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L’engagement : II - L’engagement apolitique est-il possible ?
Le non-recours intentionnel aux minima sociaux : sociologie d’expériences radicales
François Testard
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Le non-recours aux droits peut prendre différentes formes, subies ou volontaires. Ma thèse porte sur le non-recours intentionnel aux principaux minima sociaux en France. En recueillant la parole des personnes destinataires des aides, mes travaux tendent à montrer que cette non-demande résulte d’un positionnement vis-à-vis des dispositifs sociaux, mais aussi vis-à-vis de différents enjeux sociétaux. En s’orientant vers d’autres types de solidarité au sein de diverses formes de communautés, les enquêtés s’inscrivent dans des expériences radicales, porteuses d’engagements.

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Mots-clés : Minima sociaux, non-recours intentionnel, précarité, expérience, radicalité, commun, engagement
Index géographique : France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

I. Cadrage de la recherche et profils des enquêtés
1) Des « non-lieux » méthodologiques à « l’aller vers »
2) Profils des enquêtés
II. Résultats intermédiaires : des choix éclairés et radicaux
1) Une critique des dispositifs
2) Une expérience du dépouillement
III. Expériences du commun, supports identitaires
1) Différentes déclinaisons du commun
2) Supports identitaires
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Introduction

L’action contre le non-recours aux droits, particulièrement aux minima sociaux, est devenue un objectif essentiel de préservation de la cohésion sociale. Cette volonté est notamment au cœur de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté en France. Selon l’INSEE, les minima sociaux sont des prestations qui assurent un revenu minimal à une personne ou à un foyer en situation précaire. Ces prestations sont dites non contributives, car versées sans contrepartie de cotisations, et ont un caractère subsidiaire car perçues lorsque toutes les autres ressources ont été épuisées. L’INSEE définit quatre principaux minima sociaux : le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation aux adultes handicapés (AAH), l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA).

Il existe plusieurs types de non-recours, mais les pouvoirs publics et les acteurs sociaux appréhendent généralement les formes subies par les destinataires, en mettant l’accent sur les déficits : manque d’information, déficit de capacités des intéressés, manque de coordination, etc. Ces formes de non-recours sont certainement majoritaires mais il existe aussi un autre type de non-recours, lorsque les destinataires des aides refusent ou abandonnent leurs droits, par choix plus ou moins éclairé. Ce non-recours intentionnel, autrement dit cette non-demande selon la typologie de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), est généralement absente des discours politiques concernant précisément les minima sociaux. Il semble que, dans les représentations collectives, ce dernier « filet de sécurité » ne peut ni être refusé par les destinataires, ni être questionné, de par son caractère vital. Pourtant, comme tous les dispositifs, ces minima sociaux peuvent être soumis à la critique, et donc éventuellement refusés.

S’intéresser à la non-demande d’un droit est une manière d’étudier comment une offre publique est réceptionnée par ses destinataires, dans une démarche sociopolitique. Ma recherche aborde le non-recours intentionnel comme un passage à l’acte qui vient poser en creux une appréciation du dispositif. Je m’intéresse précisément à la non-demande de minima sociaux car le refus de percevoir ce type de prestations représente une prise de position radicale, de par l’exposition à un risque accru de situation d’extrême pauvreté. Mes travaux tendent à montrer que ce choix est porteur d’engagements, même de manière inaudible ou à bas bruit. Vivre sans les minima sociaux est une expérience en soi, que l’on peut aborder comme une sorte d’expérience « pure », en référence au philosophe américain William James[1], de par le minimalisme économique qu’implique ce choix de vie.

Depuis 2017, dans le cadre d’un master puis d’une thèse en sociologie, j’étudie les raisons qui poussent certaines personnes à ne pas demander ou à abandonner ces minima sociaux, ainsi que les différentes formes d’organisation dans lesquelles elles s’inscrivent. Ma recherche s’inscrit dans une sociologie interactionniste, issue de l’école de Chicago, qui, selon David Lebreton, « évite l’écueil de percevoir l’individu sous les auspices d’une stricte détermination de ses comportements par des éléments extérieurs sans pour autant le voir comme une monade détachée de toute influence »[2]. Dans un premier temps, j’exposerai ma méthodologie de recherche, puis je présenterai mes résultats intermédiaires, pour tenter de répondre partiellement à ces questions : qui sont ces personnes en non-recours volontaire ? Quelles expériences de vie éprouvent-elles ? Quels engagements portent-elles ?

I. Cadrage de la recherche et profils des enquêtés

1) Des « non-lieux » méthodologiques à « l’aller vers »

Pour aborder le sujet du non-recours intentionnel, mon objectif premier depuis 2017 est de recueillir les paroles des personnes concernées. En fonction des contextes et des opportunités, les entretiens sont plus ou moins longs et les rencontres plus ou moins anticipées. Je pratique l’entretien de type compréhensif, selon la méthode proposée par Jean-Claude Kaufmann[3], avec une grille de questions initiales minimaliste et des questions de relance, utilisées ou non en fonction de la relation de confiance instaurée avec l’enquêté. De 2017 à 2023, j’ai pu m’entretenir avec 14 personnes en situation de non-recours intentionnel. Ces rencontres sont le fruit de l’expérimentation de différentes méthodes, de par la difficulté à pouvoir rencontrer ce public invisible des institutions.

Il est nécessaire de solliciter des personnes relais afin de pouvoir rencontrer les non-recourants, mais cette nécessité présente un risque de dispersion. D’autres écueils également se sont présentés. La non-demande se confond souvent avec le non-recours par non-réception, selon la typologie de l’Odenore, c’est-à-dire lorsque la personne souhaite recevoir l’aide mais, pour une raison ou une autre, ne l’obtient pas. Une approche qualitative est donc nécessaire pour différencier les deux formes. Dans un autre registre, certaines personnes interrogées n’ont aucun avis sur la question tant la non-demande d’un minimum social leur paraît inenvisageable. D’autres interlocuteurs peuvent se montrer méfiants car ressentent l’enquête comme une remise en question de leurs pratiques professionnelles, ou l’envisagent comme une forme détournée d’intérêt pour le travail illégal, qui serait la seule alternative aux minima sociaux à leurs yeux.

Pour dépasser ces écueils, j’ai délimité quatre portes d’entrées vers le non-recours volontaire. Si celles-ci peuvent avoir une dimension géographique et/ou sociale, elles s’apparentent à des « non-lieux »[4] dans le sens défini par Marc Augé, c'est-à-dire des territoires par opposition, renvoyant à des « ailleurs », des invisibilités. Le premier espace identifié est « la nature », en référence aux personnes éligibles au RSA dites « perdues dans la nature » par les référents RSA, c’est-à-dire ni inscrites à Pôle Emploi, ni suivies par un travailleur social. Ces personnes sont invisibles car dans un interstice institutionnel. La deuxième entrée est celle de la « ruralité », qui dans la bouche des interlocuteurs, mêle isolement, éloignement vis-à-vis des guichets administratifs et valeurs prédisposant au non-recours. Le troisième espace est la « rue », appréhendée comme lieu évident de non-recours, car synonyme d’exclusion sociale. La quatrième porte d’entrée est celle de la « communauté », dans le sens d’un huis clos ne favorisant pas l’accès au droit.

Par le biais de cette méthodologie, j’ai pu cibler les contacts et m’inscrire dans une démarche d’« aller vers » les enquêtés, en investissant différents terrains et dispositifs. En particulier, depuis 2022, je participe en tant que bénévole aux « maraudes sociales » du service d’équipes mobiles d’interventions sociales et de soins (SEMISS) de la Croix-Rouge française, sur deux villes d'un département de l'est de la France, à raison d’une maraude mensuelle par site. Cette participation à ce type de dispositif me permet soit de rencontrer directement des personnes en situation de non-recours, soit d’être orienté vers d’autres non-recourants, par le réseau des personnes rencontrées.

2) Profils des enquêtés

Parmi les 14 personnes rencontrées depuis 2017, plusieurs étaient locataires ou propriétaires de leur domicile personnel : Etienne[5], âgé d’environ 50 ans, travaillait auparavant en Suisse et a liquidé son épargne à son retour en France avant de demander le RSA. Chantal, environ 60 ans, en procédure d’expulsion de son logement, a décidé de stopper tout type de prestations en raison d’un cumul de difficultés. Brigitte, propriétaire de sa maison, refusait de demander l’ASPA après ses 65 ans pour ne pas perdre la possibilité de transmettre ce bien à ses enfants (en raison de la récupération de cette allocation sur succession).

Jacques, âgé d’environ 60 ans, mécanicien automobile reconverti en exploitant agricole, était propriétaire de son domicile personnel, mais ce lieu était aussi collectif car fédérateur de différentes formes communautaires : lieu de rencontre d’agriculteurs et d’artisans membres d’un réseau d’échanges de produits, et bureau d’un syndicat anarchiste dont Jacques était membre actif. J’ai pu également rencontrer deux personnes qui vivaient chacune chez leur(s) parent(s) âgé(s) : Michel et Jean, âgés d’environ 50 ans, qui vivaient dans des maisons de centre village. Les entretiens se sont déroulés sur le seuil de leur domicile. La discussion était assez libre avec Michel, contrairement à Jean où l’accueil a été beaucoup plus méfiant, craignant que je sois un professionnel de Pôle Emploi ou d’une autre administration.

Via les maraudes sociales, j’ai pu rencontrer deux personnes dites isolées : Samuel, 21 ans, dormait dans un parking souterrain et refusait de demander l’AAH, malgré les sollicitations des intervenants sociaux. Rodrigue, environ 45 ans, a vécu successivement dans une ruine d’un parc, puis sur un trottoir, et enfin dans une caravane sur ce même trottoir. J’ai pu également m’entretenir avec des personnes ayant une ou plusieurs expériences de squat : Bruno, environ 60 ans, a vécu plusieurs années dans la rue, en refusant toute aide des travailleurs sociaux, jusqu’à une hospitalisation. Alexandre, entre 30 et 40 ans, vivait dans un squat composé d’une dizaine de personnes, situé en centre-ville.

Mes recherches m’ont orienté vers le mouvement Emmaüs et vers Georges, 62 ans, compagnon depuis plusieurs années, hébergé au sein d’une même communauté après différentes années d’itinérance, alternant entre des périodes de recours et de non-recours au RSA. Une autre personne, Raymond, âgé de plus de 70 ans, était hébergée également, mais chez un ami, avec qui il partageait le quotidien, en alternant avec des périodes où il dormait dans une cabane aménagée en forêt, en raison de sa passion pour l’ornithologie. Raymond était sans ressource depuis plus d’une dizaine d’années, refusant de demander le RSA, avant de décider de faire valoir ses droits à la retraite.

Deux personnes enquêtées vivent en habitat roulant, à la lisière de la vie à la rue : Mélina, après un burn-out et un licenciement de son poste à responsabilité en région parisienne, a décidé de prendre la route, en refusant de demander des aides sociales. Agée d’environ 50 ans aujourd’hui, Mélina vit dans un camion aménagé et se déplace entre différentes villes, toujours les mêmes, pour rejoindre des connaissances. Manu, quant à lui, vit dans un camping-car mais ne se déplace quasiment plus en dehors de la ville où il se situe. Agé de plus de 50 ans, il est en situation de non-recours à l’AAH, qu’il obtiendrait en raison de différentes pathologies, mais il est aussi non-recourant au RSA qu’il percevrait en attente de l’instruction du dossier AAH.

II. Résultats intermédiaires : des choix éclairés et radicaux

1) Une critique des dispositifs

Les dispositifs peuvent être jugés contraignants, car ils nécessitent d’effectuer un ensemble de démarches qui sont insupportables pour certains : « les papiers c’est pas mon truc » est un exemple de phrase récurrente. Ce terme de « papiers » désigne différentes contraintes qui peuvent éventuellement se cumuler : une acculturation difficile à l’administration française, une aversion ou une incapacité à accomplir toute démarche administrative, un non-accès à l’outil informatique ou un rejet de celui-ci, une difficulté à fournir certains documents, souvent la carte d’identité et le relevé d’identité bancaire. Ces démarches obligatoires entrainent en effet des coûts financiers, organisationnels ou cognitifs qui font l’objet d’une évaluation par les personnes et les poussent à ne pas demander les prestations, en mobilisant des stratégies pour s’y soustraire.

Particulièrement, la dématérialisation des données et l’usage d’adresse électronique ont créé une rupture avec des pratiques antérieures et demandent des coûts d’adaptation supplémentaires. Egalement, la logique d’activation et de contractualisation, particulièrement dans le RSA, oblige les personnes, une fois inscrites dans le dispositif, à trouver les moyens de se rendre aux convocations obligatoires du référent RSA. L’absence de véhicule et/ou de permis de conduire, en secteur rural et à plusieurs kilomètres de la permanence sociale ou de l’agence Pôle Emploi, peut représenter un motif d’abandon de la demande, au moins provisoirement. Se rendre aux convocations entraîne en effet un coût (physique, organisationnel, ou financier) que la personne décide de ne pas subir.

Un dispositif peut être contraire à ses valeurs personnelles et/ou aux normes de sa communauté. Par exemple, le RSA peut être considéré comme une entorse à un règlement alors même qu’on y est inscrit. L’exemple du mouvement Emmaüs est significatif. Alors que la loi a inscrit la possibilité de déclarer le pécule versé par les communautés dans la déclaration trimestrielle de ressources afin que chaque compagnon puisse accéder au droit, la règle reste la même dans la majorité des communautés : ne pas demander le RSA. Cette norme oblige les compagnons soit à renoncer à leurs droits soit à quitter la communauté.

Nous avons également constaté des conflits de valeurs concernant certains dispositifs. Pour Georges, compagnon Emmaüs, la norme de la communauté s’ancre dans un socle de valeurs qu’il partage, liées à l’histoire du mouvement, en particulier celle de l’accomplissement par le travail. Le RSA représente une contre-valeur, véhiculant l’image du pauvre oisif bénéficiant d’une aide, alors qu’il a la capacité de travailler : « nous vivons de notre travail, pas des aides publiques ». Pour Jacques, agriculteur en exploitation solidaire, le RSA est un dispositif étatique qu’il refuse autant que possible, de par son engagement anarchiste. Il estime également qu’il vaut mieux « apprendre à pêcher », c'est-à-dire être autonome. Selon lui, le RSA, dans sa dimension assistantielle, va à l’encontre de ce principe.

Le refus de demander des prestations vient aussi d’une volonté de ne pas être stigmatisé : en tant que pauvre, concernant particulièrement le RSA, mais aussi en tant qu’« handicapé » concernant l’AAH. Pour Samuel, rencontré lors des maraudes, sa position est très claire, il ne considère pas être en situation de handicap, et ne souhaite en aucun cas solliciter cette aide qui viendrait l’étiqueter. Il souhaite au contraire bénéficier de l’accès à d’autre dispositifs, ceux notamment en lien avec son âge, particulièrement le contrat d’engagement jeunes (CEJ), refusé malgré sa demande. Il se situe donc dans deux situations de non-recours distinctes au sens de l’Odenore : par non-demande pour l’AAH, par non-réception pour le CEJ.

Concernant le RSA, mais peut-être aussi concernant d’autres allocations, plusieurs situations rencontrées relèvent du refus de s’adresser à un « guichet social », étant donné les effets du welfare stigma, concept désignant la stigmatisation d’effectuer une demande d’aide sociale. Les coûts induits par cette stigmatisation sont nombreux : honte, ressentiment, atteinte de l’estime de soi, sentiment de « faire la manche » à l’idée de rencontrer un travailleur social. « On a honte, on n’est pas des mendiants » précisent certains enquêtés. Dans les « guichets » dédiés à la demande, se développe chez les allocataires potentiels une appréhension de la souffrance subie qui se répercute sur leur propre estime, sur leur dignité. Chantal s’est notamment décrite comme « bonne à la casse ». La violence ressentie lorsqu’il s’agit de s’adresser à ces instances a pour effet de s’en éloigner pour s’en protéger.

Dans un autre registre, demander certaines aides peut être générateur d’une plus grande vulnérabilité ou peut entraîner la perte de quelque chose, qui incite alors la personne à ne pas demander. Par exemple, Brigitte a refusé de demander l’ASPA pour ne pas perdre la possibilité de transmettre sa maison après sa mort. D’autres personnes ont refusé le RSA pour avoir accès à des « vrais emplois », contrairement aux emplois « aidés » que le dispositif propose. Egalement, les personnes qui vivent dans la rue percevant des minima sociaux peuvent être victimes d’agressions physiques, de vols ou d’extorsions, par exemple lors de retraits d’espèces ou lors de séjours en foyers d’hébergements d’urgence. Ne pas demander cette allocation relève d’une évaluation de cette vulnérabilité et permet de se préserver des risques induits.

Concernant plus précisément le RSA, la thématique de la suspicion de fraude chez les allocataires a été fortement exprimée par les enquêtés. En effet, les allocataires du RSA sont souvent suspectés publiquement d’une forme d’oisiveté, accusés de représenter une menace pour la cohésion sociale et pour l’économie. Cette posture politique entraîne une accentuation de la pression sur les allocataires, mais aussi sur les travailleurs sociaux dans leurs pratiques. Ce phénomène induit de fait une augmentation du non-recours, en raison du nombre croissant de réductions ou de suspensions de droits pour défaut de contractualisation. Ce climat de suspicion crée un phénomène de non-demande par peur de mal faire. Ma recherche montre clairement que certaines personnes ne recourent pas au RSA pour ne pas prendre le risque d’être accusées de malhonnêteté, de porter le stigmate de fraudeur. Il serait intéressant de vérifier si ce phénomène touche ou non d’autres prestations, comme l’ASPA par exemple.

2) Une expérience du dépouillement

Je n’ai pas rencontré de « non-recourant absolu », la plupart des personnes ayant connu successivement des périodes de recours et de non-recours volontaires. Mais toutes ces personnes avaient bien des positionnements critiques vis-à-vis des dispositifs d’aide, justifiant de manière raisonnée leur non-recours. Dans chacune des situations, une mise en perspective de trois éléments - avantages, inconvénients, alternatives - a été opérée, et un élément contextuel ou un principe essentiel supérieur a fait passer le seuil d’un côté comme de l’autre. Le non-recours est acté lorsque l’intéressé dispose d’une alternative (même extrêmement précaire) et a estimé que les coûts (symboliques ou factuels) de l’aide étaient supérieurs à ses avantages. Mais comment (sur)vivre lorsque ce choix est acté ?

Paradoxalement, c’est l’acceptation, voire la revendication, de la pauvreté qui représente la première alternative aux minima sociaux, alors même que ces dispositifs sont conçus pour permettre à leurs bénéficiaires de s’en préserver. Les personnes rencontrées s’inscrivent dans un dénuement, un dépouillement, en liquidant leurs biens ou leur épargne et/ou en acceptant de vivre avec très peu de moyens, en dessous des plafonds de ressources de ces minima sociaux. « J’ai pas de frigo, pas de congélateur, j’ai pas de télé, donc j’ai pas besoin d’avoir beaucoup d’électricité » a pu dire Jacques, propriétaire d’un logement construit essentiellement avec des matériaux de récupération.

En ce sens, ces personnes font l’expérience de la radicalité, dans le sens étymologique d’un retour aux sources, aux racines, préservant ce qui est essentiel à leurs yeux. Vivre quasiment « sans rien », en rejetant le « superflu », comme peuvent le dire les enquêtés, est une forme d’expérience radicale qui mérite d’être étudiée en soi, comme une expérience « pure » dans le sens de William James[6]. Mais celle-ci doit être également éclairée avec les formes d’organisations communautaires dans lesquelles ces mêmes personnes s’inscrivent, qui permettent d’appréhender les enjeux d’une telle vie.

III. Expériences du commun, supports identitaires

1) Différentes déclinaison du commun

Au-delà de l’acceptation de la pauvreté, tous les enquêtés s’inscrivent dans d’autres formes de solidarités, qui vont au-delà de la simple entraide ou du « dépannage ». Ils font tous l’expérience du « commun », dans le sens défini par Pierre Dardot et Christian Laval : « principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même tâche »[7]. Ces solidarités alternatives aux minima sociaux ne sont pas bâties autour de contrat et sont de fait délimitées dans le temps : celui de la co-activité. Nous en avons défini trois types, qui lient différentes situations, pourtant éloignées entre elles au premier abord.

Le premier commun identifié est la famille. Une partie des enquêtés vit chez leur(s) parent(s) âgé(s), en occupant plus ou moins une place d’aidant familial auprès d’eux. Chez Michel ou Jean, il existe une interdépendance entre les différents membres de ces foyers et une organisation est rendue possible par leur présence physique. Dans un autre registre, Mélina, qui vit en camion aménagé, se réfère beaucoup à ses amies, anciennes « filles des foyers » de l’Aide sociale à l’enfance, comme s’il s’agissait de ses sœurs. Raymond, également, vivait avec son ami comme il aurait vécu avec un frère, avec une passion commune pour l’ornithologie. Qu’elle soit restreinte, élargie, biologique, ou « construite », la famille, comme modèle-type dans ses liens parents-enfants ou frères-sœurs, est une organisation qui fait commun et permet de partager ensemble les ressources, les problèmes, les solutions, le quotidien, et permet ainsi de pouvoir vivre sans les minima sociaux, malgré la précarité.

Le compagnonnage est la deuxième référence de commun récurrente dans les paroles des enquêtés : « compagnons du mouvement Emmaüs », « compagnons de rue », notamment pour décrire des organisations en squat, ou « compagnons du syndicat » anarchiste (le terme de compagnon étant préféré à celui de camarade qui renvoie au vocable communiste). Dans ces formes de commun revendiquées, qu’elles soient pérennes ou ponctuelles, les liens entre les membres sont clairement présentés autour de rôles définis, dans une organisation qui se réfère à un socle de valeurs partagées. Ces communautés peuvent porter des messages politiques affichés et/ou s’inscrire dans des luttes sociales, environnementales ou citoyennes plus larges, qui rappellent par exemple les luttes sociétales anticapitalistes ou altermondialistes (type « ZAD »). En ce sens, certaines organisations communautaires observées se rapprochent de la définition des communs, au pluriel, définis par Elinor Ostrum[8] : « luttes ou modes d’existence opposés à la privatisation, à la marchandisation ». Une des revendications de Jacques, par exemple, était de considérer la terre ou l’eau comme des biens communs.

Une autre organisation de commun a pu émerger de la recherche, moins repérable au premier abord car elle concerne des personnes isolées qui ne se revendiquent d’aucune communauté, préférant la solitude, avec une référence forte à « la nature ». Malgré les discours très volontaires des personnes concernées, celles-ci ne pourraient tout simplement pas survivre sans entourage, sans ressources et sans soutien, la « nature » ne pouvant fournir de quoi vivre en toute saison et le corps humain ayant ses limites. Ce sont des liens de territoire, entre habitants d’un même quartier, d’une rue, d’un village qui font communauté. Dans ce type de commun, les humains et les « non-humains » pour reprendre les termes de Philippe Descola[9] cohabitent souvent, de par le fait que les personnes sont souvent seules une grande partie du temps et s’entretiennent énormément avec les éléments de la nature.

2) Supports identitaires

Ces trois formes de commun permettent aux personnes concernées de vivre sans le socle de ressources financières proposé par les minima sociaux et, au-delà, structurent et affirment leur identité. Au sein de ces communautés, des valeurs ou supports identitaires[10] essentiels sont en effet exprimés, porteurs d’engagements.

L’anarchie est un support identitaire affiché par plusieurs enquêtés. Ceux-ci ne souhaitent pas un chaos, mais plutôt un « ordre sans la loi », qu’ils opposent au « no future ». Sont mis en avant l’anticapitalisme, notamment concernant l’utilisation ou la répartition des ressources naturelles, la défense de la nature et le soutien aux formes d’agriculture plus respectueuses de l’environnement. Le mouvement punk, dans sa dimension contre-culture, est aussi un repère identitaire fort, qu’il soit associé au non à l’anarchie politique. Le « do it yourself » et l’autogestion sont revendiqués, mais aussi le respect des animaux, valeur très forte du mouvement punk, avec un soutien pour les actions luttant contre la maltraitance animale.

Le nomadisme est un autre support identitaire affiché par plusieurs personnes. Le fait de vivre en « habitat roulant » crée une communauté de valeurs et d’identifications fortes. Il se décline en différents modes de vie (les itinérants en « parcours restreint », les « van lifer », ceux qui vivent en camping-car, en camion aménagé, etc.) mais il existe une même reconnaissance mutuelle entre « nomades » et une culture partagée, opposée aux « sédentaires ». La liberté est mise en avant, mais aussi d’autres codes de sociabilité. L’art, l’identité d’artiste est également mis en avant par plusieurs enquêtés, qui se présentent d’abord comme sculpteur, dessinateur, écrivain, ou musicien. Certains le sont dans des formes très précaires (manières de « faire la manche »), et d’autres dans des formes plus professionnelles, avec notamment des liens ponctuels avec des maisons d’édition (une maison d’édition anarchiste par exemple) ou des parcours d’intermittent du spectacle.

Les anciens « métiers de la rue » contiennent des valeurs identitaires fortes qui donnent un sens au quotidien des enquêtés. L’identité du chiffonnier est au cœur des valeurs des compagnons du mouvement Emmaüs. Egalement, plusieurs personnes évoquent leur expertise des poubelles, ou l’art de « faire les ramasses ». Les notions de récupération, de deuxième vie aux objets, très actuelles, sont mises en avant, et viennent rendre caduques le fait humiliant de « faire les poubelles ». Plus largement, la « débrouille » ou « les coups de main » sont des termes récurrents mis en avant. Des « petits chantiers », activités interstitielles ponctuelles entre légalité et illégalité, peuvent être évoqués.

L’âge est aussi un support identitaire récurrent au centre des entretiens. « Être jeune » ou, à l’inverse, « être vieux » sont associés à des images valorisantes. Pour Samuel, en non-recours de l’AAH, c’est précisément le fait d’être jeune qui est mis en avant, avec l’idée d’être en bonne santé, valide, « non handicapé ». Et inversement, pour d’autres enquêtés, « être vieux » est valorisé car il est synonyme de transmission, d’expérience. Par exemple, pour Jacques et Georges, cette dimension est essentielle, porteuse de transmission d’un modèle d’exploitation solidaire, d’un réseau en lien avec le syndicat anarchiste, du savoir-faire diversifié des compagnons Emmaüs.

Conclusion : Les expériences du commun, des engagements radicaux ?

En refusant les minima sociaux et en s’inscrivant dans différentes formes de communautés, les non-recourants portent implicitement des critiques de l’évolution de l’État social, notamment dans ses logiques de ciblage et de conditionnalité des aides (contreparties d’activation), qui induisent des formes de catégorisation, de contraintes et de stigmatisations. Ces différentes formes de commun représentent des espaces de positionnement des intéressés, de manière plus ou moins affichée, qui contiennent des valeurs contestataires comme la liberté, l’horizontalité des pouvoirs, l’accueil inconditionnel, l’intergénérationnalité.

Par ces positionnements critiques et ces expériences de vie, ces personnes portent de fait des engagements plus larges, autour de la défense du vivant et de la dignité humaine : écologique, social, politique, ou encore citoyen, en proposant d’autres manières de penser certains enjeux et surtout de les mettre en pratique. Ces différents engagements peuvent se mêler et prendre une forme d’expérience totale, de par le fait qu’elles engagent autant le corps que l’esprit, et impliquent des prises de risque, parfois vital.

Haut de page AUTEUR

François Testard,
Université de Bourgogne, LIR3S, UMR 7366 uB/CNRS, (sous la direction de M. Hervé Marchal)

Haut de page NOTES



[1] William James, Philosophie de l’expérience, Flammarion, Paris, 1910.

[2] David Lebreton, L’interactionnisme symbolique, PUF, Paris, 2004.

[3] Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, Armand Colin, Paris, 2016.

[4] Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, 1992.

[5] Les prénoms sont modifiés dans l’ensemble de l’article.

[6] William James, Philosophie de l’expérience, op. cit.

[7] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2015.

[8] Elinor Ostrom, Governing the commons. The evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990.

[9] Philippe Descola, Par-delà nature et culture,Gallimard, Paris, 2005.

[10] Hervé Marchal, L’identité en question, Ellipses, Paris, 2012.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
François Testard, « Le non-recours intentionnel aux minima sociaux : sociologie d’expériences radicales », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 24 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : François Testard
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806