Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Corps, Lieux et Appartenances | |||||||||||||||||||||||||||||||
Culture et appropriations des lieux en prison | |||||||||||||||||||||||||||||||
Léandre Bricout | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||||||||||||||||
Haut de page RÉSUMÉ Dans cet article nous allons voir comment la culture des détenus va se répercuter sur leur mode de vie en détention. Nous verrons à l’aide de notions et de concepts comment les détenus vont s’intégrer en prison, constituer des groupes et se positionner dans l’espace. |
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I. Définitions et illustrations 1) Définition de la prison Pour définir ce qu’est la prison dans un sens institutionnel, il est incontournable de reprendre la définition que Goffman donne d’une « institution totalitaire[1] ». Il l’a défini comme étant « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et rigoureusement réglées ». Une nuance est cependant à ajouter dans cette définition. C’est celle de la porosité qui existe entre l’extérieur et l’intérieur de la prison. Les détenus ne sont pas totalement « coupés du monde » et ont des contacts avec l’extérieur de la prison, lors de parloirs, d’appels téléphoniques, de permissions de sortie. 2) Définition de la culture Nous entendrons par culture, le mode de vie global d’une société. Aux yeux des sciences humaines, il n’y a pas de société, ni même d’individu « inculte ». Toutes les sociétés ont une culture, aussi simple qu’elle puisse paraître, et tous les êtres humains sont « cultivés », en ce sens qu’ils participent toujours à quelques cultures. Selon Ralph Linton, « Une culture est la configuration des comportements appris et de leurs résultats, dont les éléments composants sont partagés et transmis par les membres d’une société donnée[2] ». Les objets usuellement fabriqués et utilisés par les membres d’une société ont toujours été reconnus comme constituant dans leur ensemble sa « culture matérielle » et considérés comme partie intégrante de sa configuration culturelle. Le milieu dans lequel un individu développe et agit, comprend toujours une grande variété d’objets fabriqués par les hommes et l’effet sur leur développement, sur la personnalité, peut être considérable. La participation aux éléments de comportement, etc., dépend de leur transmission d’un individu à l’autre par le truchement de l’instruction ou de l’imitation. Ces processus opèrent à travers le temps, et la plupart des éléments constitutifs d’une configuration culturelle, transmis de génération en génération, persistent bien au-delà de la courte période de vie des membres de la société. Nous pouvons dire que la prison s’apparente de très près à une société et que les détenus vont devoir s’approprier la culture de celle-ci. Cette appropriation va s’effectuer par l’apprentissage. Les détenus vont devoir se socialiser, se familiariser à cet univers. Au cours de cet apprentissage, ils vont incorporer des façons de se comporter et des arts de faire. 3) Le yo-yo : objet culturel en prison Parmi ces configurations culturelles, on retrouve l’usage du « yo-yo ». Le « yo-yo » est un système largement utilisé et répandu dans les prisons de France, mais également du monde entier. Il est généralement conçu à base de bandes de drap. Les détenus vont prendre un drap dans lequel ils vont déchirer des bandes et les relier entre elles. Il permet aux détenus de faire passer des objets, des « bafouilles[3] », de la nourriture de cellule en cellule. Il permet les échanges par les fenêtres des cellules en dehors des mouvements mais aussi de faire passer des biens interdits. Il est interdit en détention, on peut l’intégrer dans ce que Goffman appelle une « adaptation secondaire[4] ». C’est par un mouvement de va-et-vient que les détenus vont se transmettre des choses. Il peut être utilisé horizontalement et verticalement. Les échanges verticaux sont plus simples que ceux horizontaux. Lors d’une utilisation verticale, le détenu de la cellule du dessus à simplement à faire passer son « yo-yo » par la fenêtre et le laisser filer vers le bas et l’autre détenu se situant en dessous, n’a plus qu’à accrocher ou récupérer quelque chose sur cette bande de drap. Les échanges horizontaux, sont plus difficiles, car ils nécessitent que les détenus se relient avec des cellules se trouvant sur le côté. Pour que le « yo-yo » soit mis en place, il faut d’abord que les conditions le permettent, il s’agit là pour les détenus d’avoir la possibilité de se relier avec un codétenu. La disposition de la fenêtre de la cellule laisse plus ou moins de place à cette liaison. Certaines fenêtres sont équipées d’une grille et d’autres seulement de barreaux, cela dépend des établissements. Vous l’aurez compris, les fenêtres équipées de grilles vont laisser peu de marge aux détenus pour se relier. Il existe différentes techniques pour se relier, d’abord nous allons nous intéresser aux techniques utilisées par les détenus lorsque leurs fenêtres sont équipées de grilles. Ensuite, nous verrons celles seulement équipées de barreaux. Techniques avec grille : Pour se relier, ils vont utiliser plusieurs méthodes. Observons la première, la méthode de la « baguette ». Lors de cette opération, les détenus de cellule mitoyenne vont utiliser des feuilles de papier qu’ils vont enrouler, scotcher et assembler pour confectionner ce qu’ils appellent une « baguette ». Une fois cette « baguette » suffisamment longue, le détenu d’une cellule va accrocher le bout de son « yo-yo » au bout de sa « baguette », et cela, en formant une boucle assez large. Puis ce même détenu va faire sortir cette baguette au travers de la grille. Attention, si cette baguette est mal confectionnée, elle risque de plier, la fabrique de baguette est un art qui s’apprend et se perfectionne. La mission du détenu de la cellule d’à côté est de récupérer à l’aide de sa « baguette », à laquelle il aura accroché un crochet sur l’extrémité, le « yo-yo » accroché sur la baguette de son voisin. Une fois le « yo-yo » récupéré et reliant les deux cellules entre elles, les échanges vont pouvoir s’opérer. La seconde, la technique du « sac-poubelle », consiste à faire un « cerf-volant » à l’aide de bandelettes de sac-poubelle. Les détenus vont découper un sac-poubelle de sorte à ce qu’il forme une longue bande. Cette bande, ils vont la placer à l’extérieur de leur fenêtre, accrochée à la grille et vont attendre que le vent opère et élève cette bandelette jusqu’à la cellule mitoyenne. Une fois ce « cerf-volant » propulsé devant la cellule mitoyenne, le détenu de celle-ci n’a plus qu’à l’attraper, avec l’aide d’une « baguette » où est fixée une fourchette transformée en crochet. Une fois attrapée et rentrée dans la cellule, la bande de sac-poubelle qui a servi de « cerf-volant » va être remplacée par le fameux « yo-yo ». Ou bien encore, ils vont se servir de leur grille pour confectionner un « système de harpons ». Cette technique consiste à fixer un élastique sur la grille. Cette pratique est plutôt utilisée par les détenus en rez-de-chaussée. Pour ce faire, les détenus vont avoir besoin d’un élastique qui est souvent issu d’un habit, ensuite, de fil à coudre, qu’ils obtiennent en déchirant un drap qu’ils vont effiler, une fois ces fils retirés, ils vont les assembler pour faire un grand fil. Ils vont stocker ce fil sur une bobine qu’ils auront confectionnée. Ensuite, ils ont également besoin de feuille à papiers qu’ils vont enrouler, scotcher et très bien serrer pour fabriquer une « flèche ». Une fois ces éléments réunis, le détenu n’a plus qu’à passer à l’action. Dans un premier temps, il va fixer l’élastique à la grille de la fenêtre de sa cellule. Puis il va accrocher un bout du fil à coudre sur le barreau et sur l’autre bout, il va attacher sa « flèche ». Une fois ces manipulations effectuées, le détenu n’a plus qu’à passer sa baguette par la fenêtre et se servir de l’élastique pour la projeter à l’endroit de son choix. Cela permet de se relier avec des cellules plus lointaines tandis que les deux méthodes précédentes se limitent plutôt aux cellules mitoyennes. Le détenu avec lequel il veut se relier doit réaliser la même opération et ainsi de suite jusqu’à ce que ces tirs se croisent. Lorsque ces tirs vont se croiser le détenu qui aura projeté sa baguette et son fil par-dessus celui de son codétenu a pour tâche de ramener le fil dans sa cellule. Une fois que ce fil relie les deux cellules, il est remplacé par le « yo-yo » qui est plus résistant. Technique sans grille : Elle est plus simple et laisse place à plus de possibilités dans les liaisons. Il suffit d’accrocher un poids, de type bouteille d’eau au bout du « yo-yo » et par un mouvement circulaire de le propulser jusqu’à la cellule désirée. Le détenu en charge de réceptionner le « yo-yo » n’aura qu’à tendre son bras ou un balai par la fenêtre pour que celui-ci, vienne s’enrouler autour. L’absence de grille permet de faire passer des objets plus volumineux qu’entre les trous de la grille. Une fois relié les détenus gardent chacun un bout du « yo-yo » dans leurs cellules, et en mettant suffisamment de mou, ils peuvent, dans un mouvement de va-et-vient, se passer des choses tout en restant « branchés ». Une fois leurs échanges terminés, ils doivent retirer le « yo-yo », car ces bandes de draps sont visibles par les surveillants et son usage est interdit sous peine de sanctions. Pour éviter d’avoir à se « rebrancher », ils vont remplacer le yo-yo par un fil à coudre qui, lui, n’est pas visible, de loin par les surveillants. L’apprentissage de ces techniques et la réalisation de ses objets conçus pour arriver à des fins bien spécifiques en détention font partie de la culture carcérale. Cet apprentissage va se faire oralement ou par reproduction. Un détenu peut se faire enseigner cette méthode oralement par un codétenu par le biais de la fenêtre, également en cours de promenade lors de discussions ou bien encore par reproduction lorsqu’il observe d’autres codétenus pratiquer et réaliser ces techniques. Le « yo-yo » constitue un objet de la « culture matérielle » des détenus. II. Culture : intégration et adaptations 1) Normes culturelles : s’acculturer, s’imposer ou se soumettre Lors de leur arrivée en prison les détenus vont devoir s’acculturer, les détenus vont apprendre un nouveau « jargon[5] », ils vont développer des techniques bien spécifiques à la prison. Ils vont incorporer des normes et des valeurs. Dans cette culture, il y a une multitude de coutumes, de traditions à suivre et de règles à respecter. Le port du caleçon à la douche fait partie de ces normes culturelles. Soit le nouvel arrivant a pu être prévenu auparavant par un autre détenu qu’il doit mettre son caleçon à la douche s’il ne veut pas d’ennui, ou soit quand il va se rendre à la douche, s’il se met nu, il va être rappelé à l’ordre par un autre détenu qui va lui expliquer, ou bien s’il a moins de chance, il va se faire insulter, voir frapper. Pour les détenus se mettre nu à la douche s’apparente à de l’homosexualité et renvoie à l’image de « pointeur » ce qui est mal perçu en détention. La prison est un univers où règne la violence physique et verbale, la culture des prisonniers est basée sur les valeurs d’honneur, de dureté, de loyauté, de solidarité et de respect. Pour se faire accepter et avoir accès au peu de privilèges qui lui reste, le détenu va devoir faire ses preuves tout au long de sa détention. Lors de conflits, pour que sa détention lui reste favorable, le détenu doit « montrer qu’il est là », cette expression ressort dans nombreux de nos entretiens. Le détenu a pu observer, apprendre durant son incarcération, que lors d’un conflit la personne qui ne s’est pas défendue est considérée comme une victime. Prenons pour exemple un nouvel arrivant qui entre en prison avec des nouvelles chaussures. Il est parfois possible que les autres détenus incarcérés depuis un certain temps et n’ayant pas de moyens financiers soient tentés de lui racketter. Au moment de la promenade, un codétenu peut lui demander de les retirer. Pour « montrer qu’il est là », il doit refuser et si nécessaire, il doit se bagarrer pour obtenir le respect des détenus. Une fois qu’il a « fait ses preuves », il va pouvoir être tranquille jusqu’à son prochain conflit, où là encore, il devra réactualiser cette capacité à se défendre. S’il donne ses chaussures, il va être considéré comme une victime par les autres détenus et cette étiquette va le suivre durant sa détention. Pour ne pas devenir une victime et que son environnement devienne défavorable, un détenu doit « montrer qu’il est là ». Pour « montrer qu’il est là » il va parfois devoir faire appel à sa capacité à infliger de la violence sur les autres. Il va devoir se défendre lors d’agressions. Ceux qui ne vont pas se défendre, vont être considérés comme des victimes et ils vont passer une détention pénible, ils vont être moqués par les autres. Le nouveau détenu, s’il se laisse faire une fois, par la suite, ce seront tous les autres détenus qui vont en profiter. Il va être forcé de garder des choses illicites, s’il « balance », il va être violenté et aura une double étiquette de victime et de « balance ». Cette situation se solde souvent par un placement à l’isolement ou alors le détenu va s’auto-exclure et se cantonner à sa cellule, par crainte d’être violenté par ses codétenus. Rien n’est figé, il arrive parfois qu’une victime « pète les plombs » et se rebelle. Alors les détenus vont le reconsidérer et parfois se rendre compte que cette victime n’était pas si faible. Lors d’une bagarre, le principal n’est pas la victoire même si celle-ci est tout de même valorisante. Du moment que le détenu qui perd ne s’est pas laissé faire. En réagissant ainsi, le détenu va se conformer aux coutumes de sa société. Pour Ralph Linton « On se conforme aux coutumes de sa société́ autant par désir d’approbation que par crainte du châtiment »[6]. Pour se protéger dans cet univers, les détenus vont se doter d’un « hexis[7] » qui est un apprentissage corporel