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Crises, précarité/fragilité
Crise et conscience de crise à Autun (1949-2017)
Romain Castellesi
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

L’expression de « conscience de crise », théorisée pour la première fois en 2004, est depuis fréquemment reprise dans les études de sciences sociales. Son premier intérêt est de dissocier la notion de « crise » du champ économique, en rappelant qu’elle est avant tout une construction sociale, qui se décline de l’échelle mondiale jusqu’à l’individu. Comme ville moyenne, industrielle et bourguignonne, la ville d’Autun a retenu notre attention. À l’instar de nombreux bassins mono-industriels, elle est touchée de plein fouet par la récession économique des années 1970-1980 et s’avère en ce sens un miroir d’une partie souvent oubliée de la société française du temps présent. La disparition précoce de l’activité minière, dès les années 1950, en fait même un laboratoire de la crise, obligeant les autorités publiques locales et nationales à répondre à un phénomène jusque-là ignoré ou refoulé. Dans la confection textile (les usines Dim), près de 70 % de la main d’œuvre est féminine, ce qui conduit à des mobilisations sociales où se conjuguent subversion des normes de genre et refus de l’invisibilisation des femmes au travail. Trop souvent considérées comme « périphériques », les populations des bassins en « crise » sont fréquemment représentées comme les « perdants » de la mondialisation, dont l’instinct de colère les conduit au vote Front national. Notre contribution, avec les méthodes de l’histoire, placera les concepts de « crise, fragilités/précarité » à l’épreuve du temps long, afin d’essayer d’en dégager des ruptures et des continuités, en écartant toute nostalgie ou sentiment de déclinisme.

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Mots-clés : désindustrialisation, mouvement social, crise, économie, syndicats, ouvriers, précarité
Index géographique : Autun, Bourgogne, Saône-et-Loire, Bourbon-Lancy, musée d’histoire naturelle d’Autun
Index historique : histoire contemporaine, xxe-xxiesiècles, histoire sociale, sociologie, ethnologie
SOMMAIRE

  Introduction
I. 1949-1964 : la crise avant la crise : le déclin d’un bassin minier
1) Les symptômes de la crise autunoise : « nous voulons vivre »
2) Les réponses à une situation de crise
II. Les années 1970 : Autun, ville morte ?
1) Le temps des crises : le tournant de 1973
2) Rêver en fermant les usines
III.2005-2018 : Autun, ville morte ?
1) Une ville transformée par la crise
2) Tourner la page de la crise ?
  Conclusion
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Introduction

« Pourquoi tant de gémissements ? »  se demandait en 1996 l’économiste Jacques Marseille, à propos des crises économiques de la fin du xxe siècle. Alors que prédominait depuis l’élection présidentielle de 1995 le thème de la « fracture sociale », l’auteur rappelle de manière provocante que la période 1945-1975, trop hâtivement qualifiée de « Trente Glorieuses »[1], fut une période de croissance inhabituelle et que les années 1990 constituent simplement un moment de retour à la normale.

Ce clin d’œil vient nous rappeler le caractère protéiforme du concept de crise. Son étymologie grecque (krinein) renvoie en effet à une phase spécifique de la médecine hippocratique, où la maladie atteint un stade décisif. La crise introduit ainsi une rupture dans un système jusque-là marqué par la continuité de ses fondements. Elle est un moment critique dans une temporalité chaotique, où les anciens repères chronologiques sont mis à mal, rendant la projection vers l’avenir incertaine. Ce trouble dans le temps[2] qui est sous-tendu par la notion de crise intéresse particulièrement les historiens. Dans son Dictionnaire culturel, Alain Robert résume cette idée en montrant que la crise est « un cours des choses qui invente sa propre temporalité » et que « les événements s’emparent du temps au lieu de s’y dérouler »[3]. La crise est ainsi un vecteur de distinction (ce dont témoigne sa parentalité étymologique avec le terme discrimen), dans les chronologies mais aussi dans les logiques sociales, économiques, et politiques.

La notion de crise s’est ainsi imposée dans le champ des sciences sociales pour désigner des états de tensions et de conflits. On constate cependant à quel point elle est aujourd’hui utilisée comme un concept-valise pour désigner une supposée perte de valeurs de la société contemporaine dont la réalité est difficilement appréciable à l’image de la « crise de la famille », « crise des banlieues », « crise identitaire » ou encore la « crise européenne ». Ce recours systématique à la crise pour traduire les fractures qui parcourent la société ignore pourtant que la crise peut être un horizon à dépasser, une situation permettant un changement positif et émancipateur.

L’expression de « conscience de crise » nous a parue, en ce sens, comprendre toutes les dimensions du spectre complexe qu’est la crise. Théorisée par un numéro de 2004 de la revue d’histoire contemporaine Vingtième siècle, elle envisage le phénomène sous le prisme des représentations en articulant les différentes identités, recomposées pendant les crises, dont le pluriel souligne la diversité[4]. L’emploi – bien souvent doloriste – du terme de crise contraste avec sa réalité sociale, économique et politique. C’est pourquoi les auteurs se proposaient de saisir le « sentiment de crise » des individus, plutôt que de se prononcer sur la légitimité de l’employer ou non.

C’est dans une quête similaire des enjeux historiques de la crise que nous avons choisi la ville d’Autun comme cas exemplaire. Bassin d’environ 13 000 habitants (contre 21 000 en 1982, apogée de l’emploi industriel dans la ville), Autun est une commune de Saône-et-Loire dont l’emploi et la démographie sont structurés depuis la fin du xixe siècle par l’industrie. L’exploitation minière des schistes bitumineux emploie plusieurs milliers d’ouvriers jusqu’aux années 1950. Après la crise du secteur, le textile prend le relais avec l’implantation des établissements Begy, puis Dim, dès la fin des années 1950. Aujourd’hui, malgré le passage de la crise pendant toute la seconde moitié du xxe siècle, le secteur secondaire représente encore près de 30 % des emplois, comme dans de nombreuses villes moyennes qualifiées de « sinistrées ». La situation géographique périphérique de la ville, ainsi que l’absence d’autres activités que la production manufacturière en font un bassin mono-industriel, fortement dépendant de l’emploi ouvrier. En outre, Autun se distingue par la diversité sectorielle de son industrie (minière, sidérurgique, puis textile), mais aussi le basculement genré de sa main-d’œuvre. D’abord presque exclusivement masculine avec l’industrie lourde, elle se féminise massivement avec les « dimettes » qui luttent à partir des années 2000 pour la sauvegarde de leur emploi. Enfin, le choix d’Autun se justifie par la chronologie de la crise, qui bouscule une temporalité nationale trop souvent réduite aux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Dès 1949, des mines ferment à Autun et en France, des propositions de reconversions sont mises en place, des réponses institutionnelles sont élaborées, alors même que l’industrie française est en pleine expansion.

Notre approche est donc résolument historique, empirique et inductive. Elle s’appuie sur des sources écrites que nous avons cherchées à diversifier le plus largement possible afin d’éclairer tous les aspects du phénomène (archives syndicales, privées, préfectorales concernant les problèmes économiques mais aussi les archives des Renseignements généraux pendant les mobilisations contre les fermetures), et des sources orales (par le biais d’entretiens d’ancien·nes salarié·es des entreprises autunoises, ou de témoignages oraux recueillis par des historiens locaux).

Que nous dit Autun, laboratoire de la crise, des évolutions de l’identité ouvrière et des fractures sociales de la France du temps présent ?

I. 1949-1964 : la crise avant la crise : le déclin d’un bassin minier

À la fin des années 1950, la France connait un taux de croissance annuelle exceptionnel de 6 % et l’État pilote le développement industriel du pays. Dans l’ombre d’un discours technocratique reposant sur une prétendue « modernisation » des structures économiques, certains bassins miniers accusent un important déficit[5]. Les mines de schistes d’Autun, ainsi que les mines de charbon non-nationalisées, situées en périphérie de la ville, ne sont plus rentables depuis la Libération. Nicolas Verschueren théorise cette disjonction chronologique dans une étude au titre évocateur[6]. La fermeture de l’usine schistière des Télots en 1957, qui emploie plus de 1 000 salariés, est un événement traumatisant pour la région et pose un problème nouveau aux autorités comme à la population : celui de l’emploi.

1) Les symptômes de la crise autunoise : « nous voulons vivre » 

Autun présente en ce sens une configuration très révélatrice puisque, dès 1949, alors que l’industrie schistière dominait l’économie locale depuis les années 1830, les mines sont en faillite. Le bassin subit une crise sans précédent conduisant à son classement comme « Zone critique » par le gouvernement en 1957. Ce dispositif instauré par l’État est une des premières réponses institutionnelles à la crise de bassins industriels. La transition énergétique du charbon vers l’énergie nucléaire et le pétrole, dans le but d’assurer une meilleure autonomie énergétique, suscite l’enthousiasme sur la performance industrielle et technologique française. Pourtant, ce choix se traduit dès 1961 avec le Plan Jeanneney qui impose de « fermer aussi vite qu’il est socialement possible les mauvais puits »[7] de charbon. La dernière mine de traitement des schistes de France, l’usine des Télots, ferme en 1956. Avant la guerre, l’exploitation était au faîte de sa puissance avec environ 1 000 salariés. L’onde de choc touche l’ensemble du bassin. Épinac, petite ville minière située à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Autun, paye le prix fort. La population de la ville s’effondre d’un tiers, passant de 4 540 à 3 081 habitants entre 1926 et 1954[8]. Le déclin rapide des bassins miniers est donc un cas particulièrement vif de conscience de crise. Ce sont trois générations de travailleurs qui ont désormais connu des crises du secteur, bien que celle des années 1950 soit la première à remettre en cause radicalement l’existence de l’exploitation du schiste dans la ville. En partant du cas de l’Aveyron, où les mines sont aussi durement touchées par une fermeture retentissante en 1961, Donald Ried affirme que « le déclin des bassins houillers constitue l’une des formes les plus extrêmes de désindustrialisation ». Sur le plan local, les pertes d’emplois signifient un drame pour les sociabilités et l’identité ouvrière. Cette situation passe néanmoins inaperçue à l’échelle nationale, tant ces bassins représentaient une part infime de la production globale. Les ouvriers subissent donc une « double peine ». Ils doivent non seulement supporter une reconversion forcée mais aussi, dans le cas d’Autun, une crise inédite encore inconnue de l’opinion publique. Il s’agit donc pour les syndicats d’échafauder eux-mêmes une stratégie de visibilisation de leur action afin d’interpeller les pouvoirs publics et attirer l’œil de la population.

2) Les réponses à une situation de crise

Le mouvement social des mineurs d’Autun est en effet le premier phénomène reflétant les changements induits par la crise économique. Par exemple, il est pour le moins surprenant de voir qu’un communiqué commun à la CGT, FO, la CFTC et la CGC est publié en juillet 1949 sur la fermeture de la mine de Moloy, dans le bassin autunois. L’affrontement des syndicats miniers lors de la grève de 1948 contre le gouvernement Ramadier, sur fond de guerre froide, fut aussi vif que sanglant, avec au moins 6 morts dans le pays[9]. Sur le plan politique, le PCF et la SFIO se déchirent dans l’instabilité gouvernementale de la IVe République. À Autun, les partis politiques de gauche s’unissent pour dénoncer la menace pesant sur le bassin, et appellent à des rassemblements les plus unitaires possibles. La crise fédère donc des forces parfois antagonistes devant le danger imminent de mort de l’activité. 

Le répertoire d’actions est également affecté par la disparition de l’emploi. Face à la récession, les ouvriers ne sont plus en position de force. Ils doivent donc se résoudre à des actions sporadiques en lien avec la population locale, la grève pouvant à leurs yeux aggraver la situation de l’exploitation minière. Le mot d’ordre est donc « sauver l’emploi », « faire vivre le bassin d’Autun », sur un registre davantage défensif qu’offensif. L’étude des archives de l’Union locale (UL) de la CGT laisse d’ailleurs apparaitre un paradoxe criant entre des positions publiques fermes et les courriers circulants au quotidien entre les instances syndicales départementales et nationales qui tentent discrètement d’organiser des reclassements dans les entreprises du bassin.

On constate donc, à l’issue de cette première phase, que la conscience de crise se manifeste avant tout par la volonté de sauvegarder un territoire et une activité, qui sont les deux piliers de la centralité ouvrière. Face à la raréfaction de l’emploi, les salariés comme les pouvoirs publics reconfigurent leurs discours et leurs pratiques, afin de répondre à la déstabilisation des structures économiques et sociales de la ville.  

II. Les années 1970 : Autun, ville morte ?

On aurait donc pu penser que l’économie autunoise était en voie de désindustrialisation intégrale, laissant place à une région « sinistrée », ou encore à une « mort industrielle annoncée » pour reprendre les termes déclinistes de la presse locale de la fin des années 1950.

1) Le temps des crises : le tournant de 1973

Pourtant, le classement de la ville en « Zone critique », de même que l’implantation de l’usine Begy (future DIM) en 1956 et de l’usine métallurgique Idéal Standard en 1964, parviennent à relancer l’économie locale, combler le dépeuplement et même créer de nouveaux emplois jusqu’en 1973, date de la crise nationale de croissance. Comment comprendre une telle volatilité ? Les sciences sociales analysent fréquemment les crises de façon cyclique. En matière économique, cette vision se défend par un retour naturel à l’équilibre des marchés après une dégradation, quand l’approche marxiste affirme au contraire que le principe d’accumulation capitaliste aboutit à une crise permanente. Dans ce cas, la crise serait même vitale à la conservation du capital organique. En histoire, la délimitation chronologique de la crise donne lieu à des débats similaires. Certains historiens, à l’image de Jean-Claude Daumas, insistent sur la bonne santé économique de certains secteurs industriels qui étaient en pleine expansion en 1973, quand d’autres, très récemment, ont montré la précarité des conditions de vie des Français à cette époque et le déclin passé inaperçu d’autres secteurs[10]. Autun, tantôt touchée par la désindustrialisation dans les années 1950, tantôt en développement à la fin des années 1960 est une cité habituée à la variation des cycles économiques. Mais, au-delà de ces évolutions, il est indispensable d’étudier le moment où la « conscience de crise » s’est véritablement installée dans la ville. Car, comme l’indique Jean-Philippe Passaqui, historien autunois, une relative confiance était de mise parmi les salariés et la population quant à la possibilité des pouvoirs publics à établir des solutions.

L’année 1973 à Autun marque le début d’une nouvelle phase de crise, mais n’en est pas le point de départ. Un des aspects majeurs de cette perception de la crise est le fait qu’elle touche la jeunesse. Alors que les mineurs des années 1950 étaient en fin de carrière, 60 % des demandeurs d’emploi en 1974 ont moins de 25 ans. Il en découle une migration importante de la population active, réservoir de main d’œuvre de la ville. Entre 1973 et 1975, en deux ans seulement, la saignée démographique s’élève à 2 000 personnes, soit 10 % de la population totale. Il ne reste donc à Autun qu’une génération ouvrière ayant travaillé dans les mines, et subi deux crises majeures. Les habitant·es ayant fait le choix de rester connaissent de fortes difficultés à trouver un emploi. Jusqu’en 1987, le taux de chômage ne descend pas en-dessous de 10 %. Les salarié·es qui continuent à travailler font face à une précarisation de leur emploi. Alors que le chômage partiel ne touchait que 40 personnes en 1971, il en concerne 283 l’année suivante, soit une multiplication par 7. Il faut ajouter à cela un effet de surprise lié au choc pétrolier. Alors que le secteur des schistes bitumineux était repéré dès les années 1920 comme peu rentable, le textile et la métallurgie étaient en revanche des activités essentielles de l’industrie française. Les archives de la mairie d’Autun[11] témoignent également d’un déclic sur le plan politique consécutif à la crise. C’est à partir de 1973 que le maire commande des rapports complets et trimestriels sur l’emploi. Sur l’ensemble des communications dépouillées entre 1970 et 1980, on remarque plus de 20 courriers écrits par le sénateur-maire Marcel Lucotte aux membres du gouvernements (secrétaires d’État, ministres, Premier ministre)[12]. Ce volontarisme politique de crise s’accompagne d’un discours se voulant consensuel et unanimiste. Des réunions multilatérales s’organisent, où le maire, le préfet, les responsables patronaux et syndicaux se réunissent et affirment leur « volonté de lutter contre le chômage » ou encore de « faire bloc face à la crise »[13]. Ce n’est donc qu’à partir de 1973 qu’Autun est effectivement touchée par la crise. C’est à ce moment que les structures sociales traditionnelles de la ville sont atteintes (sa démographie, sa jeunesse, ses secteurs moteurs) et que la récession est actée par les différents acteurs.

2) Rêver en fermant les usines

Les relais nationaux ont été déterminants dans l’imprégnation de ce sentiment de crise. Les médias se font l’écho quotidiennement de l’avènement imminent et inéluctable d’une « croissance zéro ».

Cependant, la conscience de crise est également un « vecteur de changement » comme l’affirme Michelle Zancarini-Fournel en prenant l’exemple de l’émission « Vive la crise ! », animée par Yves Montand en 1984, qui est un espace d’imagination et de proposition. L’influence du répertoire d’actions de mai-juin 68 se conjugue avec de nouvelles inquiétudes concernant l’emploi. La fermeture de l’entreprise Idéal Standard, à Autun, est emblématique de l’hybridité des revendications des travailleurs en temps de crise. Alors que l’entreprise n’était pas coutumière des conflits sociaux, l’annonce de la fermeture en 1975 donne lieu à une occupation des locaux de plusieurs semaines et à la séquestration du député-maire Henri Lacagne. Le recours à l’occupation s’explique par la prise en main de l’espace de l’usine. Il s’agit d’un moment de subversion des rôles sociaux ordinaires au travail qui porte l’aspiration à conserver son entreprise. Cette lutte se solde par une défaite, et le contexte de désagrégation de l’industrie locale sidère une partie des salariés, laissant entrevoir une attitude davantage défensive qu’offensive dans l’action. Constatant un recul drastique de l’industrie à Autun et divisés sur les modalités d’action ainsi que la suite à donner aux négociations, les ouvriers réalisent que la lutte n’est plus perçue comme un instrument pouvant infléchir la décision de fermer le site. On le constate avec cet extrait d’un recueil de témoignages d’anciens métallurgistes : «  Bon c’est vrai que la dernière manif c’était le baroud d’honneur, les carottes étaient cuites quoi… mais même les carottes cuites on aurait pu marquer le coup à Autun… Mais j’sais pas, j’ai trouvé ça minable »[14]. La conscience de crise provoque donc des transformations concrètes jusque dans les pratiques contestataires et dans la stratégie des ouvriers face à la déstabilisation de leur monde, alors même que la France vit une période de conflictualité intense[15]. Les revendications sont à l’image du décalage que vivent les ouvriers, avec l’intrication d’une volonté de changer la vie par le travail et l’aspiration vitale à conserver son emploi.

L’étude des mutations économiques pendant les années 1970 à Autun permet de revisiter ce qu’il convient d’appeler le mythe des Trente Glorieuses. Si l’année 1973 signe incontestablement le début d’une récession durable, Autun a déjà connu le phénomène, et des formes de (dé)mobilisation nouvelles apparaissent.

III. 2005-2018 : Autun, ville morte ?

Que deviennent les villes en crise après les fermetures d’usines ? L’année 2005 est une date déterminante selon l’historien de la consommations, Jean-Claude Daumas, qui marque une prise de conscience décisive sur le phénomène de désindustrialisation par les pouvoirs publics, à l'exemple de ces plans sociaux très médiatisés à l’instar de Danone, Mark & Spencer ou encore Moulinex. plans sociaux très médiatisés à l’instar de Danone, Mark & Spencer ou encore Moulinex. L’année 2005 est marquée par un conflit dur aux ateliers de Dim à cause de la délocalisation d’un site de production en Roumanie. Sa couverture médiatique prend une ampleur nationale alors que la ville poursuit son déclin démographique et que l’emploi industriel recule nettement, passant d’environ 50 % des actifs à 25 % entre les années 1990 et 2005[16].

1) Une ville transformée par la crise

À Autun, comme dans les autres bassins subissant le déclin industriel, il convient de se pencher précisément sur les multiples indicateurs de la crise, qui reflètent des transformations allant des groupes sociaux jusqu’à l’architecture de la ville. Cela permet d’une part de montrer toute l’ampleur de la crise, mais d’autre part de conjurer l’écueil trop répandu de considérer ces populations comme des « perdants de la mondialisation »[17].

La paupérisation des populations est la première caractéristique. On observe une concomitance entre la baisse de l’industrie et la dégradation des différents indicateurs sociaux. Le taux de pauvreté est 17,9 % à Autun en 2014, où l’industrie résiste avec la présence de 800 salarié·es de l’entreprise DIM, pour une moyenne nationale de 14,2 %. La criminalité atteste également d’une dégradation des conditions de vie nettement plus forte dans les villes désindustrialisées. Mais on peut aller encore plus loin : le bassin est classé en surmortalité concernant le suicide avec un Indice comparatif de mortalité de 160 contre une moyenne française de 100. Il serait également intéressant de voir les statistiques médicales concernant les troubles physiques et mentaux consécutifs à la perte de son emploi, à l’isolement de certains individus ou encore la précarisation induite par le chômage. Il n’existe pas encore d’études ou de commandes publiques relatives à une épidémiologie de la crise pouvant hypothétiquement mettre en exergue les impacts du chômage et/ou de la précarité en termes de santé publique, ainsi que son coût pour la société.

2) Tourner la page de la crise ?

« Tourner la page » est une expression récurrente dans la bouche des acteurs publics locaux, qui souhaitent rapidement entamer une transition économique. Il s’agit non seulement d’impulser une nouvelle dynamique devant faire le deuil de l’ancienne activité industrielle, mais également de faire table rase d’une période de dépression économique pouvant affecter la popularité de la majorité municipale. On remarque en ce sens que le sénateur-maire Marcel Lucotte, notable de la ville depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et personnalité politique nationale incontournable, est malmené par l’opposition durant les crises économiques des années 1970-1980. Les attaques ad hominem se multiplient et sont une occasion rêvée pour la gauche autunoise de s’affirmer après un demi-siècle de traversée du désert. En 1975, alors que DIM rencontre des difficultés, que l’entreprise de chaussures ROC menace de fermer et que le dépôt de bilan d’Idéal Standard est acté, le Parti socialiste publie un communiqué dans Le Courrier de Saône-et-Loire du 5 août pour dénoncer la posture de neutralité politique avancée par M. Lucotte dans le traitement des problèmes de l’emploi[18]. Les élus trouvent « scandaleux de voir aujourd’hui M. Lucotte, sénateur-maire de la ville s’attrister sur le sort des travailleurs et faire appel à l’union sacrée. Républicain indépendant, il a fait campagne, il y a un an, pour Giscard d’Estaing, il ne cesse depuis de soutenir la politique réactionnaire menée contre l’intérêt des travailleurs au profil du capital ». Le maire répond quelques jours plus tard en dénonçant l’« indécence » du Parti socialiste récupérant politiquement la situation de détresse des travailleurs[19].

Face à ces escarmouches récurrentes, les élus locaux en responsabilité adoptent un langage résolument optimiste, devant occulter voire disqualifier l’activité traditionnelle de la ville en déclin. Cependant, beaucoup de villes industrielles en crise ne parviennent pas à s’émanciper d’une configuration industrielle dominant parfois l’économie locale depuis plusieurs siècles, à l’image d’Autun où Dim emploie encore 800 salairé·es et où le secteur industriel représente 40 % des actifs. En revanche, la contraction fulgurante remodèle nécessairement l’espace urbain, posant un défi d’aménagement aux autorités locales. Différentes options se dessinent alors pour tenter de concilier la mémoire ouvrière, l’industrie textile toujours active et les impératifs de diversification économique face à la crise.

On note en premier lieu une tentative de patrimonialisation, qui suppose la valorisation d’un ancien site industriel, notamment dans une perspective touristique ou en l’aménageant de sorte à conserver son esprit industriel qui est donné à voir au spectateur. Des associations historiques d’Autun proposent en ce sens, depuis plusieurs années, l’aménagement des friches d’anciennes mines schistières et carbonifères du bassin autunois permettant de lier loisir et patrimoine industriel et techniques. La suggestion la plus fréquente vise la constitution d’un parcours historique, guidé par des pancartes explicatives.

La tentative de muséification témoigne d’une logique de tabula rasa, en reléguant l’activité industrielle au rang de relique historique. C’est particulièrement le cas à Autun où l’activité minière décline dès la première moitié du xxe siècle, ce qui permet une distance chronologique et affective aux houillères. La mairie met ainsi en place dès 1964 un muséum d’histoire naturelle spécialisé dans la minéralogie, labellisé par le gouvernement en 1984, qui insiste sur les propriétés du schiste et la diversité minérale du bassin. Ce faisant, la muséographie occulte ou marginalise la dimension ouvrière au profit de la richesse géologique de la ville.

Il faut souvent que ce soit d’anciens ouvriers qui prennent eux-mêmes l’initiative de mettre en avant leur part dans le patrimoine pour que la mémoire de la crise porte leur nom. Les anciens de l’entreprise Idéal Standard ont entrepris un travail de rassemblement de témoignages d’anciens salariés dans un ouvrage financé par la mairie socialiste,  Nous à Idéal [20], qui restitue notamment les luttes de la fermeture, et les souvenirs des anciens salariés. Une pièce de théâtre a même été produite pour entamer un processus de deuil de l’activité et exorciser la douleur des licenciements. Le théâtre étant dans le même temps le lieu de l’illusion et du réel, est un formidable moyen pour mettre à distance les tensions de la crise tout en libérant la parole sur cette expérience traumatique[21].

Le recours, souvent abusif, au terme de « crise » nous empêche de voir la manière dont elle s’immisce dans tous les domaines de la société, jusque dans ce que les géographes appellent l’« urbanité ». Les acteurs publics doivent ainsi élaborer des stratégies – qui se transforment parfois en rapports de force pour l’appropriation de la mémoire – pour perpétuer l’héritage industriel de la ville.

Conclusion

Quelles leçons pouvons-nous tirer du modeste exemple autunois à propos d’un phénomène aussi controversé qu’est la crise ? Invoquée systématiquement au point de saturer l’espace médiatique, l’expérience autunoise nous montre pourtant que la crise est introuvable. Son existence ne repose que sur une somme de représentations, de discours et de pratiques. Plus que n’importe quelle autre évolution économique, elle est une construction sociale.

Bien que l’activité schistière se soit effondrée à Autun, la part de l’emploi ouvrier dans la ventilation des catégories salariales de la population active en fait incontestablement une ville à dominante industrielle. Ce constat se heurte paradoxalement à un sentiment de crise exacerbé parmi les Autunois et les Autunoises. Moins qu’un problème quantitatif et purement économique, la crise s’incarne dans une expérience individuelle et/ou collective. C’est davantage la disparition d’une centralité ouvrière portant un projet politique ouvrier, des sociabilités anciennes et l’attachement à son travail qui dispose les enquêté·es à parler de « crise ».

En définitive, c’est le recours au terme de « crise »  pour évoquer ces réalités sociales complexes qui paraît poser question. La désagrégation de l’identité ouvrière, l’appauvrissement des territoires de l’industrie suite aux fermetures d’entreprises, l’affaiblissement démographique de ces villes renvoient plutôt à un double processus de désindustrialisation et de désouvriérisation.

           

Haut de page AUTEUR

Romain Castellesi,
Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS
(Sous la direction de Xavier Vigna)

Haut de page NOTES



[1] Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.
[2] Nous reprenons ici l’intitulé de l’ouvrage de Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005. La crise établit une discontinuité temporelle faisant émerger de nouvelles dynamiques sociales. 
[3] Alain Rey [dir.], Dictionnaire culturel en langue française, notice « crise », Paris, Le Robert, 2005.
[4] Dossier « Crise et conscience de crise », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 84, 2004.
[5] Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil [dir.], Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013.
[6] Nicolas Verschueren, Fermer les mines en construisant l’Europe. Une histoire sociale de l’intégration européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.
[7] Jean-Marcel Jeanneney, « Une politique de l’énergie », La revue administrative, n° 72, novembre-décembre 1959, p. 580-587.
[8] Jean-Philippe Passaqui, « Pourquoi une fonderie à Autun ? », Nous à Idéal… Témoignages, Autun, Office municipal de la Culture, 2013, p.  44-49.
[9] Diana Cooper-Richet, Le peuple de la nuit. Mines et mineurs en France (xixe-xxe siècle), Paris, Perrin, 2002.
[10] Sur ce débat, voir l’introduction de Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil [dir.], Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, op. cit., p.  5-25.
[11] Archives départementales (AD) de Saône-et-Loire, 75J, Fonds Marcel Lucotte.
[12] AD Saône-et-Loire, 75 J 45-49, Fonds Marcel Lucotte, « Correspondance ».
[13] AD Saône-et-Loire, 75 J 76, Union Départementale CGT de Saône-et-Loire (1936-2002), « UL Autun ».
[14] Jean-Philippe Passaqui, « Pourquoi une fonderie à Autun ? », Nous à Idéal… Témoignages, op. cit., p.  41.
[15] Lilian Mathieu, Les années 1970, un âge d’or des luttes ?, Paris, Éditions Textuel, 2011.
[16] Données de l’INSEE, communes de France, rapport complet sur Autun, 2014. 
[17] Christophe Guilluy, La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014.
[18] AD Saône-et-Loire, 75 J 19, Fonds Marcel Lucotte, « Économie et emploi ».
[19] Le Courrier de Saône-et-Loire, 9 août 1975.
[20] Jean-Philippe Passaqui, « Pourquoi une fonderie à Autun ? », Nous à Idéal… Témoignages, Autun, Office municipal de la Culture, 2013.
[21] Irène Favier, L’usine théâtre du pouvoir. Direction et salariés à Faverge, mars-avril 1976, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015.
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Pour citer cet article :
Romain Castellesi, « Crise et conscience de crise à Autun (1949-2017) », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 14 - mis en ligne le 11 janvier 2019, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Romain Castellesi
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806