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L’engagement : I - L’engagement apolitique est-il possible ?
Marges de l’engagement, marges de la création : formes alternatives d’engagement chez un groupe d’artistes parisiens d’avant-garde au tournant des années 1970
Anouk Chambard
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Dans les dernières années de la décennie 1960 et les premières années de la décennie 1970, un groupe informel de jeunes artistes constitué de Christian Boltanski, Bernard Borgeaud, André Cadere, Jean Le Gac, Paul-Armand Gette, Annette Messager et Sarkis réalise un grand nombre d’activités en commun. Celles-ci se caractérisent par leur dimension spontanée et expérimentale, et se distinguent de celles de certains de leurs contemporains en ce qu’elles ne sont pas - en apparence du moins - teintées d’une dimension engagée. Or leur étude montre que, bien loin de ne pas se soucier du rôle social et politique de l’artiste, les protagonistes de ce texte cherchent à se positionner d’une manière qui leur est propre sur les grandes questions qui traversent le champ artistique à leur époque.

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : France, 1960, 1970, Christian Boltanski, Bernard Borgeaud, André Cadere, Jean Le Gac, Paul-Armand Gette, Annette Messager, Sarkis, engagement, art contemporain
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

I. Les années 1960-1970 marquées par des mobilisations collectives dans le champ de l’art
II. Un groupe d’artistes caractérisé par sa marginalité
III. Des formes alternatives d’engagement
1) La mise à distance des institutions d’exposition
2) Une dimension volontairement déroutante : des artistes, des œuvres ?
Haut de page TEXTE
 

Notre propos portera sur un ensemble de sept plasticiens parisiens que sont Christian Boltanski, Bernard Borgeaud, André Cadere, Paul-Armand Gette, Jean Le Gac, Annette Messager et Sarkis. Ils ont pu être placés, pour la plupart d’entre eux, dans la catégorie des Mythologies Individuelles créée par le curateur suisse Harald Szeemann à l’occasion de la Documenta V en 1972. Ils sont en tout cas liés les uns avec les autres par des amitiés ainsi que par un ensemble d’activités réalisées en commun. La période considérée par l’étude qui va suivre se situe dans les dernières années de la décennie 1960 et au début de la décennie 1970, alors qu’ils sont encore pour la plupart au tout début de leur carrière. Nous allons tenter de voir comment ils ont pu interagir avec la notion d’engagement à une période de l’histoire de l’art traversée par de larges mobilisations collectives.

I. Les années 1960 et 1970 marquées par des mobilisations collectives dans le champ de l’art

Comme chacun sait, les années soixante sont marquées par diverses vagues de revendication, notamment Mai 68 qui secoue la sphère parisienne et résonne dans la France entière. Loin de s’arrêter au seuil du champ artistique, les mobilisations collectives de la période trouvent un écho au sein du milieu de l’art, agité simultanément par des problématiques qui lui sont propres. Ainsi la fin des années 1960 et le début des années 1970 correspondent à un moment où l’art et le politique sont intimement liés, et où les images ne sont pas seulement les témoins de ces luttes sociales et politiques mais bien aussi leurs lieux et leurs armes. Décrétant tour-à-tour la mort de l’art ou son renouveau, les artistes écrivent des manifestes, organisent des actions publiques et des boycotts, produisent un arsenal théorique, modifient profondément leurs pratiques sous l’effet de leur pensée.

Parmi eux, plusieurs groupes de plasticiennes voient le jour dès le début des années 1970 dans le sillage des grandes mobilisations féministes qui marquent les premières années de la décennie[1]. Ces groupes souhaitent offrir des espaces dédiés aux artistes femmes – d’exposition[2], de création, de débat ou de soutien – afin de lutter contre leur isolement et leur manque de visibilité. C’est le cas notamment de Femmes en lutte, créé en 1975 par Dorothée Selz, Mirabelle Dors et Nil Yalter, toutes trois plasticiennes. Participantes du 26e Salon de la Jeune peinture cette même année, elles décident d’exposer un ensemble percutant de documents reprenant des éléments misogynes issus de la publicité afin de mettre en évidence leur absurdité et leur violence[3].

Ce type d’action publique frontale fait écho à d’autres manifestations contestataires organisées par des groupes d’artistes au sein des sphères officielles de l’art, en particulier à l’occasion de salons. Celle, par exemple, du groupe BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) au Salon de la Jeune Peinture le 3 janvier 1967, où ils peignent de grandes bandes colorées sur des toiles en direct devant le public puis les retirent des cimaises avant de les remplacer par une large banderole « Buren, Mosset, Parmentier, Toroni n’exposent pas », et de quitter ostensiblement la manifestation publique. De ce fait, ils manifestent leur sortie du système de signification traditionnel de la pratique picturale et même, de manière nihiliste et iconoclaste, de la peinture elle-même. Nous pourrions bien entendu multiplier les exemples de tentatives d’incursions artistiques dans le politique réalisées par des artistes français de la même période, car elles ont été nombreuses. Revenons plus spécifiquement à nos objets d’étude.

II. Un groupe d’artistes caractérisé par sa marginalité

À l’inverse de ces différents exemples, l’engagement et le militantisme ne sont pas les premières caractéristiques qui viennent à l’esprit lorsque l’on se penche sur les activités des artistes qui composent ce groupe informel. L’historien d’art Jean-Marc Poinsot décrit leurs activités de la sorte :

« Cette collaboration fut d’un autre ordre, ni stratégique, ni politique, ni à proprement parler idéologique. Elle ne fut pas stratégique, car les manifestations les plus fortes furent sans public, ou sans véritable enjeu commercial, ni institutionnel. Elle ne fut pas politique, car jamais ne fut vraiment revendiqué par l’un ou par l’autre une action ou une critique contre un pouvoir. […] Elle ne fut pas idéologique car aucun des artistes impliqués ne revendiquait, ni n’argumentait une rupture qui se serait située sur des contenus précis, mais aussi parce que personne à proprement parler n’engagea dans leur entourage la construction d’un discours critique homogène et suivi.[4] ».

S’il est vrai que jamais aucun principe politique n’a été affirmé de manière aussi claire que chez nos exemples précités, l’affirmation de Jean-Marc Poinsot peut néanmoins être nuancée. En effet, nos artistes n’ont pas été sans adopter, à plusieurs reprises et pour la plupart d’entre eux, des positions qui montrent leur très évidente connaissance des rapports de force existants au sein du monde de l’art autant que leur volonté de se positionner vis-à-vis d’eux. C’est le cas de Paul-Armand Gette, d’abord, qui s’engage au moment de Mai 1968, même si cela n’est que de manière « latérale[5] » selon ses propres mots. Il a notamment créé, en collaboration avec Constantin Xenakis, Claude Bellegarde et Jean Degottex, une revue intitulée ETER Contestation (sorte de « hors série » de sa revue ETER préexistante – trois numéros entre mai et juin 1968) et dans laquelle figurent des textes politiques et des reproductions d’oeuvres. Bernard Borgeaud, lui, a affirmé avoir été « complètement préoccupé par la dimension politique du travail artistique[6] » toutes les années 1970, et avoir cherché à exposer « dans des lieux qui se démarqu[aient] par rapport au circuit commercial des galeries et de l’avant-garde “institutionnelle”[7] ». Sarkis, ensuite, critique la dimension excessivement marchande de certaines galeries d’art « servant comme terrain de spéculation[8] ». C’est peut-être enfin André Cadere qui incarne le mieux la conscience politique de nos artistes car toute sa création des années 1970, et ce jusqu’à son décès prématuré en 1978, a été guidée par une volonté de contestation institutionnelle et d’affirmation d’indépendance vis-à-vis du marché de l’art. Il faut néanmoins garder la mesure de leur engagement : il n’a rien à voir avec les manifestes marxistes qui ont pu être rédigés par les membres militants du groupe Supports-Surfaces, par exemple, dont ils sont les contemporains.

Ces quelques éléments mis à part, les artistes du groupe étudié sont caractérisés par une certaine marginalité, marginalité qui s’exprime à la fois par rapport aux engagements politiques de leur temps et concernant leur place au sein du milieu de l’art. Leurs activités restent très informelles, nos artistes n’ayant jamais formé de groupe à proprement parler, ni suivi de principes esthétiques et théoriques communs. Leurs rencontres s’articulent de manière souple autour de leurs amitiés, chacun d’entre eux continuant ses propres travaux indépendamment. Ils s’insèrent également dans un contexte historique et institutionnel assez peu favorable aux jeunes artistes d’avant-garde : il n’existe que très peu d’institutions dédiées à la jeune création à la fin des années 1960. Cette situation institutionnelle les pousse donc à explorer des sentiers moins balisés, à engager des initiatives personnelles et spontanées, à s’organiser eux-mêmes ou à repenser leurs modes de relation au public. Il s’agit de noter enfin que leurs activités ont eu lieu - dans un premier temps – dans une large indifférence à la fois du public et des institutions artistiques. Les manifestations qu’ils ont pu organiser ont lieu bien souvent sans public, à part leurs proches et de rares initiés.

Or cette situation est partiellement due, malgré tout, à des choix opérés par nos artistes. Il s’agit de jeunes artistes aux créations novatrices et pour certaines tout à fait déstabilisantes, certes, mais l’étude de leurs activités montre également que leur démarche est loin d’être axée autour de la recherche d’un public. Faire de la publicité et chercher à se faire connaître semble être le cadet de leurs soucis, du moins selon ce qu’ils en disent. Dans une certaine mesure, l’on a même parfois l’impression que leur démarche est volontairement fuyante, cultivant une certaine dimension clandestine : il leur est arrivé de ne notifier leurs activités au public qu’après leur réalisation, d’envoyer des documents visant à tromper leurs destinataires, ou de mettre au point des installations-pièges déstabilisantes dans des espaces surprenants[9].

Tous ces éléments participent à donner une apparence floue à leurs activités : à aucun moment nos artistes ne cherchent à les définir ou à en donner les bases officielles, pas plus qu’à produire un discours construit sur leur pratique. Il résulte de cela une impression d’instabilité et d’indécision. Or celle-ci nous semble tout à fait volontaire : là n’est pas principalement, pour eux, de se positionner clairement sur des problématiques définies, mais bien de poursuivre une démarche expérimentale, empirique et impulsive qui n’a pour but réel qu’elle-même. Et cette « marginalité » – à la fois subie et appropriée si l’on veut – a tendance à brouiller la lecture, notamment politique, qui peut être faite de leurs travaux tout autant qu’elle la fertilise en l’enrichissant d’une dimension inattendue. Par leurs activités il nous semble alors que ces artistes nous offrent à voir un positionnement « autre », qui leur est propre, moins frontalement engagé.

III. Des formes alternatives d’engagement

Quelles formes prend alors leur engagement ? Il s’agit ici de relever que leurs activités font état d’une volonté de positionnement critique qui prend la forme de mises à distance successive : des institutions d’exposition, d’une part ; mais aussi d’eux-mêmes, notamment au travers de l’autodérision.

1) La mise à distance des institutions d’exposition

En premier lieu, l’engagement de nos artistes est visible dans les rapports qu’ils entretiennent avec les institutions artistiques et tout particulièrement d’expositions, rapports qui se situent entre adhésion et démission. En effet, ils ne se sont jamais complètement détournés d’elles. Ils ont pu investir divers espaces institutionnels pour la présentation de leurs travaux, que cela soit des salons artistiques et autres manifestations périodiques, des galeries ou des musées (pas nécessairement d’art contemporain d’ailleurs), et ce aussi bien à Paris qu’en région et à l’étranger. On les retrouve ainsi à la Biennale de Paris, à la très connue Biennale de Venise, à la Documenta de Cassel, au Grand Palais, au musée Rude à Dijon ou à la Maison de la Culture d’Orléans, pour se limiter à ces exemples. Néanmoins, leur position vis-à-vis de ces institutions qui les accueillent peut sembler utilitariste. Ici, la parole de l’un d’entre eux, André Cadere, nous paraît résumer assez bien cette idée qui se dégage de leurs travaux. Il dit :

« […] si on veut aujourd’hui montrer quelque chose, on ne peut pas ignorer l’existence des musées et des galeries. Ainsi du moment qu’elles existent, il apparaît intéressant de les utiliser en les attirant sur un territoire où de toute évidence elles montrent leur inutilité[10] »

Il affirme donc que leur existence – mais aussi leur influence – étant indéniable, il est intéressant de bénéficier de la plateforme de visibilité qu’elles offrent, malgré les critiques que l’on peut formuler à leur égard. Ils ne souhaitent pas refuser toute entrée dans les espaces officiels, comme certains de leurs contemporains peuvent le faire.

Si nos artistes investissent des espaces institutionnels, ce n’est alors que pour mieux en critiquer les rouages depuis l’intérieur. En effet, les musées incarnent l’institution de légitimation par excellence au sein du champ de l’art, et y faire entrer des formes de subversion a pour but de remettre en cause le caractère presque sacré de ce type d’espaces, à la puissance jusqu’alors incontestée et naturalisée. Ils sont donc les auteurs d’interventions que nous appelons « parasitages[11] » au sein d’institutions d’exposition. Dans son ouvrage de 1972 Art en France : une nouvelle génération, Jean Clair évoque les « tactiques[12] » des artistes contemporains pour s’émanciper des institutions muséales, exprimant un besoin « de conjurer [leur] emprise[13] ». À ce propos, les activités d’André Cadere sont particulièrement intéressantes. En novembre 1973, à l’occasion du vernissage de l’exposition de Valerio Adami à la galerie Maegh à Paris, Cadere est venu déposer l’une de ses Barres de bois rond contre un mur de manière clandestine, avant de se faire déloger par la direction. Il a toujours soutenu que ses travaux peuvent être montrés en tout temps et en tous lieux, tout en cherchant à saper les fondements des institutions de manière à rendre évidentes leur partialité et leurs limites. Un autre exemple est parlant, celui de l’exposition collective organisée par un certain nombre de nos artistes à l’Académie Raymond Duncan, rue de Seine à Paris, en avril 1972[14]. Cette exposition est organisée en parallèle du Salon de Pâques, auquel nos artistes ont refusé d’exposer à cause des frais de participation qui sont imposés. Ils choisissent cet espace car il est particulièrement ringard : la galerie est connue pour le peu de qualité de ses œuvres, d’un classicisme dépassé, vieillottes et de mauvais goût. Annette Messager va jusqu’à dire que cet espace a l’air « mort et empaillé[15] ». Il incarne en tout cas la « quintessence de l’esprit muséal[16] », comme le dit Jean Clair, dans tout ce qu’il a de plus dépassé.

Parallèlement à ces démonstrations évidentes d’une critique institutionnelle, nos artistes ont organisé diverses manifestations dans des cadres pour le moins surprenants. Ils sont ainsi, littéralement, sortis de l’institution pour s’installer momentanément dans des lieux « autres » que Jean Clair appelle « inaccoutumés[17] », c’est-à-dire moins marqués par les conventions du champ artistique. Leurs œuvres sont hébergées par des galeries alternatives comme La Galerie des Locataires[18], mais une série d’actions est particulièrement significative dans ce type d’activités : celle des Promenades réalisées par Christian Boltanski, Jean Le Gac et Paul-Armand Gette entre janvier 1970 et mars 1971 dans des espaces verts de la région parisienne. Tour à tour dans la forêt de Saint-Germain en Laye, au parc des Buttes Chaumont, au Jardin des Plantes ou sur le lac inférieur du Bois de Boulogne, nos artistes réalisent de menues installations (photographies placées dans la végétation, petits bâtons plantés dans le sol, boites métalliques enterrées...). Ces excursions ont pour but l’expérimentation de nouvelles pratiques artistiques basées sur un ludisme certain, en dehors des institutions. Enfin, un certain nombre de lieux singuliers ont pu être investis par les artistes étudiés ici, comme les vitrines d’un magasin d’électronique[19] ou d’un pâtissier[20], le grand hall d’un hôtel passablement décati[21], des cinémas[22] ou les panneaux d’une station de métro[23].

2) Une dimension volontairement déroutante : des artistes, des œuvres ?

Les institutions d’exposition ne sont pas les seules entités canoniques qui font l’objet de l’entreprise de déconstruction de nos artistes. Leurs critiques et leur dérision sont aussi dirigés vers eux-mêmes. À travers eux, ce sont les figures traditionnelles de l’Artiste et de l’Œuvre qui sont mises à distance, de telle manière que l’on en arrive parfois à douter à la fois de leur statut « véritable » d’artistes et de la qualité d’œuvres de leurs productions.

Il est intéressant de remarquer que nos artistes peinent à s’approprier ces termes lourds de sens d’Artistes et de Créateurs. C’est ce qu’affirme Jean Le Gac, qui avoue avoir eu des difficultés à se considérer comme un artiste jusqu’à que des articles de presse utilisent ce qualificatif pour le définir, affirmant ainsi sa légitimité et l’autorisant, symboliquement, à s’en revendiquer[24]. On retrouve cette ambivalence chez un certain nombre des artistes qui composent ce groupe. Celle-ci s’exprime notamment par l’affirmation dans leurs travaux d’une dimension amateure, qui est utilisée à la fois comme mode de réflexivité sur soi et de détournement critique d’une norme artistique, à savoir celle de l’artiste sérieux et professionnel. Christian Boltanski ou Paul-Armand Gette, qui n’ont d’ailleurs pas reçu de formation artistique académique, affirment ainsi bien volontiers leur statut d’autodidactes[25] quand Jean Le Gac se qualifie lui-même de « peintre du dimanche »[26]. C’est à ce dernier que l’on doit une formule qui caractérise bien leur dynamique à tous : celle de « maîtrise désavouée[27] ». En effet, on remarque fréquemment que nos artistes refusent volontairement d’utiliser des techniques proprement artistiques, qui fondent à la fois la légitimité du créateur et de ses œuvres : leurs travaux ne mettent en jeu aucun savoir-faire particulier. Cette simplicité des techniques employées se voit bien chez Annette Messager qui est engagée à cette période dans un processus de collecte et de classement de coupures de journaux ou d’images dans des albums thématiques : ses Albums-collection. Les images sont ainsi sélectionnées, découpées et placées dans des cahiers, parfois accompagnées de gribouillages moqueurs et enfantins : Mes jalousies (1972), Les tortures volontaires (1972), Les femmes-hommes et les hommes-femmes (1974),etc. Sa série Ma collection de proverbes (1974), consiste également en un ensemble de broderies rudimentaires et maladroites sur tissu de coton, reprenant des dictons misogynes. Chez Jean Le Gac, ce sont les notions fondatrices d’authenticité et d’originalité qui sont attaquées, par le biais de citations de passages entiers de textes dont il n’est pas l’auteur. Ceux-ci sont ensuite incorporés à des feuilletons romancés qu’il compose. L’Enquête (1973), notamment, qui met en scène une sorte de récit policier impliquant la figure mystérieuse d’un artiste recherché, et où sont intégrés les morceaux d’un article sur les travaux de Jean Le Gac du journaliste Julien Montboron, publié dans la revue Chorus[28]. Ces citations ont pour effet de troubler le lien direct qui existe habituellement entre le créateur et son œuvre, interrogeant la notion-même d’auteur. Jean Le Gac propose une œuvre partiellement copiée qui subvertit la notion d’originalité en art – une sorte de « simulacre » comme le dit à son propos Pierre Restany[29]  – et questionne par là même son statut de créateur.

De la même manière que celle d’Artiste, la notion d’Œuvre est régie par un certain nombre de normes inconscientes qui structurent la pratique artistique. Traditionnellement, l’œuvre d’art est ainsi définie comme un objet précieux et raffiné, utilisant des matériaux nobles et mettant en jeu des techniques qui témoignent de la qualité de formation de son auteur, dont la beauté ravit les sens. Or cela aussi est remis en cause par certains de nos artistes qui, après avoir délaissé les techniques académiques de la pratique artistique, décident d’utiliser des matériaux inhabituels pour créer. Chez Sarkis, il s’agit de l’utilisation de matériaux industriels ou bruts comme des morceaux de métal, du goudron, du bitume-feutre ou d’autres éléments utilisés notamment dans la construction. En 1970, il présente par exemple une pièce composée de rouleaux de papier goudronné, de tiges métalliques et de néons (au titre, laconique, de Mécano-goudron), à l’occasion de son exposition à la galerie Sonnabend avec Bernard Borgeaud[30]. Chez d’autres, comme Christian Boltanski, l’utilisation de matériaux sans valeur matérielle, issus de la récupération ou de la vie quotidienne, tend à faire voisiner les œuvres avec des objets non artistiques, voire des choses. En effet, son œuvre implique très souvent, à la période qui nous intéresse, l’utilisation de débris variés, d’éléments de récupération ou de menus objets. Les « objets misérables[31]  » qui composent ses Vitrines de référence (1971) sont notamment remarquables à ce propos. Ces vitrines présentent divers éléments tels que des morceaux de tissu, des cheveux, des petites boulettes de terre durcie, des fragments de lettres ou de papier, de vieilles photos. Ces travaux pourraient presque être considérés comme de l’art dit « brut », c’est-à-dire réalisé par des marginaux et des autodidactes, souvent à partir de matériaux hétéroclites ou inhabituels. Ce parallèle est intéressant en ce que l’art dit « brut » incarne la création artistique non valorisée par les circuits académiques, réalisée par les asociaux, non-conformistes et autres exclus du rang des personnes considérées comme pouvant être des artistes à part entière. L’identification de Christian Boltanski avec un artiste « brut » par l’utilisation de matériaux et de techniques dévalorisées de la création signifie bien l’ambivalence, entre adhésion et critique, de nos artistes vis-à-vis du système de valeurs du champ artistique. De son côté, Paul-Armand Gette s’intéresse, de manière plus métaphorique, aux plantes communes et sous-estimées de la flore urbaine. Il leur redonne toute leur importance en réalisant des travaux où il relève toutes les espèces de plantes trouvées sur une petite zone choisie de la capitale (un rebord de quai ou un coin de jardin public), mesure la température, la pousse de l’herbe ou la pluviométrie et étiquette les espèces trouvées avant de produire une analyse minutieuse de ces activités dans des rapports illustrés par des photographies[32]. En même temps qu’il utilise des méthodes scientifiques pour la réalisation d’un travail à visée artistique, réalisant un mélange inhabituel de ces deux champs antithétiques, il révèle la poésie insoupçonnée de ces petits espaces ignorés.

Conclusion

Nous pourrions trouver de nombreux précédents dans l’histoire de l’art du XXe siècle des procédés de critique du champ artistique que nos artistes utilisent. Là où la spécificité de leur positionnement émerge est donc dans la nature non-militante de leur engagement, à rebours des notions de lutte et de contestation directe qui lui sont généralement associées. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la définition de l’avant-garde inclut traditionnellement un engagement à contre-courant des codes esthétiques de la période, une contestation véhémente des normes préétablies, voire un certain iconoclasme. Or dans le cas des artistes qui composent le groupe informel que nous avons étudié, il s’agit plutôt de considérer que leurs prises de position sont exprimées de manière plus informelle, implicite, selon des modalités plus inhabituelles. Leur engagement semble infuser, discrètement mais surement, dans leurs activités et passe par leur volonté de proposer une nouvelle manière de créer et d’être un artiste. Leurs positionnements face à ces différentes conventions artistiques sont visibles en creux dans les choix qu’ils ont opérés, notamment quant aux modalités de création et d’exposition de leurs œuvres. Face à un système de musées ou de galeries omnipotent et parfois écrasant, ils ont cherché à investir des espaces « autres », inaccoutumés. Face à des conventions rigides régulant la pratique artistique, ils se sont attaqués à ce qui fait l’œuvre et ce qui fait l’artiste, cherchant à tourner ces normes en dérision. Ainsi, parfois, l’engagement prend plutôt la forme du désengagement. Chez eux cela s’exprime par un certain désengagement des circuits officiels du monde de l’art mais aussi un désengagement vis-à-vis de la figure charismatique et mystifiée de l’artiste-génie, autant que de celle de l’artiste révolté.

Haut de page AUTEUR

Anouk Chambard,
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, laboratoire Histoire Sociale et Culturelle de l’Art (HICSA), ED. 441, (sous la direction de M. Philippe Dagen)

Haut de page NOTES



[1] Pour une étude approfondie de la question, voir : Fabienne Dumont, Des sorcières comme les autres, Artistes et féministes dans la France des années 1970, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; et Diana Quinby, Le collectif Femmes/art à Paris dans les années 1970 : une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, thèse de doctorat sous la direction de Françoise Levaillant, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2003, non publié.

[2] Le Lieu-Dit, par exemple, créé en 1978 par Yolaine Simha, militante féministe et écrivaine. Voir Anouk Chambard, Le Lieu-Dit, 1978-1983 : Une chambre à soi pour les artistes femmes au coeur de la nébuleuse des mobilisations féministes des années 1970, mémoire de première année de Master sous la direction de Sophie Delpeux, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2019, non publié.

[3] Claude Antonini, Claude Bauret-Allard, Charlotte Calmis, Liliane Camier, Isabelle Champion-Métadier, Pascaline Cuvelier, Mathilde Ferrer, Hessie, Florence Julien, Michèle Katz, Kiki, Irène Laksine, Milvia Maglione, Cristina Martinez, Marie-Annick Maupu-Dugain, Nicole Métayer, Françoise Noel, Raphaëlle Pia, Dorothée Selz et Nil Yalter, De l’utilisation de la femme dans la publicité, oeuvre collective, techniques mixtes, 1975.

[4] Jean-Marc Poinsot dans Une scène parisienne 1968-1972 [catalogue d’exposition, Rennes, galerie Art & Essai, 15 mai – 30 juin 1990] Rennes, Centre d’Histoire de l’Art Contemporain, 1992, p. 6.

[5] Paul-Armand Gette, entretien du 17 février 2021 avec Anouk Chambard.

[6] Bernard Borgeaud, Michel Gauthier et Luc Lang, Bernard Borgeaud : livret, iconographie des oeuvres 1969-1999, Calais, Musée des beaux-arts et de la dentelle, 1999, p. 9.

[7] Bernard Borgeaud dans Ida Biard, La Galerie des locataires et French Window aspects du travail des artistes aujourd’hui, mémoire de maîtrise en Arts Plastiques sous la direction de Bernard Teyssèdre, Université Paris 1, 1974, non paginé.

[8] Sarkis dans Ibid.

[9] Local III et IV, par exemple, installation pour laquelle la clef d’un appartement avait été envoyée par la poste sans aucune explication à un groupe de personnes, appartement que les destinataires trouvaient ensuite vide à l’exception de quelques rares objets laissés là volontairement (Christian Boltanski, Jean Le Gac, mars 1970).

[10] André Cadere, cité dans le mémoire d’Ida Biard précité, non paginé.

[11] Anouk Chambard, À la lisière : l’espace de la nuance. Exploration sensible des limites de la création chez Christian Boltanski, Bernard Borgeaud, André Cadere, Paul-Armand Gette, Jean Le Gac, Annette Messager et Sarkis, mémoire de Master 2 en histoire de l’art sous la direction de Philippe Dagen, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2021, non publié, p. 76-79.

[12] Jean Clair, Art en France : une nouvelle génération, Paris, éditions du Chêne, 1972, p. 150.

[13] Ibid, p. 153.

[14] Boltanski, Borgeaud, Cadere, Le Gac, Messager et Sarkis, avril 1972.

[15] Annette Messager citée par André Cadere dans Histoire dun travail, Gand, Herbert-Gewad, 1982, non paginé.

[16] Jean Clair, Ibid., p. 153.

[17] Ibid., p. 158.

[18] Créée par l’artiste et historienne de l’art Ida Biard en 1972.

[19] Jean Le Gac, novembre 1971, vitrines de la boutique Infra-Watt rue Jouffroy dans le dix-septième arrondissement de Paris.

[20] Le boulanger-pâtissier L. Darcy, rue de Seine à Paris, où André Cadere a présenté l’une de ses Barres de bois rond pendant plusieurs jours entre décembre 1972 et janvier 1973.

[21] L’hôtel Royal-Palace, aujourd’hui disparu, situé sur la place de la République à Paris. Christian Boltanski et Jean Le Gac y ont « exposé » des oeuvres le 12 janvier 1971.

[22] Par exemple le cinéma Le Ranelagh, dans le seizième arrondissement de Paris, où Boltanski a exposé en mai 1968 (« La vie impossible de Christian Boltanski »).

[23] Bernard Borgeaud, Informations photographiques, vitrines de la station de métro Franklin Roosevelt (ligne 9), mars-avril 1975.

[24] Jean Le Gac, entretien personnel du 23 mars 2021.

[25] Christian Boltanski et Paul-Armand Gette dans leurs entretiens personnels, respectivement du 19 et du 17 février 2021.

[26] Jean Le Gac, série Le peintre, 1974.

[27] Jean Le Gac, entretien personnel du 26 février 2021.

[28] Julien Montboron, « La perspective postale de Jean Le Gac », dans Chorus, section « Journal de notre bord », n° 7, printemps 1971, p. 66-67.

[29] Pierre Restany, « Les simulacres de Jean Le Gac », dans Jean Le Gac, un peintre de rêve [catalogue d’exposition, ARC, juillet-septembre 1984] Suzanne Pagé et Béatrice Parent (dir.), Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1984, p. 11.

[30] « Deux attitudes actuelles », avril-mai 1970.

[31] François Pluchart, « L’histoire universelle de Boltanski », dans Combat, 20 décembre 1971, page inconnue.

[32] Entre autres exemples : Le jardin, ensemble d’actions et d’installations réalisées du 5 juin au 13 juillet 1975 dans le square Salomon de Rothschild, situé à proximité du Centre National d’Art Contemporain à Paris.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Anouk Chambard, « Marges de l’engagement, marges de la création : formes alternatives d’engagement chez un groupe d’artistes parisiens d’avant-garde au tournant des années 1970 », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 23 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Anouk Chambard
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806