nécessaire à celui qui ne veut pas d’ennuis. Cet apprentissage s’effectue par l’imitation. Pour Gilles Chantraine, l’adoption et incorporation d’un « hexis » délinquant, est conçu comme un passage obligatoire pour celui qui veut être définitivement tranquille en détention. Cet « hexis » se traduit par le fait d’être sûr de soi, de regarder dans les yeux, d’être costaud ou en tout cas de montrer sa détermination à en découdre. Pour construire leurs « hexis » corporels, les détenus vont se servir de la musculation. Ce qu’ils vont principalement rechercher dans la musculation, c’est la force, la puissance et la prise de masse corporelle pour dissuader les autres de s’en prendre à eux, mais aussi pour en découdre plus facilement lors de bagarres. Au-delà de la défense de soi, les détenus les plus forts peuvent, en termes de rapport de force et de pouvoir, servir aux autres détenus comme armes de protection. « Si personne n’a d’avantage à faire de ces hommes puissants des ennemis, tout le monde trouve en revanche un intérêt à être leur ami[8] ». Des solidarités se créent en prison, notamment entre co-cellulaire et groupes d’appartenances qui ont le devoir d’être soudés en cas de bagarres. Les plus forts n’ont pas forcément un intérêt purement matériel en défendant les plus faibles, mais ils répondent à des valeurs propres à la culture carcérale, qui est l’entraide entre membres de la même équipe, basée sur la loyauté et la solidarité. Dans la culture carcérale, ne pas défendre ou aider son coéquipier est perçu comme de la lâcheté. La prison contient les personnes qui sont écartées de la société pour la protéger. Notamment des meurtriers, des voleurs, des escrocs, des violeurs, des trafiquants, etc. Les détenus ont donc intérêt à faire preuve de méfiance envers les autres pour leur sécurité physique et matérielle. Pour se protéger, certains détenus vont afficher un visage strict et un regard sévère. Les échanges de regards peuvent conduire à un conflit si un des deux détenus se sent menacé. Cet échange de regard peut être perçu comme un test et pour « montrer qu’il est là », le détenu doit affronter le regard de l’autre et ne pas baisser les yeux. S’ils le jugent nécessaire ces deux détenus vont en découdre par la force. Cet « hexis » corporel va être reconnaissable par les habitués de la prison. Lors d’un entretien un détenu nous dit qu’au premier regard, il a vu que le nouvel arrivant était un « habitué ». Gilles Chantraine constate « une différence entre le “primaire” et l’“habitué” : c’est la reconnaissance physique par les pairs, mais aussi l’attitude, le visage, les premiers signes envoyés aux autres qui produisent la sécurité[9] ». En ce qui concerne les « pointeurs[10] », eux aussi vont développer un « hexis » spécifique et vont être facilement démasquables au travers de leurs attitudes et leurs comportements. Tout comme les toxicomanes et les personnes qui prennent des cachets, appelés dans le jargon des prisonniers : « les cachetonnés ». Les « pointeurs » vont choisir d’éviter les conflits et vont se cacher sous peine d’être violentés par les autres détenus. Pour se cacher, dans un premier temps, ils vont tenter de dissimuler les faits pour lesquels ils sont incarcérés. Une fois démasqués, ils vont éviter d’aller à la douche en même temps que les autres détenus ou ils vont faire leur toilette dans leur cellule. Ils ne vont pas sortir en promenade. Ils vont privilégier les activités surveillées où les surveillants ont une capacité à intervenir rapidement. 2) Réappropriation du corps : « Adaptation secondaire » On remarque également que dans la culture en prison les détenus vont se servir de leurs corps comme cachette. Le corps va servir à dissimuler toutes sortes d’objets, généralement interdits en détention. D’après Erving Goffman, les personnes recluses ne vont pas suivre le règlement à la lettre, et vont mettre en place ce qu’il appelle des « adaptations secondaires », qui sont caractérisées par « toute disposition habituelle permettant à l’individu d’utiliser des moyens défendus, ou de parvenir à des fins illicites [ou les deux à la fois] et de tourner ainsi les prétentions de l’organisation relatives à ce qu’il devrait faire ou recevoir, et partant, à ce qu’il devrait être. Les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement[11] ». Erving Goffman dit que l’institution ne va pas imposer une culture aux reclus, mais il n’exclut pas le fait que les reclus puissent établir une culture. Cette culture qui va émaner des détenus va fortement influencer leurs façons de se comporter. En créant une économie parallèle, les détenus vont s’émanciper des règles établies par l’administration pénitentiaire. Cette économie de substitution s’apparente à du troc. On distingue 3 types de biens, ceux autorisés par l’administration pénitentiaire et légaux (les cantines), les biens interdit par le règlement établit par l’établissement en question, mais légaux (téléphone portable, argent) et les biens illégaux (stupéfiants). On voit là que certaines de ces choses sont légales à l’extérieur de la prison et interdites à l’intérieur. Lors de parloir ou dans la vie quotidienne, les détenus vont dissimuler des objets sur eux, car ils sont parfois soumis à des fouilles corporelles. On peut voir là une adaptation secondaire. Pour introduire certains objets, les détenus vont se servir du parloir, on peut s’imaginer le parloir comme étant un aéroport où des « mules » vont franchir la douane. Pour déjouer les contrôles, ils vont utiliser des techniques. Ces techniques peuvent se référencer à ce que Marcel Mauss appelle des « techniques du corps », il les définit comme étant « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps[12] ». Marcher et sauter sont des techniques du corps. Il existe deux techniques, certains vont « caller », d’autres « coffrer ». « Caller » consiste à dissimuler derrière ses parties génitales ou bien dans le pli inter-fessier des choses interdites. « Coffrer » va consister à s’insérer un objet dans un orifice spécifique. Le corps est là clairement un moyen technique de l’homme, c’est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ces techniques sont des moyens défendus utilisés à des fins illicites. Lorsqu’il est en cours de parloir avec les gens qui lui rendent visite le détenu peut « caller » ou « coffrer » en faissant attention de ne pas être repéré par les surveillants qui scrutent les boxes. Ou bien les détenus peuvent le faire dans la salle d’attente qui précède la pièce où s’effectue la fouille du parloir. Un détenu qui n’a pas envie de prendre le risque de passer la fouille avec quelque chose d’illicite peu recruter une « mule » directement dans la salle d’attente, puis sur le chemin du retour en cellule, récupérer son bien et rémunérer ou non celle-ci. Pour Marcel Mauss, les techniques du corps peuvent se classer par rapport à leur rendement. On constate que « coffrer » est la pratique, la méthode, la plus sûre, mais c’est la plus honteuse. Que « caller » comporte plus de risque que de « coffrer », car lors de la fouille, le surveillant peut voir quelque chose. On retrouve ici la notion d’adresse. Lorsqu’un détenu « calle » un objet sur lui, il faut qu’il soit bien positionné afin qu’il ne dépasse pas. Si l’objet est dissimulé derrière ses parties génitales, il va devoir marcher tout en gardant les jambes serrées sans que cela paraisse suspect et sans que l’objet ne lui file entre les jambes. Lors de son passage à la fouille pour « passer », il faut que rien ne soit visible et que son comportement ne soit pas suspect. La morphologie du détenu est à prendre en considération certains sont mieux dotés que d’autres et ont plus de facilité à dissimuler des choses, ce sont notamment les détenus dotés d’une forte corpulence. Ces techniques sont utilisées pour faire tourner l’économie de la prison et ont une grande importance dans la culture des détenus. Pour Marcel Mauss, une technique est un « acte traditionnel efficace[13] ». Il n’y a pas de techniques et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition. La transmission de ces traditions se fait oralement et par imitation. Les anciens détenus vont apprendre ou évoquer ces techniques aux détenus ne connaissant pas l’univers carcéral. Les anciens vont les initier en leur expliquant comment faire et parfois même en leur montrant directement. Les détenus à partir, du moment où ils ont connaissance de ces techniques auront alors, s’ils en ont l’utilité, tout le loisir de perfectionner cet art devant leur miroir. III. Stratification en prison : sélection et appartenance de groupe 1) Dynamique du who’s who On peut en partie expliquer avec le concept du « who’s who[14] », qui se traduit en français par « qui est qui » comment les détenus vont faire leur place au sein de la prison et quel poste ils occupent. À leur arrivée les détenus sont questionnés sur les faits qu’ils ont commis, d’où ils viennent, qui ils connaissent et quelle utilité ils peuvent avoir. Suite à cela, les détenus vont être « validés » ou non. Cela permet de les « calculer[15] » et de les classer dans une catégorie. Le but est de savoir qui est qui, qui est quoi, et qui fait quoi ? 1er Critère du concept de who’s who, ce sont les faits commis par la personne incarcéré. Les détenus sont questionnés sur les faits qu’ils ont commis. Cela sert à démasquer les « pointeurs », ce sont les violeurs, souvent leur propos ne sont pas cohérents et leur « hexis » corporel finit par les trahir. Une fois, « calculés », ces détenus sont mis à l’écart par les autres par rapport au fait qu’ils ont commis, mais aussi parce qu’ils ne représentent pas les valeurs des détenus. En s’intéressant au fait commis par les uns et les autres, les détenus essaient également de déceler les personnes qui ont « balancé » dans leur affaire. 2e Critère, le lieu de provenance. Les nouveaux détenus arrivent de l’extérieur ou de transferts. Lors de leur arrivée, ils sont questionnés sur leur lieu d’habitation ou bien encore sur la prison d’où ils viennent. Cela permet aux détenus qui enquêtent de vérifier auprès des personnes de la ville ou auprès des personnes qui ont fréquenté la même prison que le nouvel arrivant tient la route ou pas. Le lieu de provenance en prison peut également servir à créer du lien social entre personnes du même quartier, de la même ville, du même pays ou bien du même continent. 3e Critère, celui de réseau, les détenus sont questionnés sur les personnes qu’ils connaissent. Durant ces échanges les détenus vont comparer leurs connaissances communes. Lors de leurs allers-retours en prison, les détenus vont se constituer un « réseau d’interconnaissance[16] ». L’appartenance à un réseau ou en tout cas la connaissance de personnes qui ont fait leurs preuves en prison et les relations communes avec d’autres détenus sont un plus pour l’admission du nouvel arrivant. 4e Critère, il va être jugé sur sa capacité à se défendre ou non en cas d’attaque ou manque de respect. Pour cela, il va être testé et soumis à des épreuves. 5e Critère, son utilité, selon son niveau d’utilité le détenu va être répertorié. Par exemple lors de parloir un détenu peut servir de « mule », une personne qui trafique à l’extérieur à des plans pour se fournir en stupéfiants. Le détenu peut être un client ou bien il peut servir de nourrice pour garder des téléphones s’il n’a pas les moyens de s’acheter de la drogue. 2) La prison comme « champ » : impact de la dynamique du who’s who Pour Bourdieu, « un champ » est un espace structuré de positions dans lequel il y a des invariants (en termes de pratiques, donc de prédispositions à l’action et de schèmes de perception) qui sont indépendants des caractéristiques individuelles des personnes qui occupent ces positions. Les structures reflètent des « polarisations », c’est-à-dire des oppositions entre différentes places dans le « champ », qui sont un peu comme des forces de répulsion dans un champ magnétique, mais aussi, à côté, des forces d’attraction entre des agents qui sont semblables et qui se reconnaissent. Comme on a pu le voir précédemment dans cette culture, le prisonnier va devoir faire preuve de bravoure et de force pour défendre son honneur et passer une détention agréable. Pour cela, il va mettre en œuvre « sa capacité à se faire respecter ou non », ce qui va influencer sa position dans la structure. On constate une première polarisation entre ceux qui vont se défendre et ceux qui vont se laisser faire. Il y a d’un côté des dominants et de l’autre des dominés, les plus faibles vont se retrouver du côté des dominés. En prison un dicton dit qu’« il faut différencier les voyous des voyelles ». Les détenus vont opérer une sélection, ils vont écarter les personnes susceptibles de nuire à leur organisation, notamment les « balances » et les « pointeurs ». Une seconde « polarisation » va se mettre en place envers les « pointeurs » qui vont être exclus et regroupés entre eux. Une fois que les détenus vont savoir qui est le nouvel arrivant et d’où il vient, une fois qu’ils l’auront calculé par le biais du « who’s who », celui-ci va pouvoir prendre sa place dans le champ. Selon son caractère, il peut choisir d’être plus ou moins solitaire ou intégrer un groupe. Prenons l’exemple d’un nouvel arrivant. Lors des conversations qu’il va avoir avec les autres détenus, ceux-ci vont lui demander d’où il vient ? À partir de là les détenus vont lui dire que d’autre personnes proviennent du même endroit, ils vont lui demander s’il les connaît, on va lui demander s’il connaît d’autre personnes incarcérées. Ensuite, il va échanger sur l’affaire qui l’a conduit en prison, son discours va être analysé pour voir s’il est cohérent, pour savoir s’il n’a pas « balancé » dans son affaire, s’il n’a pas commis d’agression sexuelle, si c’est un meurtrier, s’il est violent, pour distinguer s’il fait partie de la petite délinquance ou bien du grand banditisme. On va également lui demander s’il a des parloirs, pour savoir s’il va pouvoir rentrer quelque chose et s’il reçoit des mandats, cela peut en faire un potentiel client. Ces questions vont être posées pour connaître plus ou moins son utilité. Une fois toutes ses informations collectées, les détenus qui sont incarcérés ensemble depuis une certaine durée vont comparer leurs analyses. Ils vont se forger une opinion sur le nouvel arrivant et ils vont prendre la décision de le valider ou non. Lorsque l’on met en corrélation le critère de lieu de résidence et de réseau on remarque que les détenus incarcérés dans leur ville d’appartenance auront plus de chance de « connaître du monde » que les détenus venant d’une autre ville. L’appartenance territorial impacte la création de ses groupes. Les gens du même quartier, de la même ville, etc., vont avoir tendance à créer des liens soit parce qu’ils se connaissent de l’extérieur, ou soit parce qu’ils viennent du même endroit ou au contraire la prison peut devenir un lieu de règlement de compte entre bandes rivales. En ce qui concerne les personnes issues « des gens du voyage », ils vont se regrouper ensemble peu importe la ville d’où ils viennent. Prenons l’exemple d’un individu issu d’une banlieue de Dijon et qui est incarcéré à la prison de Dijon. Celui-ci va faire jouer son réseau d’« interconnaissance » et très certainement intégrer une équipe ou constituer une équipe avec les membres de son quartier. Si ce détenu venait à être transféré dans une prison éloignée de son lieu de résidence, il aurait plutôt tendance à créer des solidarités avec les gens qui viennent de sa ville, qu’il connaît ou non, car il a moins de chance de retrouver des personnes de son quartier. Et ainsi de suite. Plus la distance entre son domicile et son lieu d’incarcération est importante, plus la référence géographique sera vaste, cela est dû à l’amoindrissement de son « réseau d’interconnaissance » et sa difficulté à l’actualiser. Tout au long de son incarcération, chaque détenu va se créer un réseau et sa réputation va le suivre. Nous pouvons aborder cela avec la notion de Pierre Bourdieu et dire que les détenus ont un capital qu’il définit comme un ensemble de ressources et de pouvoirs qui donne des capacités à agir sur le monde. Il distingue 3 sortes de capitaux, qui sont « économique », « culturel » ou « social ». Les détenus qui ont fréquenté beaucoup de prisons et qui ont effectué de nombreuses années de prison vont avoir un réseau important et de nombreuses connaissances communes avec les autres détenus ce qui leur permet d’accumuler un « capital social » conséquent. Le « capital social » renvoie à un « entregent » et il se mesure grâce à l’ensemble des relations dont dispose l’individu considéré, et à l’aptitude qu’il a à entretenir ces relations ». Lorsqu’un détenu est transféré, il va faire jouer ce « capital social » avec sa capacité à activer son « réseau » pour s’intégrer plus facilement à son nouveau lieu de résidence. En plus de permettre de se faire accepter par les autres, ce réseau va lui permettre de tisser du lien social avec ces codétenus. C’est un réseau qui est principalement basé sur l’entraide entre pairs. Dans l’économie de la prison, le haschich sert de monnaie d’échange, on peut dire que ceux qui en ont détiennent un « capital économique » qui va avoir de l’influence sur leurs codétenus. Ce « capital économique » va servir à rémunérer tout type de services et de biens. Les détenus possédant de la drogue en prison vont être les patrons de cette économie, ils vont se servir des détenus qui n’en n’ont pas, en leur proposant de la rentrer, de vendre pour eux, de garder des choses interdites etc. Afin de se procurer de la drogue dans cet univers de pénurie, les détenus vont devoir être en bon terme avec ceux qui en possèdent. On peut voir que le trafic distribue des rôles notamment ceux de mules et de nourrices. Pour définir les positions dans le champ nous dirons qu’il y a au sommet des dominants, en bas des dominés. Que cette domination s’effectue par la violence physique et qu’elle passe par des alliances. C’est la loi de la jungle, c’est le plus fort qui règne. Les transferts, les arrivées, les sorties, les changements de bâtiments, les alliances qui se font et défont ne permettent pas à des détenus en particulier d’asseoir définitivement leur place dans la structure. Cette structure est mouvante. Cependant, on retrouve à chaque fois les mêmes profils et les mêmes grandes lignes directrices. 3) Exemple de répartition des détenus : cas de Joux-la-Ville Prenons l’exemple du centre de détention de Joux-la-ville. Cette prison est constituée de plusieurs bâtiments, dont un bâtiment femmes et trois bâtiments hommes. Les hommes et les femmes doivent partager les infrastructures, mais les mouvements sont organisés de sorte que les hommes et les femmes ne se rencontrent pas. Il y a une mauvaise répartition, les femmes sont pénalisées par rapport aux hommes et ont moins d’accès aux infrastructures. Nous allons nous intéresser à la répartition des détenus hommes dans le bâtiment 2 du centre de détention de Joux-la-Ville. Ce bâtiment est constitué de 8 coursives/ailes. Ses ailes sont soit fermées, semi-ouvertes ou bien ouvertes. Elles laissent ou non aux détenus la possibilité de naviguer à leur guise dans les cellules de leurs codétenus, à la douche, à la cabine téléphonique, à une salle commune, de type cuisine/buanderie. Sur ces coursives, une coursive est réservée aux « Lyonnais » et aux détenus de la région lyonnaise, elle est appelée l’« aile des Lyonnais », une seconde coursive est composée de détenus venant de la Bourgogne. La troisième coursive est nommée l’« aile des gitans », elle y regroupe principalement des gens du voyage. Une quatrième coursive est constituée de détenus venant des pays étrangers ou des îles françaises, elle est appelée « le reste du monde ». Une coursive regroupe les nouveaux arrivants qui sont soumis à une période d’observation avant d’être orientés vers leur bâtiment. Et 3 autres coursives regroupent principalement des personnes incarcérées pour des histoires de moeurs et des personnes vulnérables. Au sein de l’aile des détenus venant de Bourgogne, 4 groupes s’étaient constitués. Un groupe était constitué de détenus de la région de Saône-et-Loire, un second de la Côte d’Or, un autre des détenus venant de l’Yonne et un groupe de la région parisienne. Dans le groupe des côte d’oriens, 1 détenu venait de Quétigny, 2 du quartier des grésilles, 1 de Beaune, 2 du quartier de Chenôve et 1 dernier de Brazey-en-plaine. Ces groupes se sont formés comme si cela était logique, parce que ces détenus ont pu se connaître à l’extérieur ou par le passé dans les maisons d’arrêt dans lesquelles ils séjournaient dans l’attente d’être transférés dans un établissement pour peines ou tout bonnement parce qu’ils venaient du même endroit (villes, départements, régions, pays, continents). Au sein de ces 5 groupes, se sont créées des solidarités, les détenus d’un même groupe s’entraident, mangent ensemble, par exemple si un membre n’a pas de shit ou à manger, un autre va lui en donner et vice-versa. Il arrive que les familles des détenus de la même ville fassent du covoiturage pour venir au parloir. Cette solidarité s’étend jusqu’à l’extérieur de la prison. Lors de conflit, les membres du même groupe sont unis et se protègent les uns et les autres. On y voit l’impact de la dynamique du « who’s who » sur la répartition des détenus qui sont classés par l’administration pénitentiaire soit par les faits qu’ils ont commis, ou soit par l’appartenance territoriale. Conclusion Dans le lieu qu’est la prison et malgré ses contraintes, les personnes vont se faire à une nouvelle culture. Cette culture va influencer leurs comportements. Ils vont développer des adaptations secondaires et s’approprier la prison. Ils vont mettre leur corps à des fins particulières et le façonner dans un but spécifique. Les détenus vont intégrer des groupes et développer un sentiment d’appartenance avec leurs semblables.
Léandre Bricout, |
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean-christophe Marcel) |
Haut de page NOTES
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[1]
Erving Goffman,
Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux
, Paris, Edition de minuit, 1968.
[2]
Ralph Linton, Le fondement culturel de la personnnalité,
Malakoff, Dunod, 1959.
[3]
Message écrit sur du papier.
[4]
Ibid
., p. 1.
[5]
Ibid
., p. 1.
[6]
Ibid., p. 1.
[7]
Gilles Chantraine, Par-delà les murs, Paris, Puf, 2004.
[8]
Dominique Bodin, Stéphane Héas, Luc Robène, Gaelle Sempé,
Le sport en prison en France : de la contrainte des corps et
des esprits à l’émergence d’« un mirador moderne », European studies in sports history, Mont-Saint-Aignan,
publications des Universités de Rouen et du Havre, 2009, p. 23.
[9]
Ibid
., p. 7.
[10]
Terme utilisé par les détenus pour désigner les personnes
incarcérées pour des affaires de moeurs.
[11]
Ibid
., p. 1.
[12]
Marcel Mauss, Techniques, technologie et civilisation,
Paris, Puf, 2012.
[13]
Ibid
., p. 9.
[14]
Ibid
., p. 7.
[15]
Ibid
., p. 7.
[16]
Ibid
., p. 7.
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Pour citer cet article : Léandre Bricout, « Culture et appropriations des lieux en prison », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 18 - mis en ligne le 19 mars 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Léandre Bricout Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |