Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
L’engagement : I - L’engagement naît-il à travers le politique ? | |||||||||||||||||||||
L’autogestion comme forme(s) d’engagement(s) au sein d’un club de football amateur antifasciste | |||||||||||||||||||||
Léo Argouarc’h | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||||||
Haut de page RÉSUMÉ L’autogestion, si elle fait office de valeur cardinale du Ménilmontant Football Club 1871, n’en reste pas moins difficilement saisissable. Pas de définition exacte, mais des interprétations plurielles sur ce qu’elle demande et fait à l’engagement des participants à l’action collective. Cet écart interprétatif donne place à des situations sous tension, problématiques, en ce qu’elles actualisent sous diverses formes ce rapport à l’autogestion. Elles se lisent dans les corps, dans l’expression corporelle et discursive d’émotions qui mettent en circulation une économie morale du club à partir d’un engagement différencié. Ce faisant, elles participent à la production d’une action collective désirable, et, en définitive, à la production d’autres être sociaux désirables. |
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Introduction En 2006, les ultras[1] du club romain l’AS Roma publiaient un manifeste afin de réunir l’ensemble des supporters européens pour s’allier face à un ennemi commun – le factory football[2] – qui fait des logiques financières son fer de lance et provoque l’apparition du « supporter modéré » ; celui que Richard Guilianotti nomme modern fan[3], c’est-à-dire un supporter qui ne met pas son corps en gage, et assiste au match de football comme à une représentation théâtrale. En somme un corps sobre, presque inerte, désengagé – un corps « civilisé »[4], faisant de lui un simple consommateur et non plus un acteur du spectacle. Loin d’être homogène, cette lutte identifie au moins la dynamique à combattre : l’accentuation de la marchandisation du football, des intérêts privés qui priment et la culture d’entreprise qui s’y installe, au détriment des communautés de supporters et du mode de vie supportériste qui y est attaché et façonne le monde du beautiful game[5]. Un large panel de stratégies de lutte compose ce mouvement, mais nous pouvons avancer que deux orientations principales existent et reflètent les deux-tiers de la formule hirschmanienne : Exit et Voice[6]. D’un côté, les supporters des clubs professionnels qui ont choisi de manifester leur mécontentement dans les stades (Voice), et utilisent cet espace pour l’exprimer : arrêt des activités de soutien menaçant la qualité de l’ambiance, déploiement de diverses banderoles revendiquant ou dénonçant les abus de pouvoir des directions ou des pouvoirs publics… De l’autre, les clubs qui se réclament du « football populaire », c’est-à-dire des clubs de petite taille, amateurs, qui fonctionnent généralement avec des principes d’autogestion et de démocratie directe sur le modèle d’un-membre-vaut-une-voix. À l’intérieur même de ce « football populaire » figurent les protest clubs, à savoir des supporters qui ont suspendu définitivement le soutien à leur club de cœur en vue d’en créer un autre reflétant plus fidèlement leurs valeurs (Exit). Ces clubs se sont construits en oppositionaux clubs supportés initialement par celles et ceux qui en sont à l’origine. Mais si nos voisins britanniques, espagnols et italiens ont multiplié ce genre d’initiatives ces dernières années, c’est moins le cas en France. Elles sont rares, et quand bien même le sport populaire a depuis longtemps fait son nid, à l’image de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), les cas de sécession avec un club professionnel sont quasi-inexistants[7].
Nous nous intéresserons ici à ce qui ressort du terrain ethnographique mené au sein de ce qui pourrait s’apparenter à un protest club français, le Ménilmontant Football Club 1871[8]. S’il n’est pas directement issu d’une sécession avec un club professionnel, nous pourrions dire qu’il participe d’une sécession avec le monde du football professionnel. Aussi, il s’inscrit dans une géographie sportive à part, celle de la seule capitale des cinq grands championnats européens[9] à n’avoir qu’un seul club professionnel dans l’élite, le PSG. En conséquence, il est composé en partie d’anciens réguliers des tribunes, dont certains du Parc des Princes, ce qui permet de faire la jonction entre le monde du supportérisme et celui du militantisme. Club amateur, il a la particularité d’être ouvertement antifasciste et de prôner une organisation autogestionnaire sur les bases du communisme libertaire. Il attire donc un public hybride, composé à la fois de militants et de supporters[10] et forme une nouvelle figure à ajouter à la diversité du supportérisme[11], permettant de dépasser une lecture doublement binaire classant les supporters entre traditions culturelles[12] et niveaux d’engagement. Cette action collective hybride provoque une diversité d’activités et de situations dans lesquelles les interactions et les relations entre les participants s’activent et se négocient. Celles-ci instaurent une dynamique qui se forme à partir des fondements sur lesquels le club s’est construit : des codes culturels issus des deux formes militantes que sont le supportérisme et l’antifascisme, et les principes d’autogestion établis comme support à toutes les facettes de la vie du club. Ainsi, l’engagement au sein du club se donne à voir à partir et en fonction de ces fondements ; il essaye de se manifester en appliquant des valeurs et moralités propres à ces fondements, tout en les recomposant en même temps. Toutefois, si ce club est hybride, il l’est aussi dans la mesure où les comportements, conséquence des différents codes culturels, se perçoivent souvent comme dysphoriques. Par conséquent, de multiples situations problématiques voire conflictuelles surgissent dans les différents moments de la vie du club. Si un socle commun de valeurs (l’antifascisme, la solidarité, l’antiracisme et le féminisme) justifie la présence des participants, d’autres moins explicites qui sont tout autant de manières d’être et d’agir ne sont a priori par l’objet d’un consensus. Ces valeurs et moralités sont donc en constante négociation. La question principale devient alors la suivante : qu’attendent alors les personnes engagées de ce que devrait être un supporter antifasciste, ou de l’expérience du supportérisme antifasciste ? Pour répondre à cette question, nous essayons d’investir la notion d’« économie morale », empruntée à E.P. Thompson et réinvestie depuis par l’anthropologie, à savoir : « […]la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social »[13]. L’économie morale des supporters et militants inscrit les interactions et les relations dans plusieurs registres de négociations et de conflits, qui mettent en évidence une hétérogénéité des attentes de chacun quant à l’action collective en train de se faire, et par conséquent de la réalisation de certaines « moralités politiques ». Nous allons tenter de décrire une « situation conflictuelle » afin de donner à voir l’inadéquation possible dans cette circulation des moralités, inadéquation qui sied cependant à la vie du club et à la constitution de l’expérience des participants. Nous supposons que l’autogestion agit comme méta-valeur[14] et permet de poser un socle moral permettant tensions voire affrontements entre infra-valeurs[15], leur accordant une compatibilité qui permet à l’action collective de se maintenir et de réussir malgré cette conflictualité incessante.I. L’autogestion, valeur cardinale du MFC Au mot d’ordre contre le factory football se succède donc le mot d’ordre autogestionnaire. La proposition de l’autogestion n’a rien d’anodin puisqu’elle agglomère des problématiques issues de ce public composite : d’un côté l’imaginaire d’extrême-gauche dans laquelle ce mot s’insère[16], de l’autre la dimension expérientielle des supporters jusqu’alors, c’est-à-dire une gestion verticale des clubs professionnels qui a donné lieu à des revendications d’horizontalité des rapports de pouvoirs. Le positionnement est explicite, c’est le socle politique sur lequel se base le club. Ses principes sont écrits noir sur blanc dans le livret d’accueil :« C’est un club autogéré : chacun et chacune de ses membres est responsable de son animation et prend part aux décisions collectives, grandes orientations ou tâches quotidiennes ; il cultive son autonomie vis-à-vis d’autres organisations ; il finance ses activités par lui-même. » « Football populaire, c’est pas que des torches qui craquent le dimanche et deux entraînements par semaine. On bosse en collectif. Qui dit autogestion, dit participation. » Notons d’emblée quels aspects prennent de mot d’ordre autogestionnaire. À partir du fonctionnement horizontal « 1 membre vaut 1 voix », le club se divise ensuite en différentes « commissions » dans lesquelles chacun peut s’engager, et sont responsables de ses différentes activités. Par exemple, la « commission communication » s’occupe de la présence du club sur les réseaux sociaux ; la « commission solidarité » s’occupe de ses engagements et des liens à tisser avec d’autres organisations locales ; la « commission tribune » s’occupe de l’animation visuelle et auditive pendant les matchs, etc. Ces différentes commissions fonctionnent avec le consensus comme objectif pour chaque décision prise. Un « Bureau » composé d’une délégation de chaque commission s’occupe de valider certaines activités, comme celles qui engagent l’image publique du club, ou bien arbitre les désaccords entre commissions, gère les demandes presse ou universitaire.La finalité de l’application de ces principes et modalités autogestionnaires, c’est qu’elle garantisse la réussite d’une action collective désirable. Nous nous intéressons alors à la manière dont le désirable se rend visible en action. Quels sont les différents plis que peuvent prendre l’action collective à partir de ces principes autogestionnaires ? Qui et qu’est-ce qui garantit la réussite de leur application ? Dans quelle mesure ces principes sont-ils respectés ? Le postulat est que la participation, ici entendue comme la valeur positive accordée à l’engagement dans l’action, s’accorde avec la théorie de la valeur marxiste revisitée par Graeber, à savoir que la volonté première considérant la production est la production d’autres êtres sociaux désirables, ce qu’il nomme « production as people-making ».[17] En conséquence, le positionnement politique et la pratique du MFC ressemblent plutôt à l’idée gramscienne du changement par la politique[18], soit l’émancipation par la pratique plutôt que par la théorie. Cette focale permet de considérer la production de l’atmosphère pendant le match comme étant partie prenante de l’autogestion, et donc de la production d’être sociaux désirables : « If labor consists of all those creative actions whereby we shape and reshape the world around us, ourselves, and especially each other, material wealth only exists to further that task of shaping one another into the sort of beings we feel ought to exist, and we would wish to have around us. »[19]
L’autogestion et les mots d’ordre qui s’inscrivent dans son sillage (antifascisme, éducation populaire, antiracisme, etc.) sont à saisir à partir de ce constat, soit qu’il faut considérer que nos mondes sont des projets de création mutuelle, faits et refaits collectivement, de manière dynamique[20]. Alors, l’autogestion est à comprendre non pas comme incorporée définitivement et entièrement par la totalité des participants, mais plutôt comme mode d’autogouvernement en constante négociation. C’est à cet endroit que se situe le différentiel d’engagement, puisqu’après avoir dit que l’autogestion supposait la participation, s’ajoute une précision : que chacun s’implique comme il l’entend. Assister au match n’engage à rien, si ce n’est de montrer son soutien au projet du club. La carte de membre rend possible l’engagement actif mais n’oblige pas celles et ceux qui voudraient se la procurer à participer aux activités. De cette incertitude de l’engagement naissent les conflictualités. Nous allons dans une situation ethnographique ci-après tenter de montrer les tensions qui se jouent entre l’incitation à la participation et la liberté quant à l’intensité mise dans celle-ci. II. L’hétérogénéité des modes de participation comme source de conflit : le sérieux de l’obligation au jeu La vie politique du club est agrémentée de conflits au sens où existent différentes attentes de certains par rapport à la pratique autogestionnaire qu’il s’est fixé, en particulier vis-à-vis de l’implication de chacun dans le soutien à l’équipe. En conséquence, le concept de valeur nous intéresse non pas en tant qu’une valeur est nécessairement incarnée par un discours, mais aussi par les corps, à savoir des valeurs incorporées, pas seulement énoncées mais éprouvées. Les situations problématiques laissent alors entrevoir un mélange des deux. Pour penser ce différentiel d’engagement, il nous semble intéressant d’avoir à l’esprit la notion de valeur en tant qu’idée abstraite et indéterminée, soit qu’une valeur est instable et incertaine, modulable, et ce faisant donne son aspect dynamique à la socialité[21]. Il ne faut donc pas comprendre les valeurs comme étant des totalités où chaque personne les incarneraient de manière égale ; il faut saisir plutôt les qualités imaginaires, virtuelles, « comme-si » de ces valeurs[22]. C’est partant de cette qualité « fictive » de la valeur autogestionnaire que l’on peut comprendre les différents engagements et l’intensité de la « prise » dans l’action.1) La « tribune » Si les supporters du MFC reprennent visiblement les codes du mouvement « ultra »[23], ils ne se réclament pourtant pas de cette culture, puisque se considérer « ultra » supposerait une certaine homogénéité de l’engagement. Le club accepte donc a priori son hétérogénéité. En revanche, ça ne suppose pas qu’il n’y ait pas incitation à l’engagement, et par là même incitation à l’homogénéité. Les supporters de la commission tribune, responsable des animations, et dans laquelle se trouvent ceux qui veulent bien prendre la responsabilité de capo, haranguent le public quitte à potentiellement se mettre à dos une partie de celui-ci s’ils trouvent qu’il ne participe pas assez. Pour cette raison, nous partons du constat qu’il y a beaucoup de situations et d’interactions qui ne « marchent pas ». La nouveauté de cette action collective hybride donne plutôt l’impression qu'elle est en train de se chercher. Et cette impression se résume souvent à deux choses : il y a souvent trop peu de supporters pour garantir l’ambiance recherchée ; et même s’il y en a assez, leur implication dans l'action n’est souvent pas assez audible ou visible, si bien que ce sont les discontinuités de l’ambiance en tribune qui nous semblent signifiantes. Elles se donnent à voir par une « condition ambiantale de félicité » menacée, à savoir que les « règles tacites de figuration » dans et pour l’ambiance ne sont pas garanties d’être respectées.[24] Trois niveaux d’engagement correspondent alors à trois espaces dans la tribune : -une première partie, la plus proche du terrain, composée en partie des supporters membres de la commission tribune, est aussi la plus dense, et s’y trouvent la majorité du « matos », c’est-à-dire tous les objets et artefacts utilisés pour l’ambiance. C’est donc la partie la plus démonstrative et engagée dans les actions de soutien. C’est elle aussi qui incite le plus à la participation des deux autres parties de la tribune. -une seconde, juste derrière, sorte de « zone grise », composée d’un mélange des deux autres. Une partie ne participe pas, une autre participe en chantant de manière hésitante, tandis que d’autres imitent la partie la plus engagée en s’adonnant corps et âmes. -la dernière, derrière la seconde ou sur les flancs, est donc celle qui est entièrement désengagée. Les corps sont inertes, ou alors ils se meuvent à un degré minimal, et surtout pour échanger avec d’autres personnes désengagées plutôt que de participer. 2) Les chants Des tensions existent en ce qui concerne le chant et pour deux raisons : soit parce qu’ils sont jugés trop répétitifs, soit parce qu’ils ne sont pas assez repris en cœur ; en d’autres termes que la participation de chacun n’est pas au rendez-vous. Par ailleurs, si les effectifs ont tendance à grossir dernièrement, une partie conséquente des matchs se déroule avec un effectif très réduit en tribunes[25]. Nombreux sont alors les matchs où la tribune est composée de dix personnes tout au plus, mais où la commission conduit ses activités d’animation quand bien même les effectifs ne sont pas au beau fixe. Dans ces situations, les corps inactifs sont nécessairement plus exposés, visibles, et leur inactivité est plus notable qu’à l’habitude. Ces dispositions corporelles menacent toujours de rendre l’action collective impossible et d’accentuer les conflits. Les tensions peuvent alors s’alimenter entre elles, si bien que celles qui naissent les premières peuvent alimenter les secondes.
C’est le cas d’un match de l’équipe féminine où la tribune est composée d’une vingtaine de supporters tout au plus. Sur cette vingtaine, une grande majorité complètement inactive, assise même[26]. Debout, à chanter, six personnes, nous y compris. Le capo donne le « la » aux environs du coup d’envoi, comme à son habitude. Rapidement, nous remarquons que la majorité ne se joint pas à nous, mais reste plutôt assise, au bord du terrain. Les premières tensions apparaissent. Un phénomène de solidarité à double sens et inversement proportionnel prend forme : elle se renforce entre les supporters actifs, tandis que la tension monte puisque les supporters inactifs rejettent de manière visible le comportement du reste des supporters. La manifestation de cette solidarité entre supporters actifs est plurielle, mais passe essentiellement par le corps. Nous nous regardons sans cesse pendant les chants, comme pour s’assurer que nous allons bien continuer à chanter et pour montrer que nous avons l’intention de continuer à chanter. Nous participons presque de manière « excessive » s’il fallait comparer à d’autres matchs. Les chants sont à tue-tête, certains crient presque, les visages deviennent rouges, les gestes corporels qui les accompagnent sont plus brutaux et démonstratifs qu’à l’accoutumée. Si les échanges de regards et de gestes corporels peuvent être saisis comme une certaine complicité, elle est aussi régulatrice, incitative. Nous avons à titre individuel par exemple arrêté de chanter l’espace d’un instant, ce qui nous a attiré rapidement les plaintes du capo : « Ah non mais si même toi tu me lâches c’est plus possible ! » Cette incitation, le capo la porte aussi envers le reste des supporters assis, les rendant presque responsables du possible échec de l’action collective. Ils agitent les bras et sur un ton criard, dirigé vers eux et à plusieurs reprises, il leur dit :« Mais y’a personne qui chante là putain c’est pas vrai, on est quatre à chanter ! »
Sauf que cette incitation est vécue par ceux envers laquelle elle est adressée comme trop prononcée, montrant que l’incitation ne peut être obligatoire. Une supportrice lui rétorque : « Oh c’est bon t’arrêtes de faire ton chef là ? ! L’autorité ça va pas marcher au MFC, abandonne. C’est pas parce que tu cries fort qu’on va te suivre. Laisse nous tranquille, y’en a qui ont peut-être pas envie de chanter. » Si le capo est le principal protagoniste des échanges précédents, il faut noter que la tension due au manque de participation parcourt les autres supporters de la « commission tribune ». C’est seulement que le capo est l’arrangeur officiel, donc en quelque sorte porte-parole du reste. Un peu plus tard, un des supporters un peu en recul, dans la « zone grise », se dirige vers le supporter responsable de la caisse claire, l’instrument de percussion du club, deuxième outil qui donne le rythme une fois que le « la » a été donné par le capo. Il lui dit : « Tu veux pas faire celle des lettres ? »[27] Le supporter à la caisse claire, sachant que la demande émane d’un supporter qui ne participe pas aux chants (les corps sont visibles, et lui se retourne fréquemment pour vérifier qui participe), lui répond sur un ton sec et prononcé qui signifie son agacement : « Ça serait bien qu’on chante celle-là non déjà ? ! Ça fait dix fois que tu me dis ça, mais faudrait peut-être chanter celle-là déjà non ? ! » Souvent, pour éviter ce type de situation conflictuelle, d’autres supporters sont garants de la « transmission de l’ambiance » entre les trois parties de la tribune, et surtout entre la partie la plus engagée et la « zone grise ». Nous nommons provisoirement cette figure le « passeur d’ambiance ». Il s’intercale spatialement dans la scission entre ces deux parties, est mobile, et incite sur un ton plus calme, mais non moins déterminé, à la participation. C’est une frontière très fine qui sépare les deux, à peine un mètre, dans laquelle il se glisse. Il incite à la fois ceux qui ne chantent pas à chanter, ceux qui n’agitent pas les drapeaux à les agiter ou s’en saisir s’ils n’en ont pas, tout autant qu’il discute avec ces supporters désengagés. D’une certaine manière, il régule les tensions, et joue le rôle de liant entre des manières d’être et d’agir qui a priori sont distinctes. Il incarne l’hybridité de ce supportérisme, il est entremetteur, médiateur, presque diplomate. Nous pensons que ces situations reflètent le rapport ambigu saisi par Johan Huizinga entre le « jeu » et le « sérieux », déjà présent dans l’interprétation du « comme-si » par David Graeber plus haut, soit que des aller-retours se font entre le ludique et le sérieux, et que ces aller-retours sont incarnés par des personnes et leurs manières d’être et d’agir respectives : « [...]nous avons observé que cette notion de “seulement jouer” n’exclut nullement la possibilité de réaliser de “seulement jouer” avec une gravité extrême, disons avec une résignation qui tourne à l’enthousiasme, et élimine momentanément de manière complète la qualification de « seulement ». Tout jeu peut à tout instant absorber entièrement le joueur. L’opposition jeu-sérieux demeure à tout instant flottante.[...] Le jeu tourne au sérieux et réciproquement. »[28] À priori les multiples désaccords et conflits peuvent se lire à partir de cette tension. Il y a désaccord entre la « prise » dans le jeu, sa part de sérieux, quand le ludique prend le dessus pour le reste. La partie la plus détachée adopte un comportement qui est semblable à celui de « seulement jouer », c’est-à-dire à déconsidérer la part de sérieux. Plutôt que de participer activement, nous pourrions dire que le simple fait « d’être ensemble » leur suffit. À partir de là, le football est surtout un lieu de rencontre entre « sympathisants » d’une même cause. La part d’activité et de participation s’évapore, et l’idée de la politique gramscienne par l’action par la même occasion. Il faudrait néanmoins se demander où se situent les limites de la « participation » au sein du MFC ? Peut-on toujours considérer que le mot d’ordre autogestionnaire est réalisé par la simple présence corporelle détachée de l’action ? Que penser de celles et ceux qui ne sont que là pour « être ensemble » au regard du « faire ensemble » attendu de ce supportérisme ? La commission tribune, porte-étendard de la volonté de participation du club, considère que l’expérience positive du supporter passe par un soutien actif, puisque c’est de cette manière que la « prise » dans l’action est possible, donc que le MFC peut « monter sa machine affectante », à savoir que tout activisme ou militantisme sert à « empuissanter des idées », et donc des valeurs[29]. Il n’y a pas consensus, en pratique, sur la manière de monter cette machine - nous pourrions même dire sur les stratégies de lutte – mais il y a tout de même consensus sur la lutte en tant que telle. Autrement dit, si les supporters sont d’accord sur la symbolique des valeurs (antifascisme, solidarité, antiracisme), ils le sont moins sur la manière de les faire circuler. Conclusion Pour ce qui est de la réussite d’une action collective, la théorie de l’interaction rituelle de Collins[30] insiste sur le fait qu’il est nécessaire que le rituel (l’action collective) réponde à certains critères s’il veut réussir et perdurer dans le temps. Parmi ces critères, le besoin d’une « focale d’attention mutuelle » (mutual focus of attention). Elle permet de synchroniser les corps des membres d’un groupe afin de créer un rythme collectif (entrainment). Nous soutenons qu’au MFC le conflit naît d’une mise à mal de cette focale, une non-réciprocité de l’attention. C’est ce que nous voyons à travers les situations de chants. En conséquence, les situations conflictuelles ne garantissent pas l’entrainment du groupe qui sous-tend la réussite de cette action. Nous pensons néanmoins que l’autogestion sert ici de « bouclier » à sa réussite. Il est plutôt question d’un conflit permanent, qui fait vivre et non briser l’action collective, puisque les situations comme celles décrites plus haut sont constantes et se déclinent dans toutes les autres activités du club. Un entrainment minimum est nécessaire, mais le rythme collectif n’est pas une fin en soi. Plutôt, c’est la liberté de pouvoir être entrained ou non qui dicte sa réussite.
Léo Argouarc’h, |
EVS, (Environnement, Ville, Société), UMR 5600 CNRS, (Sous la direction de Gilles Raveneau) |
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[1] En général, le terme « ultra » se réfère à ce que Hourcade nomme le « modèle italien », qui « se caractérise par son organisation : les supporters se structurent en groupes, avec des meneurs pour lancer les chants et encadrer l’ambiance ; des animations (à l’aide de feuilles de couleur, de ballons gonflables, de fumigènes ou de drapeaux géants) sont réalisées à l’entrée des joueurs. » (p. 80), cf. Nicolas Hourcade, « La place des supporters dans le monde du football », Pouvoirs 2002/2 (n° 101), p. 75-87. [En ligne] : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2002-2-page-75.htm. [2] Marcin Gońda, [En ligne] : « Supporters’ Movement ‘Against Modern Football’ and Sport Mega Events: European and Polish Contexts », Przegląd Socjologiczny/Sociological Review, 2013, 62/3, p. 85-106. [3] Richard Guilianotti, « Supporters, followers, fans and flaneurs: a taxonomy of spectator identities in football », Journal of Sport and Social Issues, 26(1), 2002, p. 25-46. [En ligne] : https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0193723502261003. [4] Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1986. [5] Andrew Hodges & Dario Brentin, « Fan protest and activism: football from below in South-Eastern Europe », Soccer & Society, 2017, p. 329-336. [En ligne] : https://doi.org/10.1080/14660970.2017.1333674. [6] Nous mettons de côté le troisième comportement, loyalty, puisqu’il incarne une certaine forme d’accord avec le « football moderne ». cf. Albert O. Hirschman, Exit voice and loyalty : responses to decline in firms organizations and states, Harvard University Press, 1970. [7] Jé Pintio, « La carte du football populaire », Dialectik Football [en ligne], novembre 2020, disponible sur https://dialectik-football.info/la-carte-du-football-populaire/. Cette carte est incomplète et faite en fonction de critères spécifiques à son concepteur mais reste révélatrice du développement différencié entre les pays. La France ne dispose que d’un seul club de « football populaire », alors que trente-trois clubs sont référencés pour l’Italie. [8] Ci-après MFC. Ce sont les supporters eux-mêmes qui nomment de cette manière le club. [9] En général, cette dénomination journalistique englobe les championnats anglais, français, italien, espagnol et allemand. [10] Le terme « supporter » sera utilisé ici par facilité et par manque d’un terme approprié. Cette hybridité rend compliqué l’étiquetage des participants. Ils sont à la frontière entre « supporter » et « militant ». Il faudrait donc un néologisme qui puisse rassembler les deux pour définir ce public, mais il reste encore à l’inventer. [11] Nous entendons volontairement ici par « supportérisme » sa définition la plus large, donnée par Nicolas Hourcade, à savoir « l’ensemble des manifestations de soutien apportées à une équipe ». À ce titre, le supportérisme, même largement inactif, s’y insère. Cf. Nicolas Hourcade, « Les groupes de supporters ultras », Agora débats/jeunesses, 37, 2004. Sports et identités, p. 32-42. [12] En règle générale, les supporters sont classés dans un des deux pôles culturels : le supportérisme britannique, caractérisé par la spontanéité de l’ambiance (à tort réduit à la figure du hooligan), et le supportérisme de tradition italienne dit « ultra », reposant à l’inverse sur une organisation hiérarchisée des modes de participation et de constitution de l’ambiance. Cf. Nicolas Hourcade, « La place des supporters dans le monde du football », Pouvoirs, vol. 101, n° 2, 2002, p. 75-87. En ligne : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2002-2-page-75.htm. [13] Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 64, n° 6, 2009, p. 1257. [14] David Graeber, « It is value that brings universes into being », HAU: Journal of Ethnographic Theory 3 (2): 219–43. [15] ibid. [16] Julien Allavena, L’hypothèse autonome, Paris, Editions Amsterdam, 2020. [17] David Graeber, op.cit, p. 223. [18] Cf. Riccardo Ciavolella, « Les deux Gramsci de l’anthropologie politique », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 25 novembre 2020, consulté le 06 avril 2023. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=109. [19] ibid, p. 223. [20] Ibid. [21] Jon Henrik Ziegler Remme, « The Instability of Values: Tradition, Autonomy and the Dynamics of Sociality in the Philippine Highlands », Anthropological Forum, 31:1, 64-77, DOI: 10.1080/00664677.2021.1875196. [22] David Graeber, op.cit. [23] La première chose qui saute aux yeux sur les réseaux sociaux du club est l’emprunt des codes visuels issus du mouvement ultra : utilisation d’objets pyrotechniques, banderoles, répertoire de chants, présence d’un capo (la personne qui lance les chants et donne le la à la tribune). [24] Éric Chauvier, « Le concept d’« ambiance » à l’épreuve de la vie ordinaire », Communications, vol. 102, n° 1, 2018, p. 99-110. [25] Les effectifs peuvent aller d’une petite dizaine à une centaine. Par « réduit » nous entendons une fourchette qui va de cette petite dizaine à une trentaine de personnes. [26] Le fait d’être assis est considéré comme une offense, surtout pour les responsables de la tribune. Si les codes de supportérisme « ultras » impliquent un corps actif, c’est bien un corps qui doit être debout. [27] Il lui propose un chant en particulier qui consiste à chanter « Ménil », diminutif de Ménilmontant, lettre après lettre « M-E-N-I-L » en répétant les lettres après le capo. [28] Johann Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Ed. Gallimard, 1951, p. 24. [29] Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Paris, Le Seuil, 2016, p. 61. [30] Randall Collins, « Social movements and the focus of emotional attention » dans Jeff Goodwin, James M. Jasper, and Francesca Polletta.[dir.], Passionate Politics. Emotions and Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 27–44. |
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Pour citer cet article : Léo Argouarc’h, « L’autogestion comme forme(s) d’engagement(s) au sein d’un club de football amateur antifasciste », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 23 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Léo Argouarc’h Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |