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"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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Corps, Lieux et Appartenances
« Corps, Lieux et Appartenances ». Conclusion et réflexions
Isabelle Marinone
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RÉSUMÉ

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SOMMAIRE

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C’est dans le contexte sanitaire que l’on sait que cette journée Transversales s’est déroulée et a permis la rencontre « concrète » (c'est-à-dire en présence des corps) de jeunes chercheurs et chercheuses. Les études engagées durant ces quelques heures et les discussions qui suivirent les communications eurent un effet tonique. Dans la morosité quotidienne imposée par la Covid 19, et la pesanteur d’une université mise « à distance » au moyen de cours par téléphone (ou plus exactement télé-visio-phone, innovation des années 1930) rabougrissant dans un même mouvement enseignants et étudiants (les uns transformés en automates virtuels, les autres en clients de savoirs abrégés ) ; le travail des doctorants et des doctorantes a révélé plus encore l’engagement de ces jeunes gens motivés et animés par la recherche dans les domaines des Sciences Humaines et Sociales.

La thématique choisie – Corps, Lieux et Appartenances – s’est inscrite dans plusieurs axes de réflexion portés par le laboratoire LIR3S, en particulier autour de son Pôle 1 (Pouvoirs et Hiérarchies, Cultures et représentations) et de ses deux orientations (Créations, circulations et appropriations, et Patrimoines et Patrimonialisations). Au sein de ces trois termes – ou notions – très larges et extensives, les études proposées ont pu s’intégrer et croiser diverses relations autour de l’expérience de la perception, de la création et de l’affiliation. De l’écoute des échanges et discussions, nous sont apparues quelques perspectives[1] , quelques interrogations, ressortant de cette journée, – ici données en de rapides notes.

I. La thématique visait donc tout d’abord « le corps », abordé plus particulièrement dans les interventions sur « la danse à Monte Verità »[2], et « la culture des lieux en prison »[3]. À partir des méthodes de l’histoire de l’art et de la sociologie, ces sujets ont été développés et ont montrés plusieurs aspects intéressants notamment sur les capacités techniques du corps et son adresse. La colonie de Monte Verità apparaît comme l’une des origines de la danse moderne. Rudolf Laban réunit autour de lui plusieurs danseuses dont Mary Wigman, Sophie Taeuber, Katja Wulff qui participent aux soirées Dada à Zurich. Ces femmes déploient sur la scène exiguë du Cabinet Voltaire l’expérience des collines boisées, de la nature et des éléments, qui structure leurs mouvements et leurs évolutions dans l’espace. C'est ici l’exploration du potentiel expressif du corps qui est recherchée. La puissance démonstrative du corps est également exploitée, – bien que de manière totalement différente –, dans le monde carcéral. La manière dont les prisonniers intègrent des rôles spécifiques qui répondent aux rapports de force conditionne leurs vies en centrale. Ce savoir social incorporé façonne l’identité individuelle aussi bien que collective des membres du pénitencier, structure la manière de se tenir, de marcher, de parler, et par extension de penser dans ce dispositif. La communication a exposé notamment les techniques du corps propres à la prison permettant l’entrée d’objets non autorisés en provenance de l’extérieur, alimentant tout à la fois l’économie locale (pour améliorer l’ordinaire) et la hiérarchie symbolique et sociale (se faire reconnaître comme stratège, tacticien, soumis, etc.), imposée par les détenus dominants, leur garantissant ainsi un système de privilèges.

Entre ces deux interventions, c’est ainsi le sens « artistique » opposé à la « pratique » qui s’est illustré dans ces dimensions chorégraphiques des corps exposés ou retranchés, des corps émancipés ou assujettis, dans la nudité assumée et vectrice d’imaginaire des danseurs d’Ascona, ou dans la morphologie travaillée et porteuse d’effets des reclus de Joux-la-Ville. Mouvements d’émancipation ou mouvements de dissimulation, approche organique de Monte Verità contre approche mécanique de la maison d’arrêt, la subtilité du jeu des corps semblait ici se répondre dans une mise en évidence des polarités (corps libéré face au corps enfermé/refermé).

Une curieuse opposition pouvait encore se faire à l’écoute de l’intervention sur « le Club des Américaines à Paris »[4] où le corps de ces femmes habituellement soumises aux bonnes moeurs et au puritanisme de leur classe sociale tendait à s’ouvrir aux expériences de la vie de bohème, et aux visions de nus, sous couvert de formation aux arts plastiques. L’émancipation de ces jeunes étrangères ne pouvait alors se réaliser qu’à travers cet espace parisien, où la classe de dessin figure à la fois comme le lieu des découvertes du corps exposé (modèle masculin notamment) et de l’effacement (des jeunes femmes se pliant aux règles de l’American Girl’s Club) ; où la ville symbolise la connaissance des chairs (si ce n’est de la chair) et la méconnaissance des êtres (en l’occurrence ici de ses habitants, les Parisiens/les Français). Contrairement aux chorégraphies artistiques des danseurs de Monte Verità ou à celles, techniques, des détenus, il nous est apparu une absence de mouvement chez ces américaines fin de siècle. La bourgeoise – même transférée à l’étranger – semble poursuivre inlassablement ses mêmes travaux d’agrément (de la couture à la peinture en passant par l’acquisition des langues et l’apprentissage de la musique), se maintenir dans la recherche d’académisme artistique (l’exposition dans les Salons) et dans le goût du réalisme plat.

II. Le thème des Transversales visait également la notion « de lieu », parcourant précédemment les communications évoquées, et, plus largement, l’ensemble de celles proposées durant cette journée.

Tandis que Monte Verità, – place singulière –, offrait la quête d’un nouvel espace où la nature est au centre du fonctionnement de la colonie, et où le corps conditionne la régénération sociale souhaitée par ses fondateurs ; le centre de détention, – lieu commun –, construit une nouvelle géographie où la culture de la prison réorganise la place des individus. Mais le lieu s’est aussi traduit à l’endroit de l’esprit dans une autre intervention, philosophique celle-ci, sur « le paysage selon la phénoménologie merleau-pontienne et la poésie chinoise ».[5]

Un raccord pouvait être ici envisagé entre ce développement sur l’espace reçu par le corps et saisi dans l’expérience, avec la nature appréhendée par les jeunes danseurs des rives du lac Majeur, et ressentant Feng et Jing, – la lumière et l’atmosphère – pensées traduites au ve siècle des dynasties chinoises. L’appréciation du paysage, sujet favori des peintres et source d’inspiration des poètes (ici Chinois), nous aide à mieux saisir comment ce processus lui-même (l’expérience environnementale) peut être interprété comme une manière pour l’observateur de devenir un quasi-artiste. Le paysage est habituellement assimilé au monde des objets, bien qu’il n’en soit pas un au même titre que les autres. Pour l’identifier, il faut en quelque sorte avoir été formé à le faire, peut-être même entraîné à un niveau assez élevé. C’est ainsi qu’il peut apparaître comme un large espace scénique devant lequel s’impose un recul admiratif.

La vision du paysage n’est pas seulement esthétique, mais aussi lyrique, car le sujet regardant investit souvent dans sa relation à l’espace les grandes directions significatives de son existence. Cette vision lyrique du paysage subit nécessairement l’influence de modèles culturels. Et c’est sans doute en ce sens que l’observateur se sent chez lui dans le paysage qui, lui, appartient à tout le monde.

Il nous est apparu à l’écoute de cette intervention que l’observateur pouvait également se trouver dans le paysage, en faire partie intégrante, n’y être pas extérieur. La délimitation reste difficile à tracer, car l’on n’entre pas dans un lieu naturel comme dans une cabane ou une cellule. Nous en faisons partie. Ce serait alors plutôt une interaction dynamique entre le paysage et l’observateur qui se jouerait, celui-ci se fondant dans celui-là, le regardant non pas de l’extérieur mais de l’intérieur, conscient du magnétisme physique qu’il exerce de toutes parts sur son propre corps.

La phénoménologie montrera que la solidarité entre paysage perçu et sujet percevant joue à double sens : en tant qu’horizon, le paysage se confond avec le champ visuel de l’observateur ; mais en retour, le sujet percevant se confond avec son horizon et se définit comme être-au-monde. Le paysage se révèle dans une expérience où sujet et objet sont inséparables, non seulement parce que l’objet spatial est constitué par le sujet, mais aussi parce que le sujet à son tour s’y trouve englobé par l’espace. Le territoire perceptif peut se vivre alors comme prolongement du corps.

