Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Dispositifs et modalités de l’expertise | ||||||||||
Travail et temps de l’expertise artistique | ||||||||||
Gabriel Batalla-Lagleyre | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | |||||||||
Haut de page RÉSUMÉ
En se fondant principalement sur les écrits réflexifs de deux experts en peinture qui ont marqué l’histoire de la discipline (Berenson et Friedländer), cette communication essaie de revenir sur le travail et les dispositifs de l’expertise artistique, notamment le connoisseurship. Il s’agira dans un premier temps de se demander si son rejet récent par l’histoire de l’art universitaire ne dépend pas d’une lecture trop dépendante de la mise en scène biographique de l’expertise telle qu’elle se lit dans ces récits. Cependant, au-delà du mythe du coup d’œil et du savoir épiphanique, ces textes permettent aussi de retracer une phénoménologie de l’attribution, qui repose notamment sur le travail de l’histoire, de la mémoire et de la comparaison. Plutôt que sur l’idiosyncrasie de l’expert génial et sur l’extrême individualité des œuvres, elle repose à la fois sur une construction collective du savoir et sur une vision de l’histoire de l’art pleine et dense, où les œuvres établissent des réseaux serrés de correspondance. En ce sens, l’expertise artistique repose peut-être sur un humanisme ancien, où le vide n’est pas permis, et certain encore de la fonction auteur – postulats tacites qui pourraient eux aussi expliquer son rejet actuel par les sciences humaines. |
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SOMMAIRE
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I. Mémoire, histoire et connoisseurship[1] Je crois qu’il ne sera pas inutile de donner une fois encore des définitions de l’expert et de l’expertise dans la sphère artistique. Elles font intervenir un vaste champ lexical, subtil et trop souvent indifférencié. Faute d’une définition juridique (l’État ne circonscrit pas cette profession, qui s’est construite de façon autonome au sein de ses propres organisations syndicales[2]) ou sociale (peuvent revendiquer la pratique de l’expertise aussi bien le marchand, le conservateur de musée et l’historien de l’art universitaire que l’expert patenté, reconnu par des syndicats qu’il a contribué à former), on peut hasarder une définition construite par la fonction. L’expert est chargé d’émettre une appréciation sur la valeur esthétique d’une œuvre (sachant que cette valeur est socialement déterminée), et contribue de ce fait à en fixer la valeur financière, que celle-ci soit explicitée ou non dans une estimation. Cette appréciation de la valeur s’organise le plus souvent dans une dialectique de l’attribution, l’évaluation de la qualité de l’œuvre aidant à la proposition ou à la confirmation d’un nom d’artiste et le nom de l’artiste pouvant lui-même objectiver la qualité (et le prix) de l’œuvre. Dans cette « transmutation » par étape d’un bien de culture en marchandise qui polarise l’attention des médias et du grand public, l’inévitable répercussion financière des travaux de l’expert et les lourdes conséquences d’éventuelles erreurs ont contribué à faire douter de la franchise de ce travail intellectuel où toute appréciation est une certification et où la valeur se crée autant qu’elle s’apprécie. Cependant, l’expertise se définit aussi par sa méthode (ses dispositifs spécifiques). Celle-ci repose essentiellement sur la pratique du connoisseurship, c’est-à-dire l’étude directe (et si possible en présence) des œuvres d’art, grâce à leur analyse visuelle, dans l’objectif d’en confirmer ou d’en suggérer une attribution. Sans que soient négligées dans la pratique de l’expert de nombreuses connaissances externes, notamment fournies par les sources textuelles de l’historien, l’expertise et le connoisseurship frôlent désormais l’équivalence sémantique, dans le mouvement dialectique suivant : le travail de l’expert se trouve anobli (isolé des enjeux économiques) grâce au joli nom de connoisseurhip – le connoisseurship devient une pratique limitée au travail de l’expert-marchand à mesure qu’il est rejeté par de nombreux historiens universitaires. En effet, autant que la sincérité sociale de l’expertise et de ses résultats, c’est la pertinence scientifique du connoisseurship comme outil de l’histoire de l’art qui a récemment été battue en brèche. L’émergence du connoisseurship témoigne, dès la fin du xviie siècle, d’un changement radical dans l’approche de l’art, quand la connaissance de l’aspect visuel de l’œuvre prend progressivement le pas sur le déchiffrement littéraire de son sujet, cette connaissance elle-même étant tôt réduite à une méthode et pratique de l’attribution. Sa mise en œuvre postule que le style est une donnée avant tout personnelle, constante et identifiable, que l’auteur et ses œuvres sont, chacun dans leur registre, éminemment singuliers. Dès les premières années du xviiie siècle, l’Anglais Jonathan Richardson a l’ambition de fonder une véritable « science du connoisseur » et, au milieu du xixe siècle, Giovanni Morelli essaye de prouver à l’Europe que l’identification des maîtres anciens peut se baser sur la reconnaissance de particularités précises et localisées (tel ou tel détail au sein de l’œuvre), dénombrables et presque parfaitement fiables. De ces certitudes positivistes, les membres de la communauté scientifique sont depuis longtemps revenus et, comme nombre d’autres sciences humaines, le connoisseurship a été l’objet depuis quelques décennies d’un historic turn qui a transformé la focale : ont depuis intéressé moins des résultats pratiques nouveaux qu’une quête archéologique de la méthode et de ses ambitions. Les connoisseurs d’Ancien Régime comme leurs homologues des xixe et xxe siècles (et ceux-ci peut-être plus encore) ont fasciné les historiens, qui ont cherché à déconstruire leur méthode pour en analyser les rouages. Ces études ont pu contribuer à une histoire du regard[3], à une enquête sur les méthodes scientifiques du xixe siècle[4] ou à la réflexion sur la verbalisation du fait artistique[5]. Toutefois, de nouvelles générations d’historiens de l’art, nourries de la critique de la notion d’auteur et de l’acte d’attribution qui est son corolaire, ont émis récemment des critiques plus vives à l’égard du connoisseurship et l’ont parfois violemment rejeté. À l’heure où le questionnaire universitaire est presque unanimement social, le travail du connaisseur est souvent considéré comme une accumulation d’obscures et peu utiles arguties stylistiques (le « pettifogging fuss with detail » auquel Friedländer se plaignait déjà de voir ses travaux rapportés[6]). « Savoir éclaté », sans « prétention au récit historique », le connoisseurship est désormais réduit à un « savoir-faire », une « connaissance empirique des œuvres liées à leur catalogage et à leur description, leur inventaire », en somme à une activité secondaire – et au mieux auxiliaire – qui n’a pour vocation de ne parler ni de l’art, ni de l’histoire[7]. Quoi qu’en ait dit Panofsky (avec un sens certain de la formule), le connaisseur ne peut se cantonner à la figure de l’« historien de l’art laconique » : il n’échappe pas au réseau de la parole et de l’écriture[8]. Je souhaiterais d’abord analyser un certain discours de l’expertise, une mise en récit produite par les experts eux-mêmes et parfois reprise sans distanciation par des historiens universitaires que ce discours tend à passionner (et qui nourrit leurs réticences sur la pertinence de la méthode), qui l’assimile à une mythologie du coup d’œil et du savoir épiphanique et qui insiste sur l’éclatement de ses objets et de ses connaissances. Au contraire, je voudrais montrer ensuite que le connoisseurship, même entendu au sens le plus large de science de l’art par l’art et par l’œuvre[9], suppose une pratique de la mémoire, de la comparaison et de l’écriture qui est riche d’implications épistémologiques : il suppose une coprésence « entre le présent et le passé[10] » et repose sur le postulat d’un monde plein, plein d’œuvres, de souvenirs et de références. Je m’appuierai principalement sur deux exemples : ceux de Bernard Berenson (1865-1959) et de Max Jakob Friedländer (1867-1958), qui l’un et l’autre partagent ce trait caractéristique d’avoir publié des réflexions sur leur pratique, respectivement au début et au milieu du xxe siècle. II. Discours d’experts, mythe du coup d’œil Savoir et savoir-faire lentement incorporés, et de ce fait difficilement séparables de l’individu, l’expertise et son commentaire mettent le plus souvent en scène les limites de la communication verbale et l’impossibilité d’un discours de la méthode. Les travaux de Bernard Berenson, l’un des pères du connoisseurship moderne, spécialiste de la Renaissance italienne, s’achèvent généralement par des listes d’œuvres que l’auteur attribue à tel ou tel artiste, sans autre commentaire que la seule énonciation de ces affirmations. De façon symptomatique, les « Rudiments of connoisseurship », l’unique effort de discours méthodique de Berenson, sont publiés inachevés en 1902[11]. Pour l’expert américain, son savoir, qui repose sur un « sentiment », n’est pas « démontrable[12] ». De ce fait, c’est la confiance portée à l’expérience de l’expert par le public qui fait la valeur de son jugement et c’est lui-même que le connoisseur est contraint de mettre en scène pour appuyer ses attributions : si controverse il y a, celle-ci ne peut s’achever que d’une seule façon, « into one or the other of the disputants affirming that he has the greater learning, the better eye, the better tastes and the better judgement[13] ». Le meilleur discours méthodologique qui vaille est donc de nature autobiographique. Berenson considère que son ouvrage sur Lorenzo Lotto vaut mieux, comme discussion de la méthode, que ses propres « Rudiments » théoriques ; dans les rééditions tardives de ses ouvrages, comme dans la réédition de 1938 des Drawings of Florentine Painters (réédition que Berenson regarde comme un « essai sur la méthode »), la seule trace de celle-ci consiste à laisser laconiquement cohabiter les marques de ses décisions anciennes avec ses nouvelles attributions, sans justifier ses revirements ; en outre, c’est notamment par la publication d’une autobiographie, Sketch for a Self-Portrait (1949), que Berenson termine sa vie d’auteur. Qu’elles datent du début du xxe siècle ou qu’elles soient plus proches de nous, les autobiographies d’experts reposent souvent sur une même dynamique[14] : la biographie relève de l’exceptionnalité archétypale – l’auteur est un être doué, hors du commun, mais qui s’inscrit dans un moule commun aux grands connoisseurs que l’histoire a légitimés. Son personnage est construit à l’encontre des attentes sociales d’égalité, de transparence et d’effort : en somme, « le dandy tente d’effacer l’expert[15] » et l’auteur insiste couramment sur le milieu social élevé dont il est issu, dépeint un expert mondain et homme de réseau, et globalement insouciant, sans soucis matériels, sans nécessité de travailler. Ce sont en fait autant d’atouts sociaux pour légitimer sa position : la familiarité de l’expert avec les formes de l’art remonte à sa lointaine enfance et est presque innée, sa mondanité lui permet à la fois d’être au courant des nouveautés et de construire son autorité, son dilettantisme revendiqué le met à l’abri de la corruption – son jugement n’étant pas motivé par le profit financier. En somme, il accumule les capitaux culturels, sociaux et économiques qui contribuent à son prestige et à sa propre rareté (si ces capitaux ne lui ont pas été donnés à la naissance, il a recours à d’autres modes de distinction, comme un snobisme exacerbé, tel celui de Berenson ou de Federico Zeri, ou un maniement extrêmement sophistiqué de la langue, comme le faisait Roberto Longhi). Le refus du travail est une constante de ces récits : elle participe à plein de l’idéologie du don qui assure la défense corporatiste d’un savoir spécialisé et instaure un numerus clausus de l’expertise (l’expert est « the one who is gifted[16] ») autant qu’elle assure le caractère charismatique du savoir du connoisseur et tend à placer son avis hors de la controverse argumentative[17]. Elle met donc l’expert hors du champ qui construit habituellement la légitimité de l’historien de l’art : l’expert n’a pas besoin d’avoir fait d’études universitaires et c’est son expérience « sur le tas » qui importe[18] ; l’expert peut ensuite rejeter les positions universitaires qui s’offrent à lui et refuser le statut d’historien[19]. Ce statut à toutes fins utiles de Don Juan de l’art influe sur la description du processus même de l’expertise. Celui-ci se construirait dans l’instant et l’immédiateté et la façon la plus convaincante de le décrire relèverait de la métaphore du coup d’œil : l’expert reconnaîtrait subitement, au moyen d’une pure confrontation à l’œuvre d’art[20]. Son activité relèverait donc à la fois d’un temps et d’un espace à part, et en somme quasi inexistants, qui isolent le travail de l’expertise des catégories habituelles de la sensibilité (pour s’exprimer de façon kantienne). La mise en scène d’un rayon de soleil propice qui permettrait l’attribution de l’œuvre d’art est de fait un véritable topos du récit de l’expertise : ainsi de la narration par Philippe Costamagna de sa redécouverte d’une Crucifixion de Bronzino au musée des beaux-arts de Nice ou de l’attribution d’un tableau des réserves du Louvre à Nicolas Poussin par Pierre Rosenberg[21]. Cette insistance sur le coup d’œil a deux implications : tout le travail de l’expertise réside dans le regard, dans une activité sensorielle (parfois presque sentimentale) plutôt qu’intellectuelle (et discursive) ; le savoir se construit sur le mode de la révélation, en somme de l’épiphanie, en dehors du temps (y compris le temps de l’histoire), de l’espace et de la parole (l’épiphanie entraîne – ou justifie – le mutisme de la méthode). L’acte d’attribution doit amener à une connaissance plus intime de l’œuvre, dont l’apposition d’un nom, loin d’épuiser le rapport à l’objet, n’est qu’un préliminaire[22] ; poussée à l’extrême, l’expertise quitte le champ de l’expérience et de la confrontation pour devenir pure identification du connaisseur avec son objet – elle est objectivité révélée parce qu’elle annihile le sujet[23]. III. Connoisseurship et mémoire Le connoisseurship n’a rien pourtant d’une disparition ou d’un changement de dimension. Il est un voyage, et si le connaisseur a parfois la chance de parcourir les vastes espaces de son savoir suffisamment vite pour ne pas en prendre conscience, il n’en est pas moins possible de décrire ses étapes. Le regard de l’expert sur l’œuvre (pourtant présenté sur le modèle intellectuel du face-à-face sans environnement) mobilise en réalité la remémoration de nombreuses œuvres similaires qui servent d’éléments de comparaison avec l’œuvre à attribuer[24]. Le connaisseur superpose ainsi les temps de présence : celui face à l’œuvre à expertiser, celui de la vision des œuvres témoins et qui se re-présentent, celui de la création de l’œuvre qui est face à lui. Ce rappel de mémoire et le voyage qui en découle sont presque instantanés et il n’est pas anodin que Proust, à la fin de la Recherche du temps perdu, l’ait comparé au fonctionnement de la mémoire involontaire, que peut stimuler aussi bien une madeleine ou un pavé mal équarri que le fragment d’un retable de Giotto : « Ainsi un amateur d’art à qui on montre le volet d’un retable se rappelle dans quelle église, dans quel musée, dans quelle occasion particulière, les autres sont dispersés (de même qu’en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l’objet jumeau de celui qu’il possède et qui fait avec lui la paire)[25]. » Comme le suggère le romancier, de l’observation et de la mémoire découle une autre temporalité, celle de la vie de l’œuvre. Parce que le temps influe sur l’état de conservation de l’artefact et biaise sa qualité et son éventuelle attribution, l’expert apprend à reconnaître et évaluer les traces de son passage sur l’objet qu’il a face à lui. Parce que le temps disperse les objets mais que la mémoire (y compris la mémoire collective sédimentée dans les textes) permet de retracer leur parcours, le connoisseur se doit de connaître les grands traits de la vie des œuvres, qui permettent éventuellement de confirmer une authentification. Au présent du regard scrutateur et au passé (à découvrir) des conditions de la création de l’œuvre, le connaisseur ne peut souvent se dispenser d’ajouter le temps intermédiaire de la vie de l’œuvre et de sa réception : quand son travail est terminé, les temps du connoisseur ne se superposent pas – ils finissent par s’enchaîner. La mémoire peut bien relever d’une qualité et d’une compétence personnelles (et les experts insistent généralement volontiers sur ce don[26]), elle n’en repose pas moins sur une connaissance extrêmement fine de l’histoire de l’art et des formes. Elle est le résultat personnel d’un savoir qui est cumulatif, construit à la fois de manière collective et idiosyncrasique[27]. Collective, parce que loin de procéder systématiquement à l’ascèse de la tabula rasa, l’expert tient compte des travaux des historiens et considère les regards et les avis qui ont éventuellement précédé les siens et qu’il apprend à reconnaître (une note au verso d’une œuvre, une marque de collection, un inventaire). Idiosyncrasique, parce que ce savoir résulte d’un effort personnel construit à force de lectures, de visites, de contemplations et d’exercices spirituels. Ce savoir au long cours est difficilement dicible, il n’en sous-tend pas moins tout le travail de l’expertise. Jacob Burckhardt a tenté de le cerner en rendant hommage à Morelli : « Avec Morelli est mort tout un monde de science, comme il arrive toujours quand meurent des connaisseurs de premier ordre. Quels que soient la valeur, l’efficacité, l’effet de ce qu’ils ont dit et écrit durant une longue vie, ce ne sera toujours qu’une toute petite partie de ce trésor d’impressions artistiques et historiques accumulé dans leur mémoire[28] ». En ce sens, le connaisseur est lui aussi « l’homme de la mémoire culturelle » tel que Barthes l’a défini en rendant hommage à Gaëtan Picon, en qui « la culture remontait sans cesse spontanément, sous forme de bribes vivantes, de souvenirs intenses et chéris, de germes migrateurs » ; lui aussi ne peut partager le « trésor » de sa mémoire, ce « savoir transcendé par la culture affective » qui est intransmissible[29]. IV. Du travail du connaisseur Le connoisseur dispose d’outils capables de l’aider à vérifier une attribution éventuellement suggérée par la contemplation (ou de rechercher et de proposer un nom d’artiste si la seule confrontation n’a pas été féconde). Que ce soit dans des ouvrages imprimés (les catalogues raisonnés) ou dans la photothèque qu’il a généralement construite, c’est au sein de ces banques d’images qu'il peut compléter le surgissement opportun de la mémoire revenue face à l’objet à expertiser. Avec la reproduction précise d’une œuvre à laquelle il a déjà pensé ou grâce à de nouveaux éléments témoins qu’il y découvre, il doit parvenir à l’aspect essentiel de sa méthode : la comparaison. Celle-ci ne relève pas d’un automatisme visuel mais bien plutôt d’un travail et d’une pratique raisonnée. En effet, elle met bien rarement en relation deux éléments purement identiques qu’il suffirait d’appairer. Elle repose au contraire sur une appréhension subtile de la différence dans la similitude : deux éléments se ressemblent, mais pas complètement, et il s’agit d’évaluer si cette différence n’est pas trop grande pour enlever toute pertinence à ce rapprochement. Pour ce faire, le connaisseur peut tenter d’évaluer une différence semblable entre deux œuvres certaines d’un artiste et la reporter abstraitement entre l’œuvre qu’il expertise et son œuvre témoin, ce afin de s’assurer que le rapprochement qu’il effectue demeure dans un degré de similitude égal ou moindre à celui qui a déjà été fixé entre les deux œuvres sûres. Dès lors, c’est déjà une mise en réseau qui s’opère, multipliée par le nombre de détails que l’expert va juger indispensables à l’établissement de son jugement, sachant que chacun peut nécessiter un rapprochement avec une œuvre différente. Cependant, cette superposition d’œuvres qui se crée par la comparaison suppose ensuite une activité de classement (soit cette fois de juxtaposition et d’ordonnancement) : les petites différences dans la similitude sur lesquelles se penche le connaisseur ne sont pertinentes et ne font sens que pour autant qu’elles se justifient chronologiquement. Toute différence suppose un écart temporel dans la production : tel trait stylistique chez un maître ne peut être que postérieur à tel autre, un dessin qui présente un repentir n’est probablement pas une copie, un dessin préparatoire à une toile en diffère certainement plus que ne le ferait une étude d’après le même tableau, etc. Ces déductions souvent mécaniques, intégrées au point de devenir inconscientes, et d’autant plus rapides, œuvrent toutes à créer une chronologie[30]. Mené avec cohérence, le travail du connaisseur crée un temps sans fossé, avec des changements mais sans césures, où tout se transforme, où toute différence, c’est-à-dire toute nouveauté, est justifiée par un antécédent et susceptible d’être suivie de conséquences. La comparaison fonctionne enfin sur des jugements de valeur : il s’agit pour le connaisseur de déterminer la qualité plus ou moins grande des éléments qu’il met en relation et qu’il peut ou non assigner au talent plus ou moins grand d’un maître (cette main qui ressemble à telle autre que l’on retrouve dans tel tableau de Caravage est-elle suffisamment aboutie pour pouvoir lui revenir ou relève-t-elle plutôt d’un travail d’atelier ?). De ce fait, le connoisseur développe nécessairement une échelle continue de la qualité, où la rupture est rare. Il y aura pour le marché (et rendus visibles par ses propres estimations) de belles œuvres et de vilains tableaux ; il y aura pour l’histoire de l’art des œuvres révélatrices et d’autres inutiles : pour le connoisseurship, il n’y aura que des objets d’études, et pour tous la même enquête[31]. Ainsi, et même si elle vise à faire émerger la singularité d’une œuvre, l’expertise est une activité essentiellement comparative et contextualiste[32]. De distinction en distinction et de rapprochement en rapprochement, l’œuvre étudiée, comme la pièce manquante d’un puzzle, vient prendre place au sein d’un réseau d’œuvres classées selon l’époque et le lieu. Comme le décrit Proust, l’objectif du connaisseur comme du romancier, est de confondre les temps, relier les fils, tisser les fragments et minimiser l’éclatement des destins et des instants comme celui des œuvres : le connaisseur qui aura repéré les volets d’un retable, les fragments similaires et les objets jumeaux aura pour but de « reconstituer dans sa tête la prédelle, l’autel tout entier[33] ». En effet, si dans ses écrits l’expert fait souvent le point sur une œuvre spécifique, il est courant qu’il présente ses résultats simultanément, discutant d’une myriade d’œuvres qu’il relie et agence : du catalogue de vente au catalogue d’exposition et au catalogue raisonné, il n’y a qu’un pas. Certes, le connaisseur sait que son travail en suscitera d’autres et que les historiens utiliseront ses études comme une source brute d’informations[34] ; néanmoins, et même si sa rhétorique spécifique (souvent minimaliste) la rend parfois invisible, c’est déjà le plus souvent une histoire qu’il établit[35]. Cette histoire a plusieurs échelles, micro-histoire de la création d’un artiste à un instant donné ou macro-histoire du parcours stylistique d’un maître ou du développement d’une école de peinture (la peinture italienne pour Berenson, la peinture nordique pour Friedländer). Cette histoire qui est une histoire d’œuvres et de chronologie peut être assimilée à des annales : elle pose moins de questions, elle cherche moins d’explications et de causalités qu’elle ne semble faire des constats. Elle n’en néglige pas pour autant le facteur temps et son discours prend la forme d’un récit, ne serait-ce que sous la forme la plus élémentaire de la liste ordonnée chronologiquement. En outre, l’attribution est un acte interprétatif qui postule des facteurs d’explication qu’on perdrait à ne pas apercevoir (l’autonomie de la forme par rapport au discours de l’œuvre, la psychologie et les automatismes comportementaux de l’artiste comme unité causale) : ils deviennent les moteurs du récit de l’expert, dont l’absence de principes narratifs (de mise en intrigue, dirait Ricœur) n’est qu’apparente. Enfin, et même si ce récit a pour ambition d’être fondé sur l’entité singulière et matérielle que représente l’œuvre, il n’en est pas moins le fruit de généralisations et d’abstractions : il utilise des types (pour Friedländer, l’attribution, in fine, repose parfois moins sur des comparaisons avec des œuvres existantes que sur une confrontation avec l’image idéale que l’expert se fait d’un artiste[36]) comme il en crée (qu’est-ce qu’un Raphaël ? qu’est-ce que la peinture ombrienne du xve siècle ?). V. Connoisseurship et imaginaire du monde De fait, l’expert accomplit rarement un travail de pointe et de rupture, il ressemble bien peu au critique qui découvre, qui cherche l’inconnu, parfois dans le passé et plus souvent dans le meilleur de la création contemporaine, pour informer l’avenir. Au contraire, et en reprenant les termes de Judith Schlanger, spécialiste de la mémoire littéraire, il relève de la critique mainstream et patrimoniale[37] : le plus souvent, il complète un territoire déjà connu, une histoire déjà écrite même si elle reste lacunaire, qu’il procède en ajoutant au corpus d’un maître déjà identifié mais à qui des œuvres restent à attribuer ou bien en créant des distinctions nouvelles au sein d’un corpus déjà identifié, un pli nouveau sur un tissu déjà cousu (réattribution, autonomisation d’un collaborateur, création d’un maître avec un nom de convention, etc.). Le travail du connoisseur ne permet jamais qu’une connaissance plus précise du canon à force de le densifier ou de l’affiner : quand un pan entier de la création se révèle, cette découverte naît plus souvent d’un travail extérieur à l’analyse visuelle de l’œuvre, que ce soit grâce à une signature (par exemple pour les redécouvertes de Vermeer et de Georges de La Tour) ou à un document d’archives (récemment pour l’assimilation du Maître du Jugement de Salomon à Jusepe de Ribera). Bien plus que sur l’extrême individualisation d’œuvres qui seraient considérées séparément, le connoisseurship repose sur la croyance en la plénitude d’un monde et d’une histoire, où tout est dense, où tout se tient et se lie, se lit et se relit[38]. Tout y est plein (et la photothèque en est la manifestation sensible, avec ses cartons remplis d’images où l’absence, comme sur un rayonnage de bibliothèque toujours comprimé par des serre-livres, ne peut pas se montrer), même si cette complétude frise l’aporie. Aucune liste de connaisseur, aucun corpus établi, n’a évidemment l’ambition d’être fini : il restera toujours une œuvre de Botticelli ou de Memling à découvrir – et si ce n’est pas le cas, rien ne pourra le prouver : « le travail de recensement reste ouvert indéfiniment ». Pour autant, cette finitude reste l’ambition idéale du connaisseur : c’est l’ensemble du registre qu’il tente de reconstituer et la connaissance complète du répertoire est son objectif régulateur. « La donne est complète dès le départ » et la richesse est un préalable[39]. Le corpus que dresse l’expert est une étape vers cet inventaire fini (et inatteignable) : chacune de ces étapes, cependant, se veut exhaustive. Non seulement toutes les données connues sont-elles recensées, mais elles déterminent un ensemble serré, cohérent, un réseau où chaque œuvre en explique une autre ou plusieurs. Plus encore, elles définissent tous les possibles : aucun élément ne pourra s’intégrer au corpus dont les différences avec lui (différences qui fondent son individualité) ne puissent s’expliquer et se diminuer jusqu’à une mesure raisonnable. Le corpus réussi suggère sa totalité : il peut s’agrandir mais aucune place, même laissée vacante, ne peut être complètement indéterminée, à défaut de quoi le corpus ne peut se justifier. Une éventuelle incorporation ne fera jamais qu’étendre et peut-être reconfigurer une totalité dont la ré-ordination est toujours une virtualité. En ce sens, ce monde où tout est plein est aussi un monde non pas immuable mais fondamentalement stable : il peut se réorganiser, mais jamais s’effondrer[40]. Ce monde plein est un home sweet home : il a la douceur et la chaleur d’un espace connu et parcouru. L’expert en est coutumier et ses textes insistent de façon symptomatique sur cette familiarité. À l’en croire, celle-ci transcende l’ordre du savoir et relève d’une prédisposition psychologique et d’un rapport affectif (inutile de redire que de tels discours participent aussi de l’idéologie de « l’initié » développée par l’expertise). Déjà pour Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, l’un des fondateurs du connoisseurship français au xviiie siècle, le but du connoisseur, et le moyen d’affiner continûment son savoir, est de regarder suffisamment d’œuvres (et particulièrement celles réputées les plus spontanées, les dessins) pour se « familiariser » avec les maîtres, « converser » avec eux[41]. Le connoisseurship du xxe siècle tient un discours similaire[42] : si l’expert veut notamment être à même de relier des œuvres à une époque précise mais éventuellement inconnue (c’est-à-dire sans exemple) de la production d’un maître célèbre, il doit être dans un rapport d’intimité avec ce maître qui soit suffisant pour déterminer « ce qui est possible ou impossible » selon la psychologie de l’artiste[43]. L’attribution quitte là le domaine des données physiques, éventuellement quantifiables et encore dicibles, pour aborder le domaine de la sensibilité et de l’intuition, de l’esprit. Ainsi, l’expert doué serait en empathie spirituelle avec l’artiste parce qu’il est lui-même artiste, capable de revivre le processus de création d’une œuvre existante ou d’imaginer des œuvres virtuelles attribuables à tel ou tel maître[44]. Comme il y a des « gens de lettres qui ne sont point auteurs » (Voltaire), il y a des gens de l’art qui ne sont pas artistes, mais qui partagent avec eux leur sensibilité et leur culture : au sein de la République des Arts, le connoisseur se veut tout sauf un « célibataire » (Proust). L’acte d’attribution pourrait avoir tout d’une activité frontière, au bord du gouffre : elle place le connaisseur entre le présent de la concentration ressenti à l’extrême et un passé conditionné à la réussite du travail de redécouverte, entre la projection de soi dans un espace restreint à l’œuvre, interne à son cadre, et l’ubiquité nécessaire pour se représenter devant toutes les œuvres qui nourrissent la comparaison, en somme toujours entre le fonctionnement hyper-sensible de la subjectivité et les conditions externes de l’objectivité. Toutefois, l’espace-temps du connaisseur est sûr (et rassurant) : le temps y est continu, l’univers y est plein, et le connaisseur au même titre que ses objets en font partie intégrante. Ce vieux connoisseurship a la certitude que peut avoir un humanisme triomphant et sa conviction de la valeur : son ciel est déjà conquis et il ne reste plus qu’à en cartographier les étoiles. Il est possible toutefois que l’assurance du connaisseur et sa Weltanschauung en vase clos ne correspondent plus aujourd’hui à une culture moins confiante en elle-même et en ses origines, moins assurée des notions d’autorité, si ce n’est même d’identité et de stabilité, plus riche d’incertitudes et de doutes ; il est possible que cette Weltanschauung nous soit devenue anachronique, que dans une société postmoderne les certitudes sur lesquelles reposent le travail de l’expert soient devenues désuètes – cela, plus encore que la posture sociale de l’expert et ses rodomontades, pourrait expliquer les critiques que les historiens lui adressent aujourd’hui. Alors, « le travail et le temps » du connoisseurship sont peut-être le lieu d’une dernière contradiction : à l’heure où la responsabilité sociale de l’expert augmente toujours, où la valeur financière des œuvres qu’il attribue atteint des records, le fondement intellectuel de son activité pourrait bien relever d’un temps finalement révolu, ou en passe de l’être[45].
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Gabriel Batalla-Lagleyre, Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction d'Olivier Bonfait) |
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[1]
Je tiens à remercier Myriam Borel et Lucas Le Texier pour
l’organisation de la journée d’étude et leur
invitation, ainsi qu’Olivier Bonfait pour ses relectures
patientes et ses précieux conseils.
[2]
Sur les enjeux sociologiques et économiques de
l’expertise en France depuis les années 1950, voir
principalement Raymonde Moulin et Alain Quemin, « La
certification de la valeur de l’art. Experts et
expertises », Annales, 1993, vol. 48, n° 6,
p. 1421-1445.
[3]
Pascal Griener, La République de l’œil,
Paris, 2010.
[4] Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme
indiciaire », dans Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire,
Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180.
[5]
Carlo Ginzburg, « Ekphrasis et connoisseurship », dans Emmanuel Alloa (éd.), Penser l’image III. Comment lire les images ?,
Dijon, Les Presses du réel, 2017, p. 119-144.
[6]
Max Jacob Friedländer, On Art and Connoisseurhip,
Londres, 1942. Édition utilisée : Boston, Beacon Press, 1960,
p. 151.
[7]
Voir les points de vue contrastés de
Frédéric Elsig, Charlotte Guichard,
Peter Parshall, Philippe Sénéchal et Philippe
Bordes, « Le connoisseurship et ses
révisions méthodologiques », Perspective, 2009-3, p. 344-356.
[8]
Sur l’importance de la verbalisation pour l’expertise,
voir Carlo Ginzburg, 2017, op. cit.
[9]
Bernard Berenson, « Rudiments of
Connoisseurship », dans Bernard Berenson, The Study and Criticism of Italian Art, Second Series, Londres, G. Bell and sons, 1902, p. 111-148. Voir aussi Max Jacob Friedländer, On Art, op. cit., p. 150.
[10]
Enrico Castelnuovo, « ART (L’art et son
objet) - L’attribution », Encyclopædia Universalis [en ligne].
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/art-l-art-et-son-objet-l-attribution/.
[11]
« I have had it for some time in my mind to write down,
for once, what is implied in the verb “I attribute”,
“he attributes”. I have neither the leisure nor the
patience to spin it out into the minutest threads »
(Bernard Berenson, Three Essays in Method, Londres, 1927, Clarendon Press, cité dans
Sidney Joseph Freedberg, « Some Thoughts on Berenson,
Connoisseurship and Art History », I Tatti Studies in the Italian Renaissance, Chicago, The University of Chicago Press,1989, vol. 3, p. 11-26).
[12]
Bernard Berenson, The Drawings of the Florentine Painters, Chicago,
the University of Chicago Press, 1938, introduction (première édition 1903) :
« Our knowledge is never stricly scientific, that is to
say measurable, reversible and demonstrable, but at best only
plausible. […] Yes, when all is said and done, the ultimate
appeal is to our feeling ». Voir aussi
Max Jacob Friedländer, op. cit.,
p. 148 : « The modifications, blendings
and shades in emotional life, which truly determined my opinion,
are not to be seized with verbal pincers. », et
p. 172 : « Decision ultimately rests with
something which cannot be discussed ».
[13]
Bernard Berenson,1938, op. cit., introduction.
[14]
Parmi les plus célèbres, voir Bernard Berenson, Sketch for a Self-Portrait, New York, Pantheon, 1949, et Federico
Zeri, Confesso che ho sbagliato, ricordi autobiografici,
Milan, Longanesi, 1995. Plus récemment, Philippe Costamagna, Histoires d’œils, Paris, Grasset, 2016.
[15]
Michela Passini,
L’Œil et l’archive. Une histoire de
l’histoire de l’art, Paris, La Découverte, 2017, p. 48 (à propos de Berenson).
[16]
John A. Gere à propos de Philip Pouncey, cité par
François Viatte dans
L’Œil du connaisseur. Hommage à Philip Pouncey, catalogue de l’exposition tenue au musée du Louvre,
Paris, 1992, p. 12, note 3.
[17]
Bernard Berenson, 1949, op. cit. p. 43 : « I soon
discovered that I ranked with fortune-tellers, chiromantists,
astrologers ». Max Jacob Friedländer, 1960, op. cit.,
p. 180 : « The expert appears to the layman to
be a magician and a worker of miracles. He thinks this part suits
him and he becomes accustomed to indulge in the attitude of the
conjurer. »
[18]
Ainsi, les différents syndicats d’experts français
font de l’expérience un critère d’admission
mais non pas les diplômes universitaires (Moulin et Quemin,
« La certification de la valeur de l’art », art. cit.).
[19]
Sur le rejet du statut d’historien, Bernard Berenson, The Central Italian Painters of the Renaissance, New
York-Londres, G.C. Putnam’sons, 1897, p. 18 et 41.
[20]
Patrick Michel, « Introduction. Che cosa è l’occhio ? De l’empirisme à
la recherche d’une méthode scientifique, de
l’intuition à l’approche scientifique »,
dans Patrick Michel [dir.],
Connoisseurship. L’oeil, la raison et
l’instrument, Paris, École du Louvre, 2014, p. 9-16 (notamment p. 14) ; voir
aussi Louis-Antoine Prat, « Dessin et connoisseurship : problèmes
spécifiques », dans Patrick Michel [dir.], op. cit., p. 129-139 (p. 129 :
« On sait bien qu’une attribution se fait au
premier coup d’œil, dans l’immédiateté
de la rencontre […] »).
[21]
Sur l’attribution du tableau de Bronzino, voir Philippe
Costamagna, op. cit. Sur l’attribution de Pierre Rosenberg, voir le récit qui est fait par La Tribune de l’art, 2 juin 2014, disponible sur :
https://www.latribunedelart.com/un-tableau-de-poussin-identifie-par-pierre-rosenberg-dans-les-reserves-du-louvre.
[22]
Aux yeux d’un Berenson comme d’un Friedländer,
l’attribution n’est qu’une étape (ou un
outil) pour une connaissance plus profonde et plus intime de
l’œuvre. Pour Friedländer, si elle n’est pas
une fin en soi, elle n’en est pas moins le questionnaire qui
permet le mieux de « penetrate so deeply into the essence
of the indivual work » grâce à la multitude de
questions qu’elle requiert (1960, op. cit., p. 160).
[23]
Sidney Joseph Freedberg, op. cit, p. 18, sur la pratique de Berenson comme identification avec l’objet.
[24]
Sur ces « rappels de mémoire », voir
Jean-Pierre Changeux, « Physiologie autobiographique du
collectionneur », dans Patrick Michel [dir.], op. cit., p. 313-322 (ici p. 314).
[25]
Cité par Mauro Minardi, « Morelli, Berenson, Proust.
“The Art of Connoisseurship” », Studi di Memofonte, 14/2015, p. 223.
[26]
Max Jacob Friedländer, op. cit., p. 176, sur
la « vigorous visual memory » de
l’expert. Voir aussi Sidney Joseph Freedberg, op. cit., p. 17, sur le « exceptional
gift of visual memory » de Berenson.
[27]
En ce sens, le connoisseurship est curieux de son
archéologie. La discipline se construit ainsi des
ancêtres quasi mythiques (ce qui contribue aussi à la
valorisation sociale de la fonction : voir Philippe Costamagna, op. cit., chapitre 4 : « Notre sainte
trinité : Berenson, Longhi, Zeri »,
p. 71-108) grâce aux travaux des conservateurs de
musées et des historiens de l’art universitaires
(histoire du marché de l’art, reconstitution des
collections des amateurs du passé, etc.).
[28]
Lettre de Jacob Burckhardt au comte Pier Desiderio Pasolini,
Bâle, le 6 mars 1891 (cité par Pascal
Griener, « Connoisseurship et sciences
cognitives : la leçon du xixe siècle
européen », dans Patrick Michel [dir.], op. cit., p. 291-305 (ici p. 301).
[29]
Roland Barthes, « Mémoire », dans L’Œil double de Gaëtan Picon, catalogue de
l’exposition tenue au Centre Georges Pompidou, Paris, 1979.
Ce trésor qu’évoquent Barthes et Burckhardt, il est
éventuellement du rôle de l’historien de le
reconstituer par la suite, grâce à ses sédiments,
aux bibliothèques des experts, à leurs photothèques,
à leurs catalogues de vente, à leurs publications, aux
signes épars qu’ils ont pu laisser (une note, une lettre
adressée au conservateur d’un musée, une
inscription à la mine sur le montage d’un dessin).
[30]
Sidney Joseph Freedberg, op. cit., p. 18.
[31]
Par exemple, alors que Friedländer consacre son livre de
synthèse sur les primitifs flamands (de Van Eyck à
Brueghel) à quelque dix-neuf peintres, le livre de Panofsky
qui porte le même titre n’en considère que trois
(Van Eyck, Robert Campin, Rogier van der Weyden) ; en outre,
de ces trois artistes, l’iconologue ne considère que
quelques œuvres, quand le connaisseur cherche à en
dresser des catalogues exhaustifs.
[32]
Pour Berenson, le connoisseurship a moins pour objectif
l’attribution que l’établissement de
« relations réciproques » entre les
œuvres : le connoisseurship est avant tout
classement (Bernard Berenson, 1902, op. cit.,
p. 113 : « connoisseurship – which we may
roughly define at once as the comparison of works of art with a
view to determining their reciprocal relationship »).
[33] Même texte que cité supra, note 25.
[34]
Pour Berenson, l’œuvre est d’abord un
matériel pour une enquête plus vaste, non pas une fin en
soi mais « the only adequate source of information in the
study of art » (Bernard Berenson,
1902, op. cit., p. 121) : de fait, ses
méthodes et celles de Morelli seront reprises dès les
années 1920 par les historiens de l’art de
l’École de Vienne, soucieux d’associer le connoisseurship et la critique des corpus
d’œuvres à l’analyse philologique des sources
(Michela Passini, op. cit., p. 87-90).
[35]
Auteur d’une véritable encyclopédie de l’art
nordique, Friedländer a clamé lui aussi
l’importance de ses travaux pour la discipline
historique (Max Jacob Friedländer, op. cit., p. 16). Pour
lui, et en dépit des réticences des universitaires,
l’expert ambitieux peut atteindre à la plus noble
histoire de l’esprit (ibid., p. 153).
[36]
Max Jacob Friedländer, op. cit., p. 173-174 :
« This decision from feeling depends upon comparison, but
not so much upon the recollection of such and such an authenticated
signed or universally accepted work, as rather on an unconscious
comparison of the picture to be ascribed with an ideal picture in
my imagination ».
[37]
Judith Schlanger, « Le passé avec
Thibaudet », Littérature, 2007/2,
n° 146, p. 9-19.
[38]
Sur cette « richesse du plein » dans la
critique littéraire, voir Judith Schlanger, ibid.
[39]
« La typologie que nous cherchons à connaître,
nous savons qu’elle est déjà complète, que
nous la connaissions ou pas » (Judith Schlanger,
« Le revers de la mémoire », Littérature, 1992, n° 85, p. 112-126,
ici p. 118, comme la citation précédente).
[40]
Sidney Joseph Freedberg, op. cit., p. 20-21 : « A novel element […] must be
incorporable within the existing gestalt, rearranging its
totality and its manner of internal functionning to some degree but
by no means disrupting it or taking irresolvable
dislocations ».
[41]
Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, Abrégé de la vie des plus fameux peintres,
nouvelle édition augmentée, Paris, 1762, 4 vol., ici, t.
I, « Discours préliminaire sur la connoissance des
desseins et des tableaux », p. xxxviii.
[42]
Voir par exemple Louis-Antoine Prat, op. cit., p. 129 :
« On a pu dire aussi que le travail de l’esprit
correspondait à celui du destinataire qui ouvre une lettre et
en reconnaît le scripteur dont l’écriture lui est
familière » (à propos de l’anecdote selon
laquelle l’expert Julian Stock aurait reconnu un dessin de
Michel-Ange aussi spontanément qu’une lettre de sa
mère).
[43]
Roselyne Bacou, dans L’Œil du connaisseur,
p. 16 (voir note 16). Lire aussi Françoise Viatte, dans le même
ouvrage, p. 10, sur la démarche intuitive de Philip Pouncey qui
pouvait attribuer une œuvre « grâce à la
connaissance qu’il avait de l’artiste dont il pouvait,
mentalement, reconstituer
l’évolution ». Voir plus tôt
Max Jacob Friedländer, op. cit., p. 174 : « It
comprises not only such works as have been seen, but also such
concealed possibilites as are contained in the gifts of a
master ». Également Philippe Costamagna, op. cit.,
p. 122 : « Un spécialiste incontournable
d’un artiste le devient parce qu’il est entré dans
sa personnalité : il le vit, et il voit donc au-delà
de ces détails [les caractéristiques
stylistiques] ».
[44]
Max Jacob Friedländer, op. cit., p. 144-145 :
« It should be remembered that works of art do not speak
– they sing, and can therefore only be understood by
listeners upon whom the Muses have bestowed their
gifts. […] There only remains the artistically gifted,
but non-productive, spectator as the one who is capable of insight
and deeper understanding, and called upon to provide
enlightenment. » On se souviendra de la phrase d'Ernst
Gombrich : « Le connaisseur réitère en
pensée la prouesse imaginative de l’artiste »
(L’Écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 57).
[45]
Andrea G. De Marchi, « Il conoscitore prima star, poi
bandito, ora estinto », dans Stefan Albl et Alina
Aggujaro [dir.], Il Metodo del Conoscitore. Approcci, limiti, prospettive,
Rome, Artemide, 2016, p. 19-26. Voir aussi Charlotte Guichard,
« Du “nouveau connoisseurhip” à
l’histoire de l’art. Original et autographie en
peinture », Annales, 2010, vol. 65, n° 6,
p. 1387-1401.
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Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Gabriel Batalla-Lagleyre, « Travail et temps de l'expertise artistique », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 16 - mis en ligne le 12 février 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Gabriel Batalla-Lagleyre Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |