, Londres, ISTE éditions, 2022, p. 203-226.

[5] Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse, Le Parcours Citoyen de l’élève, Bulletin officiel n° 25 du 23 juin 2016 [en ligne], juin 2016, disponible sur https://www.education.gouv.fr/bo/16/Hebdo25/MENE1616142C.htm?cid_bo=103533, page consultée le 13/10/2022.

[6] Marie Duru-Bellat, « Les compétences non académiques en question », Formation emploi, 2015, n° 130, p. 13-29.

[7] Clemi Paris, « Présentation des classes médias », Académie de Paris [En ligne], septembre 2022, disponible sur https://pia.ac-paris.fr/portail/jcms/p1_1606056/presentation-des-classes-medias?cid=p2_1010950&portal=p1_1010135, page consultée le 14/07/2023.

[8] Charles-Antoine Bachand, Pour un modèle d’éducation à la citoyenneté émancipatrice : les six vertus démocratiques du citoyen de liberté sociale, Université de Montréal, thèse de sociologie, 2021, p. 25.

[9] Céline Chauvigné, « La démocratie à l’école : quels savoirs, quelles valeurs pour quelle éducation ? », Éducation et socialisation, 2018, n° 48.

[10] Ibid., p. 11.

[11] Kaltoum Mahmoudi, « Esprit critique et pouvoir d’agir, Vers le développement d’une “attitude critique” ? », Spirale, revue de recherches en éducation, 2020, vol. 66, n° 3, p. 51-63.

[12] ibid., p. 59.

[13] Florian Asséré, « Travailler sur la socialisation des jeunes non qualifiés dans un dispositif de seconde chance : le sens de leurs réticences », Formation emploi, 2018, vol. 143, p. 104.

[14] Charles-Antoine Bachand, Pour un modèle d’éducation à la citoyenneté émancipatrice : les six vertus démocratiques du citoyen de liberté sociale, Université de Montréal, thèse de sociologie, 2021, p. 90.

[15] Paul Milhailidis et Benjamain Thevenin, « Media Literacy as a Core Competency for Engaged Citizenship in Participatory Democracy », American Behavioral Scientist, 2013, vol. 57, n° 11, p. 1611-1622.

[16] Marie Jacobs, « “So you’re doing a research about black students ?”. Ethnographie dans deux écoles de Johannesburg », dans Jean-Paul Payet [dir.], Ethnographie de l’école. Les coulisses des institutions scolaires et socio-éducatives, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 99-116.

[17] Thomas Douniès, « Parler politique en classe. Ethnographie de la socialisation politique en contexte scolaire », Sociétés Contemporaines, 2019, vol. 114, n° 2, p. 151-179.

[18] François Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

[19] Gaële Henri-Panabière, Fanny Renard et Daniel Thin, « Des détours pour un retour ? Pratiques pédagogiques et socialisatrices en ateliers relais », Revue française de pédagogie, 2016, vol. 183, n° 2, p. 72.

[20] Delphine Joannin et Christine Mennesson, « Dans la cour de l’école. Pratiques sportives et modèles de masculinité », Cahiers du genre, 2014, vol. 56, n° 1, p. 168.

[21] Séverine Depoilly, « Filles en lycée professionnel : quand la socialisation juvénile peut bousculer les socialisations, scolaire et professionnelle », Formation Emploi, 2020, vol. 150, n° 2, p. 79-96, 87.

[22] Isabelle Collet, « Les garçons sont-ils des immatures chroniques ? », Travail, genre et sociétés, 2014, vol. 31, n° 1, p. 157-162.

[23] Erving Goffman, Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de minuit, 1968.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Hugo Mestayer, « Penser l’engagement au sein de l’espace scolaire et de l’expérience scolaire : l’exemple de la classe médias », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 24 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Hugo Mestayer
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806