Le « lieu »  s’est encore imposé dans une communication en Histoire culturelle autour de « Sim Copans et l’Amérique racontée à la Radio Française ».[6] Tout juste Après-guerre, les interventions de cet universitaire sur les ondes hexagonales portent sur l’histoire du jazz depuis ses origines africaines jusqu’au New Thing. Elles font ainsi découvrir aux petits Français la civilisation des Etats-Unis, au travers notamment de son folklore musical et de sa littérature. À l’écoute de ces développements sur l’homme de Radio promoteur du Nouveau Monde, des correspondances nous sont apparues avec les Accords Blum-Byrnes (1946) qui accélérèrent la pénétration du puissant cinéma américain en France. Grâce à ces derniers, les films US arrivent nombreux sur le marché français et constituent assurément un des aspects les plus évidents de la conquête culturelle américaine. Il serait intéressant de saisir, – par comparaison –, à quelle hauteur cette propagande radiophonique aura touché le Français moyen s’agissant de sa consommation de la musique américaine (autre industrie de masse). Et qui, du film ou du morceau, aura gagné sur le terrain de la domination culturelle.  

Au cours du xixe siècle, les « Américaines à Paris » restaient entre elles, reconstituant un bout de leur territoire dans la Capitale pour ne pas risquer de se perdre, et conservant pour elles-mêmes leur culture nationale. À l’inverse, au milieu du xxe siècle, Sim Copans et ses expériences radiophoniques ouvrent l’Amérique au plus grand nombre. L’opposition entre ces américains expatriés peut également s’entendre dans le genre : ici des femmes dans le silence et l’amateurisme de leurs propres peintures ; là, un homme devenu « la voix » experte qui diffuse la musique d’un peuple.

Dès 1944 est créé à Paris un poste d'attaché assistant aux relations culturelles. Pourtant le nombre de diplomates américains en poste en France chargés de ces questions reste visiblement très faible jusqu'en 1948. Cʼest à partir de cette période – celle du plan Marshall – que va se dessiner une action structurée comprenant service de presse, publication de bulletins d’information sur la vie culturelle américaine, section radio informant la radiodiffusion française sur les activités américaines, lui fournissant disques, films de fiction, documentaires, pour les écoles, ciné-clubs, orphelinats et autres organismes, ainsi que des créations de bourses d’études pour des étudiants français aux USA et la mise sur pied de bibliothèques spécialisées à Paris et dans quelques villes de province. On saisit ici combien le travail de Sim Copans entre pleinement dans ce vaste programme.

III. Ces derniers travaux autour des Girls parisiennes et de l’incarnation de The Voice of America ont fait surgir de manière plus évidente le troisième terme qui occupait cette journée, à savoir « l’appartenance » qui traversait l’ensemble des communications, – parfois d’ailleurs de manière particulièrement sensible, à l’image de l’intervention sur la culture de la prison – et qui s’est avérée la notion la plus saillante au regard des réflexions et des échanges. Il n’y a sans doute pas là matière à s’étonner : l’idée même d’identité s’avère fortement marquée par la tradition nord-américaine. Le Nouveau Monde ayant été la terre promise aux individus en rupture avec leur lieu d’origine (pour cause économique, judiciaire, ou autres), la culture devient dès lors une affaire personnelle. Faisant désormais partie de la vie privée, l’environnement prend en considération les particularités du caractère, du corps, du comportement de chacun. La cassure avec les cultures d’origine permet ainsi la recomposition de groupes qui s’idéalisent, car liés essentiellement par une vision fantasmée de leur provenance. Cette communauté recréée devient en quelque sorte la première « possession » à défendre.  

Le rapport à soi est culturalisé et soustrait au rapport immédiat à l’autre, comme l’a révélé notamment la communication sur le « Club des Américaines à Paris ». Le relationnel cède le pas à un imaginaire, voire à une esthétique (les scènes quotidiennes, les portraits et autoportraits des jeunes étrangères au sein de leur peinture dans les locaux de la rue de Chevreuse). 

Mais nous sommes encore dans ce xixe siècle où l’Autre commence tout juste à fasciner et à produire de nouveaux discours, celui de l’exotisme littéraire ou de l’anthropologie, mais aussi de nouvelles manières de faire la cuisine, de s’habiller, de danser selon les goûts « de l’autre bout du monde ». Le Grand Tour n’y est pas pour rien. L’altérité commence à devenir de moins en moins menaçante, de plus en plus commune, car elle est mise à distance par les médias (carte postale, presse, cinéma, etc.). C’est le début d’une production de masse d’identités révélées. Alors que l’Autre pouvait, du temps des jeunes Américaines parisiennes, encore un peu « peser » ; dès lors qu’il se verra réduit à une représentation, à une image, le risque en sera d’autant diminué.

À l’époque de Sim Copans, la mise à distance par les médias est d’autant plus manifeste, et c’est ici par la radio et le disque que l’Amérique entre chez les auditeurs français. Il n’y a pas de risque à aimer la musique américaine, à plus forte raison le jazz, synonyme de liberté, dans une France d’Après-guerre libérée. Ici, l’identité nationale américaine véhiculée est le résultat d’un effort culturel et d’une politique consciente. Il s’agit d’aller au-delà de la simple appartenance territoriale pour traduire cette fois la civilisation (ses modes, ses goûts, ses traditions, etc.). C’est ce que s’emploiera à faire le cinéma dès les années 1910, les films hollywoodiens distillant l’American way of live en direction de l’Europe. Et comme l’analyseront les situationnistes en leur temps, cette dominance visuelle s’inscrira dès lors comme modèle d’un nouveau mode de gestion sociale.  La représentation/projection remplacera l’expression de la vie spontanée, dès lors vécue par procuration. Prolétarisés jusque dans leurs loisirs et leur ordinaire casanier, les individus d’ici et d’ailleurs, déjà spectateurs de cinéma, deviendront d’une certaine manière les spectateurs de leurs propres vies. 

Les identités transmises par les industries culturelles de masse vont impliquer également une simplification des ambiguïtés, des complexités liées aux appartenances traditionnelles, à des fins de meilleure compréhension par tous. Dans un lissage en quelque sorte horizontal, on élabore des règles d’équivalence, de comparaison entre elles. Et passées les identités nationales – avec ses ancêtres, ses héros, ses divinités –, peuvent aussi s’ajouter d’autres formes de groupements (politiques, culturels, communautaires, sexuels, etc.) comme nous en avons vu quelques aspects durant cette journée. Ce qui fut un temps conduit par des institutions sera remplacé progressivement durant le xxe siècle par la société et ses choix de consommation : ainsi par exemple, l’adhésion à une culture musicale (jazz, rock, punk, etc.) pourra se revendiquer presque à l’identique d’un positionnement religieux, ou d’une association politique, et offrir au régime de l’appartenance l’ouverture d’un marché grandissant de collectivités concurrentes.

Pour asseoir ces identités anciennes ou nouvelles, il y a l’image, élément volatile, qui aujourd’hui plus que jamais se compose et se décompose à la vitesse des médias électroniques et de l’obsolescence des supports.   

Depuis plus d’un siècle, l’Homme moderne vit sous le regard de ses semblables car le monde est devenu avec le temps de plus en plus transparent, saturé de possibles affiliations, conditionnant les comportements, les désirs, les peurs. L’individu doit depuis lors se situer vis-à-vis d’elles et face à autrui. Un autre qui désormais observe en continu (regard démultiplié d’internet, regard à sens unique de la télésurveillance, etc.), dissocié du concret, au-delà de tout effort d’appréhension, de toute exigence morale. L’appartenance, longtemps liée au temps, au lieu, à l’éthique, – comme l’a montré par exemple Monte Verità –, se pose désormais comme iconique, esthétique, immédiate, remplaçant la valeur réelle des expériences vécues.

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Isabelle Marinone,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Maître de conférences en Histoire du Cinéma à l’Université de Bourgogne)

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[1] Réflexions appuyées sur plusieurs lectures et références dont (et entre autres) Renaud Barbaras, L’appartenance, vers une cosmologie phénoménologique, Peeters, 2019 ; Michel Collot, « Points de vue sur la perception des paysages », L’Espace géographique, 1986 ; Elodie Boublil, « Mythe(s) de l’intériorité et phénoménologie de la nature » , Alter n° 260, 2018 ;  Marie-Christine Michaud, Mariannick Guennec [dir.], Sentiments d’appartenance dans les Amériques, Editions du Cygne, 2019. 
[2] Voir article dans Revue électronique Transversales n° 18, 2021. Karine Montabord, « Zurich et le Monte Verità, un binôme favorable entre Dada et la danse ».
[3] Voir article dans Revue électronique Transversales n° 18, 2021. Léandre Bricout, « Culture et appropriations des lieux en prison ».
[4] Voir article dans Revue électronique Transversales n° 18, 2021. Linda Yining Zuo, « Lieux familiers et identité : l’exemple du Club des Américaines de Paris ».
[5] Voir article dans Revue électronique Transversales n° 18, 2021. Xiaoyan Xia, « L’apparition du paysage : une approche de la phénoménologie merleau-pontienne et de la poésie de paysage chinoise ».
[6] Voir article dans Revue électronique Transversales n° 18, 2021. Lucas Le Texier, « Exposer l’Amérique - Sim Copans à la radio française (1946-1954) ».

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Pour citer cet article :
Isabelle Marinone, « Corps, Lieux et Appartenances ». Conclusion et réflexions, Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 18 - mis en ligne le 6 avril 2021, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Isabelle Marinone
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806