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L’engagement : II - L’engagement apolitique est-il possible ?
Alimenter son engagement : étude de cas sur la consommation engagée
Corentin Roy et Coline Mary
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Le collectif Acclimat’Action à Bordeaux a coordonné une recherche-action sur la consommation engagée envers des pratiques alimentaires prenant en compte le changement climatique. Le collectif a animé les jeux « Acclim’à table » : quatre jeux montrant l’impact carbone de l’alimentation, que ce soient des repas individuels (pour un ménage) ou des repas collectifs (restauration sociale), sur le climat. Ces jeux ont été présentés sur deux jours à 26 participantes en septembre et octobre 2021 dans quatre quartiers de la métropole bordelaise. Six mois après les jeux, nous sommes allés rencontrer 22 des 26 participantes pour questionner leurs pratiques alimentaires : ont-elles été modifiées à la suite des jeux ? Malgré un impact limité puisque la moitié des participantes étaient déjà engagées dans leur alimentation, l’enquête a souligné deux résultats importants : les conversions vers des pratiques alimentaires engagées se font dans des moments de vie précis et en rapport à la santé (1), et pour que ces pratiques se maintiennent, il est nécessaire que les pratiques soient structurées par des infrastructures, des objets ou encore par des routines (2).

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : Bordeaux métropole, alimentation, consommation engagée, théorie des pratiques, recherche-action
Index géographique : France, Bordeaux métropole
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

Alimenter son engagement : étude de cas sur la consommation engagée
I. Retour sur l’enquête
II. Devenir un consommateur engagé
III. Maintenir ses pratiques
IV. Conclusion
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Alimenter son engagement : étude de cas sur la consommation engagée

Si manger comporte des fonctions biologiques, sociales et hédoniques, mélangeant plaisirs et besoins, nos modèles alimentaires actuels participent au dérèglement climatique[1]. Ainsi, en 2015, un tiers des émissions des gaz à effet de serre au monde provient du système alimentaire dans son ensemble. Le GIEC, allant dans le sens de ces travaux, donne dans son sixième rapport des propositions pour changer cela[2]. Par exemple, il propose de diminuer l’élevage d’animaux, et donc de réduire la consommation de viande.

Face à ce constat, des mouvements collectifs se forment et ne restent pas inertes. Ils tentent de promouvoir une alimentation respectueuse des enjeux environnementaux, climatiques et sociaux. Cela demande une transformation des pratiques alimentaires des individus pour tendre vers une « consommation engagée » : celle-ci « traduit ainsi la volonté des citoyens d’exprimer directement, par leurs choix marchands ou par leurs modes de vie, des positions politiques »[3]. Autrement dit, la modification des pratiques alimentaires est une nécessité de la crise climatique, et celle-ci, dans un processus démocratique, doit se faire en pleine conscience des individus. Dans ce cadre, l’association Vers un Réseau d’Achat en Commun (VRAC) de Bordeaux coordonne la recherche-action Acclimat’Action, composée de plusieurs associations de Gironde et de chercheurs et chercheuses[4]. Constitué en 2021, ce collectif a deux missions : sensibiliser par le jeu et expérimenter une sécurité sociale de l’alimentation. Dans le volet de sensibilisation, le collectif a imaginé un parcours de quatre jeux ludiques, les jeux Acclim’à table, sur l’impact carbone de l’alimentation. Ils ont testé ce parcours sur deux jours auprès de 26 individus en septembre 2021 répartis dans trois quartiers de la métropole bordelaise. C’est à travers ces activités que le collectif a la volonté de modifier les consciences et les pratiques, de les faire tendre vers cette consommation engagée.

Six mois après les jeux, entre mars et mai 2022, nous sommes allés rencontrer les participantes[5] pour réaliser des entretiens semi-directifs : les jeux ont-ils porté leurs fruits ? À partir de ces entretiens et de deux questionnaires, nous souhaitons montrer comment cette transformation des pratiques vers une consommation durable s’effectue. Ainsi, répondre à cette question a deux enjeux : identifier les leviers et freins de la consommation engagée et servir de guide à l’action sociale. Pour ce faire, nous procéderons en trois parties : nous ferons un retour sur la recherche avant de voir les moments de la conversion. En effet, l’enquête révèle que les participantes sont en partie dans une démarche de consommation engagée avant leur participation. Enfin, en nous appuyant sur la théorie des pratiques, nous montrerons qu’il ne suffit pas d’avoir une conscience écologique pour renouveler ses pratiques alimentaires, il est nécessaire de les maintenir dans le temps grâce à des routines, des temporalités précises, et des infrastructures.

I. Retour sur l’enquête

Dès la création des jeux Acclim’à table, le collectif a voulu mesurer les effets de ces activités. L’objectif principal est de vérifier s’ils ont porté leurs fruits : les individus ont-ils adoptés des comportements alimentaires plus vertueux de l’environnement ?

À ce titre, deux méthodes ont été employées : un double questionnaire et des entretiens semi-directifs. Le même questionnaire est envoyé à deux reprises : une première fois aux 26 participantes en septembre 2021, avant leur participation aux jeux ; et une seconde fois en mars et avril 2022 à 22 participantes. Quatre individus ont refusé de passer les entretiens ou de répondre au second questionnaire. Ces derniers abordent cinq thématiques englobant l’expérience des mangeuses, à savoir : le gaspillage, les modes d’approvisionnement, les produits consommés, la préparation des repas et le budget alimentaire. Ces questionnaires ont été utiles au moment des entretiens. Le premier questionnaire a servi de témoin d’un moment clef. Il a été utile pour que les enquêtés se souviennent de ce qu’elles ont déclaré six mois auparavant et comparer leurs réponses à leurs pratiques actuelles.

Les participantes sont essentiellement des femmes (24 femmes pour deux hommes). Elles ont été recrutées principalement par deux canaux : les associations et par le bouche à oreille. Parmi les 22 participantes, 17 sont adhérentes VRAC et trois à l’association E-Graine. Cela n’est pas anodin parce que l’activité principale de VRAC concerne la consommation engagée. L’association propose différentes gammes de produits en vrac à prix coûtant dans des quartiers politiques de la ville. De fait, avant même de participer aux jeux, 15 individus ont déjà développé des connaissances et une conscience alimentaire liées à l’environnement et à la justice sociale. Quatre d’entre eux ont pu faire cet apprentissage pendant les jeux. Elles sont pour moitié à la retraite. Ainsi, sur les 22 personnes rencontrées, deux ont entre 18 et 25, quatre entre 40 et 50 ans, six entre 51 et 61 ans, sept entre 62 et 72 ans et trois ont 73 ans et plus. 11 individus sont à la retraite, sept au chômage et quatre en formation. Ces individus ont des profils socio-économiques variés, même si une grande base est ou a été employée. Seule une enquêtée a des revenus supérieurs à 2 000€ par mois. Et trois des enquêtés vivent en situation de précarité alimentaire et sont dépendantes d’une aide alimentaire. Cela se voit au travers des budgets alimentaires. Lorsque nous examinons l’ensemble des budgets, ils sont relativement au-dessus des moyennes françaises pour la moitié d’entre eux. Cela témoigne d’une importance accordée à son alimentation. La moyenne française du budget alimentaire est de 6€ par jour et par personne. 12 des enquêtés sont égales à ou au-dessus de ces 6€, pouvant aller jusqu’à 14€ par jour et par personne. Six d’entre elles sont entre 3,80€ et 6€ et trois d’entre elles mettent en dessous de 3,80€. Selon une étude en nutrition de Nicole Darmon, en 2016, un ménage mettant moins de 3,80€ par jour et par personne ne peut accéder à un panier nutritionnellement viable pour le corps[6]. Avec l’inflation, il est à parier que le seuil de 3,80€ n’a pas été revu à la baisse ; or, un des premiers éléments bloquant l’engagement alimentaire est les revenus. Cependant, cela ne signifie pas que la précarité alimentaire et/ou économique empêche d’accéder à une forme de consommation engagée[7]. Cette consommation a différentes formes. La définition donnée par Sophie Dubuisson-Quellier indique que c’est une manière d’instituer un choix politique dans ses achats. Tous ces choix se valent-ils ? Autrement dit, acheter des légumes bio à Lidl vaut-il la même chose que d’acheter ses légumes dans une Biocoop ou dans une AMAP ? Où tracer la limite de l’engagement ?

Un postulat s’est dressé à partir de ces questions : est consommation engagée alimentaire toutes les activités qui cherchent à savoir la provenance de son alimentation et de ses qualités nutritives, et ce dans un objectif de réduire son impact carbone. En conséquence, cela demande d’avoir une vision environnementale de son alimentation. Cela engage en une multitude de sous-activités : diminuer, voire arrêter, la viande car cela a un impact trop important, pareillement avec certains fruits et légumes comme l’avocat ou la banane, manger de saison, éviter les plats déjà préparés et donc faire soi-même la cuisine, etc.

Une acception large de la consommation engagée permet d’éviter l’écueil de penser l’engagement de manière binaire : soit l’engagement est là, soit il ne l’est pas. À la place, le regard est centré sur les pratiques quotidiennes, sur la manière dont elles se maintiennent ou comment elles se rompent. Cela permet également de ne pas considérer les plus précaires comme étant hors catégorie, mais de voir quelles stratégies ils mettent en place pour manger mieux, car certains achats (comme en Biocoop) peuvent leur coûter plus cher[8]. De plus, comme précisé au début, l’alimentation remplit plusieurs fonctions : sociales (manger avec, apprendre autour du repas), biologiques (nourrir le corps), hédoniques (plaisir)[9]. Et à celles-ci, on peut y ajouter des engagements écologiques, animaliers, etc. Toutefois, tout ne s’emboîte pas parfaitement. Les individus peuvent craquer et acheter un produit qui n’entre pas dans leurs critères d’une consommation juste pour satisfaire d’autres fonctions ou engagements. Par exemple, une enquêté engagée depuis des années essaie tant bien que mal d’arrêter les avocats ou les bananes plantains[10]. Pourtant, elle n’y arrive pas. Dans cet exemple, cette personne s’engage quotidiennement et ses achats (comme l’avocat) n’enlèvent pas son engagement qui se poursuit dans la durée. L’engagement est une pratique temporelle longue. D’après l’enquête, ces pratiques peuvent se construire à différentes périodes de la vie : socialisation primaire ou secondaire, ou via des moments de rupture (apparition d’un problème de santé, etc.), mais cet apprentissage peut être bloqué par des contraintes (la composition du ménage ou les revenus). Une tension se joue entre le discours engagé des individus et la possibilité de réaliser cet engagement au travers des pratiques alimentaires.

II. Devenir un consommateur engagé

La consommation engagée envers des pratiques alimentaires écologiques ne vient pas d’elle-même pour elle-même. Elle se développe dans des trajectoires de vie et via des interactions[11]. Au regard des entretiens menés, les jeux Acclim’à table ont peu modifié les pratiques. En fait, avant les jeux, il existe cinq moments clefs menant les individus à s’interroger sur leurs pratiques alimentaires, voire à les réorienter. Ces moments peuvent être divisés en deux catégories : les espaces de socialisation primaire (via les parents) ou secondaire (via le travail ou dans des engagements associatifs) et lors d’événements prévus ou non. Ces événements, tels que la naissance d’enfants, l’arrivée de problèmes médicaux ou encore le passage à la retraite, créent une rupture dans la vie quotidienne des ménages.

Par exemple, Marie-Hélène a 62 ans. Récemment retraitée, elle a travaillé toute sa vie comme infirmière. De par ses parents, elle a appris à aller sur les marchés rencontrer les producteurs. Cette pratique l’a encore marqué, car une partie de ses courses s’effectue dans des marchés, où elle différencie les producteurs des revendeurs :

« À Saint-Michel il n’y a plus que deux producteurs. Je les repère de suite les producteurs et les revendeurs, aux produits, aux personnes, quand on a l’habitude et qu’on aime ça […] maintenant c’est que des revendeurs, donc des produits qui viennent loin, des trucs hors-sol, des grands trucs, à voir ça d’avion c’est horrible. Je n’ai pas envie de favoriser ça ».

En plus de cet apprentissage, elle a acquis des connaissances en nutrition grâce à son emploi.

Concernant les instants de rupture, le cas d’Olivier, 61 ans, résume ce qui peut se passer. Depuis six ans, Olivier est au chômage. Il a fait le choix de vivre ainsi jusqu’à sa retraite. Il a commencé à faire attention à son alimentation en 2012, avant ça « on n’en parlait pas trop ». Le déclic a été l’arrêt du tabac : « J’étais un pur sédentaire, j’avais une vie de cochon donc j’ai arrêté. J’ai arrêté d’utiliser la voiture et me suis mis au vélo ». Il a commencé à être bénévole dans des épiceries locales pour accéder à des produits de qualité à moindre coût. C’est par la santé, pour aller mieux, qu’il s’est intéressé à l’alimentation. L’arrivée d’une enfant ou le passage à la retraite sont d’autres éléments amenant les individus à se questionner sur ces sujets.

Que ce soit l’un ou l’autre de ces canaux d’entrées, aucun enquêté ne s’est intéressé à la variable écologique de l’alimentation directement. Les points de départ sont soit la santé, soit le goût du produit avec la rencontre du producteur. Ils y développent une médicalisation de l’aliment (« C’est très important, j’ai compris que la santé elle est dans notre assiette »), ou des défiances alimentaires (« je fais moi-même, je ne sais pas ce qu’il y a à l’intérieur sinon ») alimentés par des scandales sanitaires[12]. C’est en développant leurs pratiques alimentaires sur ces différents aspects qu’ils acquièrent des connaissances sur l’écologie. Leur engagement prend une autre tournure. Toutefois, tout le monde n’a pas le même niveau d’implication dans les pratiques engagées. Parmi les 22 enquêtés, 19 ont développé une conscience alimentaire et 3 ne s’en soucient pas. Dans les 19 enquêtés, 12 s’impliquent quotidiennement avec des courses qui viennent en majeur partie de magasin bio, VRAC, d’AMAP. Les 8 autres ne parviennent pas à mettre en pratique leur engagement dans une longue durée. Bien que l’ensemble des participantes subissent des obstacles à l’engagement, c’est chez ces 8 enquêtés que les contraintes sont soulignées.

Trois éléments participent à ce phénomène : la socialisation alimentaire, les ressources économiques et les membres du foyer. Les ressources économiques sont la principale contrainte. Par exemple, trois enquêtés sont en précarité économique, dont 2 en précarité alimentaire. Elles ont besoin d’une aide alimentaire. L’une d’elles, Esmée, a dû arrêter ses achats à VRAC qui devenaient trop cher pour elles. Cela ne l’empêche pas de rester engagée en animant des repas collectifs ou en continuant à s’intéresser à VRAC. La deuxième contrainte concerne le foyer : les membres composent leurs repas avec les autres, ils s’adaptent à leurs goûts. Par exemple, Marie, adhérente à VRAC et dans une AMAP, a revu ses pratiques alimentaires lorsqu’un homme a emménagé chez elle : « C’est le fait de vivre avec des gens qui viennent d’Afrique, j’ai hébergé longtemps quelqu’un qui vient d’avoir son logement. Les Africains, ils ont des tomates tout le temps eux, donc l’histoire de la saison qui n’est pas la saison, ça ne va pas du tout ça. Donc j’ai pris l’habitude de manger des tomates (hors saisons) ». Ou encore Sarah, 45 ans, qui fait attention à tous les produits qu’elle achète, sauf les semaines où son beau-fils est à la maison, car elle souhaite lui faire plaisir. Elle n’hésite pas à lui acheter de la « malbouffe ». Enfin, la dernière contrainte est celle de la socialisation : les individus mangent ce qu’ils mangent car ils ont « toujours fait comme ça, c’est naturel ». C’est le cas des deux hommes. Ils ont les moyens financiers de manger bio et local, les ressources nécessaires pour se déplacer, les connaissances en cuisine et des associations locales pour accéder à la nourriture, mais ils mangent ce qu’ils mangent car ils sont habitués : très peu de légumes (une fois par semaine) et de la viande tous les jours, et mangent chaque semaine aux mêmes jours les mêmes repas. Même s’ils sont conscients de l’impact carbone de la viande, diminuer cette pratique est très difficile à réaliser. Pour autant, Didier, qui est dans ce cas, tend à une consommation engagée lorsqu’il fait des repas à des enfants au centre social du quartier. Il y propose des produits locaux et végétariens.

Ces actes de consommation non-engagés, qu’ils correspondent à des moments de « craquage » ou à une alimentation quotidienne, ne sont pas mal-vécu par les individus. Les personnes précaires insistent sur leurs conditions de vie, et sur ce qu’ils font déjà dans leurs possibilités. Les autres retournent la charge aux groupes de distribution :

« Nous on n’est pas responsable de ça, c’est les gros industriels. Tu vois un melon, ça fait longtemps que t’en as pas eu, de fruits d’été, tu le prends [...] Si on achète plus les affaires ça va être un gaspi pas possible et ça va pas être possible non plus [...]. Moi je ne me sens pas responsable d’acheter des cerises au mois de février », Didier.

De fait, les jeux ont eu des effets limités sur les individus. Cela a pu donner une conscience écologique à travers l’alimentation ou donner des connaissances en plus à celles qui en ont déjà. L’effet principal a été de regrouper des personnes qui s’intéressent à ces sujets entre elles, ce qui a créé des échanges, des astuces à partager et une meilleure réflexivité sur ces pratiques. Cela est important pour maintenir les pratiques engagées dans le temps.

III. Maintenir ses pratiques

Une fois engagé, ce ne sont pas uniquement les valeurs qui évoluent, mais l’ensemble des pratiques alimentaires : changement des lieux de course, des produits achetés, de la préparation des repas, etc. La théorie des pratiques, théorie anglo-saxonne, invite à décentrer le regard et à oublier les individus pour se concentrer uniquement sur leurs pratiques. La théorie des pratiques appelle à étudier comment les individus pratiquent ces activités, et non pas à voir s’ils la pratiquent. Andreas Reckwitz définit les pratiques comme ceci :

« Une “pratique” est un type de comportement routinisé qui consiste en plusieurs éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des “choses” et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir‑faire, états émotionnels et motivations »[13].

Par exemple, les pratiques alimentaires ne se résument pas à faire la cuisine. Elles comprennent la liste des courses, les déplacements dans les magasins, choisir les produits, éplucher les légumes, faire cuire les aliments, préparer la table, faire la vaisselle, gérer les déchets, etc. Ces activités font l’ensemble de la pratique alimentaire et elles se coordonnent entre elles. Dans une revue de la littérature sur la théorie des pratiques, Sophie Dubuisson-Quellier et Marie Plessz appellent à investir cette théorie et à lui conférer une armature théorique plus convaincante[14]. Elles précisent trois notions liées à cette théorie, à savoir la temporalité, la routine et les infrastructures matérielles maintenant les pratiques entre elles.

Premièrement, la consommation engagée opère une transformation des temps consacrés à certaines sous-activités comme faire les courses. Alors que les courses sont prises comme des variables d’ajustements dans l’emploi du temps des individus (faire les courses après le travail, en week-end, entre midi et deux, etc.), les courses chez les personnes qui s’engagent dans l’alimentation sont pris comme des moments « en soi ». Les courses sont prises comme des activités pour elles-mêmes et qui vont créer du lien social. La consommation engagée demande d’adapter son emploi du temps et de prendre le temps. Les lieux de courses comme les AMAP, VRAC, épiceries locales, etc., ne sont pas ouverts aux mêmes horaires que les grandes distributions. Ainsi, les ventes faites par l’association VRAC ont lieu un après-midi toutes les trois semaines. Par exemple, Danielle, 61 ans, déclare avoir commencé à faire attention à son alimentation quand ses enfants sont partis de la maison et qu’elle est devenue retraitée :

« Travail plus enfant, j’avoue que je faisais aucun effort. Pour l’alimentation, non, j’achetais au plus vite, au plus pressé, au plus pratique et ce que les enfants aiment aussi. Maintenant que je suis toute seule, hmmm… j’ai le temps, je peux faire ça ».

Ce temps pris dans leur alimentation ne signifie pas qu’ils aiment faire la cuisine, ni qu’ils y passent un temps considérable. Certains mobilisent des techniques comme le bench-cooking[15], ou une cuisine simple : faire cuire les légumes à la vapeur sans composer un repas complexe. Dans cette démarche, le temps de préparation des repas est un temps pris en soit, qui est mis en priorité. Cette temporalité est mise à profit par des infrastructures et des objets le rendant possible.

Faire un repas demande des objets (un four, une cuisinière, poêle, casserole, réfrigérateur, etc.) et des infrastructures (une voiture, un bus, un vélo pour faire le déplacement, des AMAP, VRAC, des magasins bio, etc.). Grâce à ces objets et infrastructures, les enquêtés établissent des stratégies alimentaires qui jouent avec la temporalité. Elles gagnent ou perdent du temps. Par exemple, Lydia déclare manger « de saison hors saison » grâce à la mise en conserve. Chaque été, elle met en conserve des fruits et légumes qu’elle ressort aux moments des autres saisons, moments où ces fruits et légumes ne sont pas cultivables. De même, Béatrice a décidé de ne pas avoir de machine à laver dans son petit débarras pour y placer deux petits congélateurs. Cela autorise à conserver des engagements avec la volonté de diversifier son alimentation tout le long de l’année, de pouvoir se faire plaisir sans se restreindre. À l’inverse, le manque d’infrastructure, ou de leur accessibilité, ou encore manquer d’ustensiles bloque l’engagement. Pour reprendre un frein qui a immobilisé Danielle à aller à une AMAP, ce fut le trajet :

« On peut pas y accéder en bus, y a pas de transport en commun. C’est pas possible d’y aller, ou en vélo peut-être, ça rajoute une dose de volontarisme. Et à l’époque je travaillais, donc passer une heure ou deux à chercher des fruits & légumes, faut des convictions écologiques très poussées ».

Cependant, elle ne peut pas maintenir cette pratique à cause de travaux dans sa cuisine. Elle n’a plus de gazinière pour faire chauffer des légumes.

Enfin, la dernière dimension proposée est celle de la routine. Les pratiques alimentaires sont des actes répétés quotidiennement. Les enquêtées mangent deux à trois fois par jour, font les courses régulièrement. Les activités de routines renforcent l’engagement et elles permettent de soulager la charge mentale de certaines activités. Cette routinisation s’est perçue au moment des entretiens. Il n’est pas évident de discuter d’un exercice réalisé tous les jours et l’entretien tend à voir les pratiques dans leur globalité et à gommer les spécificités. Toutefois, si les routines font un appel d’air de réflexivité, cela ne signifie pas que les enquêtées ne comprennent pas ce qu’elles font, ni ne réfléchissent sur le sujet[16]. Au contraire, via des AMAP ou la participation aux jeux Acclim’à table, elles réactivent des réflexions sur ce qu’elles font, comment elles le font et pourquoi elles le font. La routine vient stabiliser les pratiques, et la réflexivité est réactivée à certains moments, notamment lors de rencontre comme les jeux où il y a un partage des expériences. Parce qu’il y a des routines, il existe peu de changement dans les pratiques. C’est dans les ruptures de la vie quotidienne, accompagné d’infrastructures et d’objets techniques que le changement s’opère.

IV. Conclusion

À travers cette enquête préliminaire, il apparaît plusieurs constats. Deux limites encadrent l’enquête. Premièrement, il y a une limite méthodologique. Il est compliqué de travailler sur des pratiques alimentaires et leur évolution dans le temps à travers des entretiens seulement. Les individus ont tendance à oublier des pratiques ou à valoriser certaines, là où l’observation permet une plus grande précision. Secondement, l’enquête ne peut pas réellement répondre à son objectif premier, à savoir si les jeux ont des effets sur la modification des pratiques alimentaires des enquêtées. En effet, les participantes sont venues car elles étaient déjà en partie, voire totalement, engagées, et non pas l’inverse. Les jeux ont essentiellement consolidé des pratiques déjà existantes. Ils ont permis de rappeler des connaissances sur le sujet, de créer de la réflexivité sur les pratiques. Ainsi, l’enquête a permis de voir ce qui sous-tend l’engagement dans des pratiques individuelles. Parmi les participantes, l’engagement s’est réalisé soit par l’apprentissage de la relation client-agriculteurs pendant l’enfance ou dans des métiers développant des connaissances techniques et nutritionnelles, soit lors de moments de rupture de la vie quotidienne, telle que la naissance d’un enfant, la retraite ou des problèmes de santé. Cet engagement n’est pas lié à des questions écologiques, mais à leur santé. C’est par la volonté de manger des produits bons pour la santé qu’elles sont entrées en contact avec des structures s’impliquant dans le climat et dans l’alimentation. Il apparaît que cerner ces moments et des sujets comme la santé permet aux individus de s’intéresser à l’écologie et de renforcer les arguments pour modifier ses pratiques alimentaires. Cependant, cela n’est pas suffisant. Un autre élément clef de l’étude est de se concentrer sur ce qui porte au quotidien la consommation engagée. Pour se poursuivre, elle nécessite des infrastructures accessibles physiquement et économiquement (des AMAP, des produits bio, etc.) et des logements avec du matériel adéquat.

Haut de page AUTEUR

Corentin Roy,
BSE Bordeaux Sciences Économiques ,Université de Bordeaux,
(Sous la direction de Antoine Bernard de Raymond)

Coline Mary
Titulaire d'un Master 2 en géographie, Université Bordeaux Montaigne

Haut de page NOTES



[1] Ademe, « Quel est l’impact de notre alimentation sur l’environnement ? », Ademe.fr [en ligne], le 26 janvier 2021, disponible sur https://agirpourlatransition.ademe.fr/particuliers/conso/conso-responsable/impact-alimentation-sur-environnement, page consultée le 25 juillet 2023.

[2] Bezner Kerr, R., T. Hasegawa, R. Lasco, I. Bhatt, D. Deryng, A. Farrell, H. Gurney-Smith, H. Ju, S. Lluch-Cota, F. Meza, G. Nelson, H. Neufeldt et P. Thornton, « Food, Fibre, and Other Ecosystem Products. In: Climate Change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability », Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, mars 2023.

[3] Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Presses de Sciences Po, 2018.

[4] Collectif Acclimat’Action, « Une alimentation durable et de qualité pour toutes et tous, dans un climat qui change ».

[5] Parmi les 26 participantes, 24 sont des femmes et deux sont des hommes. À ce titre, nous avons décidé d’utiliser le féminin pluriel.

[6] Nicole Darmon, « Nutrition, santé et pauvreté », dans CIVAM L’autodiagnostic accessible : pour une alimentation durable accessible à tous, 2020, p. 86-89. En ligne : https://www.civam.org/wp-content/uploads/2021/02/FICHE-8.pdf, page consultée le 8 septembre 2023.

[7] Charlie Brocard, Mathieu Saujot, Laura Brimont, Sophie Dubuisson-Quellier, « Pratiques alimentaires durables : un autre regard sur et avec les personnes modestes », Iddri, Décryptage, février 2022, n° 1.

[8] Sophie Drogue, Pascaline Rollet, Marlène Perignon, Caroline Méjean, Myriam Carrère, et al., « Impact de l’achat d’aliments BIO sur le coût minimal pour se procurer un panier alimentaire nutritionnellement adéquat [eposter] », Journées Francophones de Nutrition (JFN 2021), novembre 2021. En ligne : https://hal.inrae.fr/hal-03463414v2, page consultée le 5 septembre 2023.

[9] Matthieu Duboys de La Barre, Le mangeur contemporain : une sociologie de l’alimentation, université de Bordeaux II, thèse de sociologie, 2005.

[10] Deux produits à forte empreinte carbone.

[11] Marie Mourad, Florian Cezard et Steve Joncoux, « Bien manger sans gaspiller : simplicité volontaire dans les pratiques alimentaires », Cahiers de nutrition et de diététique, mars 2019, vol. 54, p. 81-91.

[12] Libération et AFP, « Contaminations de pizzas Buitoni et de chocolats Kinder : des plaintes déposées contre Nestlé et Ferrero », liberation.fr [en ligne], mai 2022, disponible sur https://www.liberation.fr/environnement/alimentation/contaminations-de-pizzas-buitoni-et-de-chocolats-kinder-des-plaintes-deposees-contre-nestle-et-ferrero-20220519_RARRGUAX3NBTVLSE7KFAZHS72M/, page consultée le 12 juin 2022.

[13] Alan Warde, The practice of eating, Cambridge, Polity, 2016.

[14] Sophie Dubuisson-Quellier et Marie Plessz, « La théorie des pratiques », Sociologie, janvier 2014, vol. 4, n° 4, [en ligne] : https://journals.openedition.org/sociologie/2030#tocto2n5, page consultée le 20 juin 2022.

[15] Cuisiner plusieurs repas en une seule fois et les conserver au congélateur avant de les manger sur le reste de la semaine.

[16] Sophie Dubuisson-Quellier et Marie Plessz, « La théorie des pratiques », Sociologie, janvier 2014, vol. 4, n° 4, [en ligne] : https://journals.openedition.org/sociologie/2030#tocto2n5, page consultée le 12 juin 2022.

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Pour citer cet article :
Corentin Roy et Coline Mary, « Alimenter son engagement : étude de cas sur la consommation engagée », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 24 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Corentin Roy et Coline Mary
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806