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Conflits et démocratie
Au sabre ou au feu, quelle forme pour les conflits de la Troisième République (1871-1914) ?
Julien Garry
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Alors que la République reprend ses droits sur le Second Empire, après la défaite de 1871 face à la Prusse, la scène politique et la scène culturelle française s’emparent d’une question pourtant d’apparence toute militaire : quelle forme prendront les guerres de la Troisième République, et plus particulièrement, quelle y sera la place des armes blanches ? Journalistes, escrimeurs, politiciens du sport, duellistes acharnés et nostalgiques d’une image chevaleresque du conflit « épée en main » vont s’emparer de cette discussion tactique, empiétant sur les analyses stratégiques et militaires d’une évolution de paradigme jusqu’alors acquise.

Dans un pays où les duels défraient encore les chroniques, où les politiciens règlent parfois leurs conflits et différends armes en main, où les productions romanesques ou théâtrales vantent les valeurs viriles des héros de capes et d’épées, peut-on réellement envisager la disparition du corps à corps dans la guerre « moderne » ?

Et comment se construire face à l’Empire Allemand et à son armée d’inspiration prussienne, dont le spectre se penche sur l’épaule du Français. Français qui cherche, au-delà de la logique, à s’opposer corps et âme. Après tout, il possède la Furia Francese, le meilleur atout de la « race française », sabre ou baïonnette en main ! Alors que se construit le mythe de la race française, les théories raciales s’insinuent dans la culture militaire et orientent un peu plus les débats. Le tir, dont la place est si importante dans l’armée allemande, se retrouve questionné, critiqué, délaissé au profit de la charge au corps à corps, du contact et du choc. Alors que certaines armées recherchent des fusils plus performants et des cadences de tir plus mortelles, les états-majors français développent de nouvelles méthodes d’escrime à la baïonnette et au sabre à cheval.

Derrière ces questions d’apparence anodines se cache une véritable révolution de la culture militaire occidentale : la fin de la bataille au corps à corps.

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Mots-clés : armée, stratégie, corps à corps, baïonnette, sabre
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle, Troisième République
SOMMAIRE

I. La dure leçon de 1871
II. Que devient la prépondérance du feu ?
III.Des observations biaisées
IV.Le fardeau militaire du passé impérial
V.L’escrime, prisme de ces nouvelles valeurs
VI.Des observations biaisées
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I. La dure leçon de 1871

<b>fig.1</b>Carte postale de propagande vers 1914 fig.1 Carte postale de propagande, vers 1914, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

En 1871, la défaite face à la Prusse et ses alliés allemands porte un rude coup au monde militaire français. Cette puissante armée du Second Empire, expérimentée et sûre d’elle après ses succès coloniaux, ainsi qu’en Crimée et en Italie, est balayée par la stratégie novatrice de Bismarck et du maréchal Von Moltke, reposant sur une artillerie performante et des manœuvres bien planifiées.

Mais l’armée du Rhin était-elle aussi puissante qu’elle se l’imaginait ? En réalité, sa logistique laissait grandement à désirer ; elle était commandée par des maréchaux grisonnants, dont les egos ne pouvaient s’accorder. Bien que son infanterie ait été équipée de ce qui est alors considéré comme le meilleur fusil militaire (le Chassepot 1866), son artillerie est quelque peu négligée, et sa cavalerie est pétrie de doctrines du Premier Empire, reposant sur la charge et le choc. Mais l’Empire s'effondre malgré tout, après seulement six semaines de campagne[1].

<b>fig.2</b>Image publicitaire pour un produit d'entretien fig.2 Image publicitaire pour un produit d'entretien, vers 1890, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

Le traité de Francfort, et particulièrement la perte de l’Alsace-Lorraine, constitue un affront à la jeune Troisième République qui prend ses marques. Aussi, pour ce gouvernement encore secoué par la Commune, il n’est pas question de se débarrasser de l’armée et de son importance dans la Société française. Elle reste en 1871 ce qu’elle était depuis les Restaurations : le « rempart de l’ordre intérieur », pour reprendre les mots d’Annie Crépin[2].

Mais ce rempart doit être rafraîchi, restauré. Certaines pierres doivent être remplacées, pour filer la métaphore, et ses bases doivent être réaffirmées. Un rempart capable de défendre le gouvernement, mais pas seulement : il doit être plus que cela. Au-delà d’une compréhensible chasse au coupable, les dirigeants de la Troisième République espèrent surtout rapidement disposer d’une armée française capable, fiable, bien commandée, et conduite par des doctrines modernes. Comme l’ont montré Jean-François Lecaillon[3], Xavier Boniface[4] et beaucoup d’autres dans leurs recherches, pour vaincre le traumatisme, la Troisième République doit établir une armée capable de rivaliser avec celle de l’Empire allemand, basée sur le modèle prussien. En un mot : une armée capable de venger l’affront, au moins par son aura de puissance.

S’appuyant sur les observations stratégiques de la guerre encore récente, les réformes vont alors commencer. L’armée du Second Empire était basée sur un corps professionnel, assisté des éventuelles mobilisations de la Garde Nationale. Le corps professionnel vaincu à Sedan et ailleurs, et la Garde Nationale compromise par ses liens avec la Commune, c’est désormais la conscription qui est privilégiée, et l’instruction du soldat.

<b>fig.3</b>Couverture de Règlement du 12 juin 1875 sur les manœuvres de l’infanterie fig.3 Couverture de Règlement du 12 juin 1875 sur les manœuvres de l’infanterie ; avec un rapport à m. le Ministre de la guerre, T.1-2/ Ministère de la Guerre, éd. 1875-1876
Source : Bibliothèque nationale de France

Au niveau de la doctrine, deux changements importants nous intéressent aujourd’hui. Le premier, concerne l’infanterie. Jusqu’en 1870 (en schématisant ; il n’est pas question ici de faire un cours de tactique militaire), l’infanterie combattait majoritairement en tirailleurs, c’est-à-dire avec des soldats disposés en formations espacées. Elle avançait régulièrement face à l’ennemi en utilisant le tir des fusils pour couvrir sa progression, jusqu’au point d’orgue du combat : le contact avec l’ennemi et le corps à corps, où la baïonnette devenait l’arme principale. Évidemment, lorsque tout se passe comme prévu, l’infanterie victorieuse n’a plus qu’à combattre des ennemis affaiblis par les tirs, démoralisés, et probablement déjà en fuite.

Après 1871, et particulièrement avec les nouvelles doctrines éditées en 1875 dans le nouveau règlement de l’infanterie[5], une règle simple est mise en place : la prépondérance du feu. Le tir devient l’outil principal du fantassin, et la stratégie repose sur une utilisation conjointe de l’artillerie et de l’infanterie pour pilonner l’adversaire et l’écraser sous un feu meurtrier. La baïonnette n’a dans cette configuration qu’un rôle anecdotique. Le corps à corps, le contact avec l’adversaire, n’est plus un objectif, mais au mieux une possibilité.

Le deuxième changement important, dans le même ordre d’idée, concerne la cavalerie. Un point nécessaire pour comprendre ce changement : comment utilise-t-on la cavalerie dans la guerre ? Pour tenter de résumer ce vaste sujet, nécessaire à la compréhension du point à étudier, j’emprunte les travaux de Frédéric Chauviré et de Sandrine Picaud-Monnerat[6]. En accord avec ces spécialistes du sujet, nous pouvons définir trois grandes formes d’usages de la cavalerie : la charge, la poursuite et la petite guerre. La charge se déroule sur le champ de bataille, et est censée avoir un impact concret sur le déroulement des combats, reposant sur le choc. La poursuite est sa continuité, ou la continuité de l’action de l’infanterie, et permet de transformer de manière décisive une action à l’issue heureuse, elle termine les combats, et ancre la victoire. Et enfin la petite guerre concerne toutes les actions autour du champ de bataille : patrouille, reconnaissance, attaque d’éclaireurs, de poste avancé, de village, etc.

Le rôle de charge de la cavalerie, déjà déclinant, ne va aller qu’en diminuant après 1871, au profit de la poursuite, et surtout de la petite guerre, qui va devenir le moyen principal d’utilisation de la cavalerie, à l’image de la cavalerie prussienne. L’une des traductions très concrètes de ce changement de paradigme, par exemple, est la disparition de la lance, arme de choc s’il en est, qui cède sa place au mousqueton, qui équipe de plus en plus de cavaliers. De la même façon que pour l’infanterie, le rôle de l’arme de corps à corps restante, en l’occurrence le sabre, va décroissant.

Tel est l’état des choses à l’approche des années 1880 : une armée qui se modernise, qui veut rompre avec les traditions impériales poussiéreuses pour une version républicaine tournée vers l’avenir, et faisant face à l’Allemagne ; une armée qui reste très importante dans la société française, dont la conscription, le service militaire, sont l’un des fondements. C’est l’armée des dichotomies : la République contre les Empires ; contre l’Empire Napoléonien, d’abord, dont elle se veut la version améliorée, et l’Empire Allemand, qu’elle ne saurait manquer de surpasser.

Du moins dans l’intention et la théorie.

II. Que devient la prépondérance du feu ?

Ces stratégies nouvelles, ces évolutions de l’après 1871 que nous venons d’évoquer ne sont pas celles que l’on emploie en 1914, lors de l’entrée en guerre. Et la différence entre les tactiques en vigueur sous le Second Empire et celles de l’armée française d’août 1914 sont bien plus estompées qu’elles ne l’étaient en 1875.

Citons un extrait du règlement de l’infanterie d’avril 1914, en vigueur lors de l’entrée en guerre[7] :

« L’assaut est le couronnement nécessaire de toute attaque. Qu’il soit provoqué par l’initiative des chefs subordonnés ou par un acte du commandement ; il est exécuté d’après les même principes. Dès que le moment de l’assaut devient proche, la baïonnette est mise au canon, et le mouvement se poursuit, alternant au besoin avec le feu, jusqu’au moment où, d’un seul bond ininterrompu, les tirailleurs entraînés par les officiers et les gradés prennent le pas de course et se jettent baïonnette haute sur l’adversaire, au cri de EN AVANT A LA BAÏONNETTE. Les tirailleurs se groupent derrière leurs chefs et marchent contre les factions adverses les plus voisines, les abordent, les détruisent à l’arme blanche ou les dispersent[8]. »

<b>fig.4</b>Couverture de Ministère de la guerre, Règlement de manoeuvre d'infanterie fig.4 Ministère de la guerre, Règlement de manoeuvre d'infanterie du 20 avril 1914
Paris, Imprimerie -Librairie L. Fournier, 1916, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

On constate également le retour d’un outil que l’on pensait disparu : la lance de cavalerie, qui est réintroduite dans les dernières années du xixe siècle dans les régiments de cavalerie. Les armes blanches, la baïonnette, le sabre et la lance reviennent en force, et l’enseignement de leurs escrimes reprend une place importante dans l’éducation militaire française. Le corps à corps, l’escrime de guerre, retrouvent une place de choix dans les tactiques au détriment des doctrines de tir, et de la prépondérance du feu[9].

On peut donc légitimement se demander : que s’est-il bien passé pour observer un tel retournement de situation ?

Pourquoi le corps à corps est-il revenu sur le devant de la scène d’où il avait été écarté ?
La réponse ne peut dépendre entièrement des questions militaires, car les seules évolutions stratégiques de la période 1880-1914 ne peuvent suffire à expliquer ce retournement de situation. Les explications sont multiples : militaires, certes, mais aussi politiques, et même, culturelles et sportives.

III. Des observations biaisées

Observons d’abord ce qui paraît le plus légitime pour expliquer les nouvelles réflexions stratégiques : l’étude des conflits de la période. Ils sont regardés, décortiqués, analysés dans les écoles militaires et les états-majors, et nourrissent leurs réflexions, qu’il s’agisse par ailleurs des conflits coloniaux dans lesquels la France est engagée, ou des autres impliquant les alliés ou les adversaires potentiels.

La liste des engagements français est en elle-même assez conséquente. Les campagnes du Tonkin, de Madagascar, du Dahomey, de Tunisie, et les multiples engagements « de maintien de l’ordre » dans les colonies du continent africain nourrissent d’un flux constant les observateurs. De la même manière, les conflits de l’Angleterre en Afrique du Sud, et face aux Boers, ou encore le conflit entre le Japon et de la Russie sont également regardés à la loupe. Que ressort-il de ses observations ? Malgré quelques judicieuses remarques d’officiers progressistes, c’est essentiellement un biais d’observation qui va orienter les conclusions. On assiste en effet à des combats entre des puissances européennes modernes, bien équipées, bien formées, avec des officiers rompus aux conflits coloniaux, qui affrontent des combattants indigènes armés de manière hétéroclite, avec des stratégies et des cultures de guerre différentes. Même le célèbre corps des amazones du Dahomey, doté des meilleures carabines Winchester importées à grand frais d’Amérique du Nord, reste centré sur une culture du corps à corps, et les guerrières ont plus confiance en leur sagaie et leurs épées qu’en leurs carabines, qui servent finalement assez peu.

<b>fig.5</b>Gravure britannique représentant les Amazones du Dahomey fig.5 Gravure britannique représentant les Amazones du Dahomey, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

Les combats sont asymétriques, et les charges à la baïonnette des fantassins, ou au sabre pour les cavaliers, ont un effet moral puissant et dévastateur face à ces armées. Une préparation de tir et d’artillerie détruit la résistance des adversaires, et les charges à pied ou à cheval les achèvent. La prépondérance du feu n’est pas appliquée comme dans les manuels, et bien qu’un meilleur usage soit fait de l’artillerie et du fusil, « la bonne vieille charge » des napoléoniens continue de nourrir les stratégies comme les fantasmes des soldats et des officiers. La raison ? les instructeurs militaires n’ont pas réellement changé depuis le Second Empire, les professeurs de Saint-Cyr et des grandes écoles y officient toujours, et comme l’observe Xavier Boniface[10], les avis personnels sont souvent préférés aux doctrines d’État. 

C’est la guerre russo-japonaise en Mandchourie, en 1904, qui va ancrer le plus profondément l’idée d’un abandon trop hâtif du corps à corps, en France, mais également (dans une moindre mesure) en Angleterre, en Allemagne, et chez d’autres observateurs du conflit. La différence vient du fait que les belligérants, la Russie et le Japon, sont considérés, aux yeux des européens, comme des armées« modernes ».

<b>fig.6</b>Image publicitaire pour un produit d’entretien fig.6 Image publicitaire pour un produit d’entretien, vers 1890, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

Bien équipées, entrainées par des instructeurs venus de France ou d’Allemagne, ces armées sont perçues comme des égales de celles de l'Occident. Pourtant, leurs stratégies ne sont pas si modernes qu’il y parait ! La Russie base encore sa réflexion sur l’usage de la masse d’infanterie, des régiments de soldats nombreux, bien alignés en rang comme les troupes qui affrontaient le Premier Empire. Les Japonais et leurs officiers, pétris de la culture du bushido, n’ont qu’une idée en tête : tuer leurs adversaires en les regardant dans le blanc des yeux, peu importent les conséquences… Cette représentation est sans doute un peu exagérée, et des manœuvres plus modernes sont aussi utilisées. Les grenades, les tirs d’artillerie et même les premières mitrailleuses sont utilisés à grande échelle. Mais les charges restent au cœur des tactiques de ces deux armées. En résulte un nombre de morts au corps à corps très important, jusqu’à 10 % selon certains observateurs, comme les français Serge Nidvine ou Albert Niessel[11], ce qui est bien supérieur aux chiffres de 1870 ! Malgré les réflexions instruites, logiques et adaptées de quelques officiers supérieurs, comme l’a montré Olivier Cosson[12], l’idée d’un retour du corps à corps s’implante, et la forme du conflit franco-prussien prend dans l’imaginaire français un caractère d’exceptionnalité, exacerbé par l’aspect traumatique de son souvenir.  

IV. Le fardeau militaire du passé impérial

D’un point de vue politique, les Ministres de la guerre se succèdent mais sans réelle continuité. De grandes et longues polémiques s’installent sur la durée du service obligatoire et la forme de son « universalité », mais la tactique générale ne rompt pas aussi brusquement avec l’ère napoléonienne que le voulait l’imaginaire républicain d’après 1870. La conception de ce qu’est le soldat n’est certes pas la même. On critique les soldats du Premier Empire, et ceux du Second qui se voulaient leurs héritiers. Leurs officiers aux grands airs, les soldats bêtes et disciplinés… L’idéal républicain se construit autour du soldat instruit, et le service militaire devient une sorte d’école après l’école, le lieu de nombreux apprentissages[13].

<b>fig.7</b>Série sur les Duels célèbres fig.7 Série sur les Duels célèbres, publicité pour Liebig, vers 1890
Source : Bibliothèque nationale de France

Le soldat de la République n’est donc pas celui de l’Empire. Pour autant, les héros napoléoniens restent admirés. Leurs mémoires et leurs souvenirs sont édités, vendus et lus en masse, et leurs actions, leurs campagnes, leurs batailles sont érigées en modèles théoriques. Les Carnets de la Sabretache et de nombreuses revues et des éditeurs spécialisés comme Lorédan Larchey font de la publication et de l’édition des mémoires napoléoniens un véritable phénomène culturel. Jean Tulard en a démontré l’ampleur dans ses bibliographies critiques[14].

À la fin du xixe siècle, de nouveaux penseurs militaires ouvrent des voies de réflexions inédites sur ce que sont, ou doivent être, le soldat, le sous-officier et l’officier. La psychologie, cette science naissante et fascinante à l’orée du xxe siècle, trouve un écho inattendu dans la pensée militaire, au travers des écrits d’un officier pourtant mort en 1870, et jusqu’alors ignoré : Charles Ardant du Picq[15]. Très critique sur les doctrines de son époque, il théorise aussi le concept de choc psychologique, qui est selon lui le seul choc possible après une charge, le reste tenant du mythe d’école d’officiers. Si Ardant du Picq défend l’idée de l’obsolescence du choc, il est surtout lu et interprété comme une apologie de sa renaissance, le psychologique venant compléter ou remplacer le choc physique de la charge, et n’en offrant pas moins la victoire. Hubert Lyautey, lui, va rédiger le célèbre Rôle social de l’officier en 1891[16], qui veut ériger l’officier français en un modèle de société, admirable, porteur des valeurs de la République.

<b>fig.8</b>Carte postale aux alentours de 1900 “la Grande Famille” fig.8 Carte postale aux alentours de 1900 “la Grande Famille”, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

Cette idée de l’officier comme modèle n’est certes pas nouvelle, et dépasse largement le seul Lyautey. Elle fait également référence au modèle martial et viril que représente l’officier du Premier Empire.

Sous la Troisième République, ce modèle peut aussi se montrer et se révéler dans l’exploit sportif que peut être une victoire d’escrime, ou dans le fait d’arme, et surtout le « fait d’arme blanche » lors des rares et lointains combats auxquels il pourrait participer.

V. L’escrime, prisme de ces nouvelles valeurs

Quoi de plus efficace pour impressionner l’adversaire et créer ce choc psychologique qu’une charge furieuse à la baïonnette, annonciatrice des violences sanglantes qui l’accompagnent ? Les observations de la guerre des Boers en Afrique du Sud l’ont montré : l’ennemi, par la simple évocation de la réputation de combattants émérites à la baïonnette de leurs adversaires, s’enfuit, vaincu sans avoir combattu[17] …Et quoi de mieux qu’une pratique admirable de l’escrime pour gonfler l’aura de charisme et d’honneur viril de l’officier comme modèle républicain ?

Le général Boulanger, ministre de la Guerre en 1877, rend même la pratique hebdomadaire de ce sport de caserne obligatoire pour les officiers, et ces séances doivent être publiques afin de démontrer aux soldats le talent de leurs chefs[18].

<b>fig.9</b>Carte postale vers 1900 fig.9 Carte postale vers 1900 : des officiers pratiquant l’escrime dans la salle d’arme du régiment
collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

Parallèlement au développement des théories raciales, ressurgit un vieux concept chez des théoriciens français, celui de la Furia Francese[19]. Elle serait une aptitude naturelle du français, une sorte de frénésie, de furie combative qui lui offre, outre un attrait particulier pour la charge, une efficacité au corps à corps et à l’arme blanche qui ne pourrait être égalée par aucun autre Européen, et surtout pas par un Allemand. Bien que cette théorie ne fasse pas l’unanimité, elle s’implante durablement dans la réflexion des tacticiens français, au point d’en devenir un élément avec lequel compter.

Le monde culturel français est, lui, pétri de romans de cape et d’épée. Le Cid, Cyrano de Bergerac, les Trois Mousquetaires, Ivanhoé et les histoires de chevaliers et de fines lames abreuvent un imaginaire héroïque, en pleine construction du roman national, tel que le raconte Sylvain Venayre[20]. Le duel est également une pratique encore bien implantée dans la culture française. Militaires, bien sûr, mais aussi hommes politiques, journalistes et artistes en sont les acteurs principaux[21].

fig.10 </b>La Soirée du 11 juin au cirque Molier fig.10 La Soirée du 11 juin au cirque Molier, Le Monde illustré 18 juin 1887, p. 409
Dessins d’Adrien Marie
Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme
Source : Bibliothèque nationale de France

Les récits de duels « historiques » fleurissent, et sur de nombreuses scènes de théâtres ou de cirques, sont reconstitués les duels de Jarnac et de la Châtaigneraie, des mignons, ou encore du chevalier de Saint-Georges contre la chevalière d’Éon. Cet engouement pour l’histoire de l’escrime est alimenté et même exploité par le monde civil de l’escrime, les salles d’armes, et les sociétés sportives naissantes qui se fédèrent autour de ces images. Le spectacle de reconstitution de duel « L’escrime à travers les âges », animé par des acteurs du monde de l’escrime, est un succès populaire, donné dans de nombreuses salles. Ici au Cirque Molier, dans une gravure de la revue Le Monde illustré du 18 juin 1887, il s’exporte jusqu’en Belgique, et est donné à Bruxelles.

Henry Hébrard de Villeneuve, qui devient plus tard membre et même président du Conseil d’État, y prend une part active. Il fonde en 1893 la Société d’encouragement de l’escrime, qui évolue par la suite pour donner la Fédération française d’escrime, toujours existante. Cette société réussit l’exploit de réunir les escrimeurs civils et militaires, dont les pratiques comme les valeurs étaient jusqu’alors profondément divisées.

Le mélange inextricable de la culture militaire avec la société, ainsi que cet engouement populaire, mais aussi stratégique pour l’escrime va relancer la dynamique de ce que l’on appelle l’escrime de guerre, le combat au sabre et à la baïonnette.

Entre 1889 et 1914, plus de 30 manuels d’escrime à la baïonnette, au sabre à pied ou à cheval, ou à la lance à cheval seront publiés en France, à destination de l’armée. Maîtres d’armes, instructeurs militaires et spécialistes de l’éducation physique vont mettre la main à la pâte pour développer la meilleure escrime possible. Dès 1904, les méthodes d’escrimes « officielles », celles qui sont intégrées aux règlements de manœuvres, sont réécrites, du matériel d’entraînement spécifique est développé, et la leçon d’escrime devient une part indissociable de la vie du conscrit et de la vie de caserne.

<b>fig.11</b>Quelques extraits de manuels d’escrime de guerre fig.11 Quelques extraits de manuels d’escrime de guerre, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry

Cette thématique est d’ailleurs reprise dans de nombreux supports de communication ou de publicités très populaires, comme les cartes postales ou les images publicitaires. L’escrime a déjà une place confortable dans les thématiques de ces supports, et l’escrime de guerre s’y engouffre. Elle devient une représentation convenue et convenable, une image d’Épinal (au sens propre du terme) de ce en quoi consiste la vie de soldats dans les années 1880-1914. Au même titre que des scènes tout aussi convenues, comme la patrouille ou l’hygiène des équipements et des locaux.

<b>fig.12</b>Cartes postales et publicitaires entre 1880 et 1914 sur la thématique de l’entrainement à l’escrime de guerre fig.12 Carte postale, L’escrime à la baïonnette, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry
<b>fig.13</b>Cartes postales et publicitaires entre 1880 et 1914 sur la thématique de l’entrainement à l’escrime de guerre fig.13 Carte postale, Chocolat du planteur, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry
<b>fig.14</b>Cartes postales et publicitaires entre 1880 et 1914 sur la thématique de l’entrainement à l’escrime de guerre fig.14 Carte postale, Auxerre scène de caserne, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry
<b>fig.15</b>Cartes postales et publicitaires entre 1880 et 1914 sur la thématique de l’entrainement à l’escrime de guerre fig.15 Carte postale, ECOLES EN ARMES, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry
<b>fig.16</b>Cartes postales et publicitaires entre 1880 et 1914 sur la thématique de l’entrainement à l’escrime de guerre fig.16 Carte postale, Lure 13e dragons, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry
<b>fig.17</b>Cartes postales et publicitaires entre 1880 et 1914 sur la thématique de l’entrainement à l’escrime de guerre fig.17 Carte postale, Au régiment, collection de l’auteur
Source : ©Julien Garry
<b>fig.18</b>Planche parue dans le journal L’illustration fig.18 Planche parue dans le journal L’illustration 5 janvier 1901,
présentant un appareil d’entrainement à l’escrime à cheval
Source : ©Julien Garry

VI. La fin du corps à corps

Cet engouement civil, lié aux politiques et aux voies d’évolution encouragées, nourri de biais d’observation et d’un goût immodéré pour l’imaginaire autour de l’épée, va remettre le corps à corps au cœur de la stratégie française, au profit de la charge et du choc, dont l’escrime de guerre est le moyen d’expression. Ce développement trouve son apogée en 1914, sous le commandement général de Joffre, à l’aube de l’entrée en guerre, et avec les conséquences que l’on connaît sur les premières semaines de guerre. En août 1914, des régiments d’infanterie s’élancent baïonnettes en avant, précédés de leurs officiers, sabres au clair, et entourés de lanciers à cheval au galop, et tous plient sous le feu de l’artillerie, des fusils, des grenades et des mitrailleuses, qu’ils avaient si justement redoutés en 1870, et n’auraient peut-être pas dû oublier. Ainsi la Troisième République, qui avait voulu légitimement s’affranchir des modèles impériaux de guerre, les a finalement reproduits.

Il peut paraître surprenant de constater cet échec de réforme de la stratégie française, mais il ne faut pas oublier qu’il ne s’agissait pas seulement de changer l’usage d’une arme, de privilégier un modèle de fusil au détriment d’un autre. Il était question de mettre fin à une façon de faire la guerre aussi ancienne que la guerre elle-même : la bataille au corps à corps. Il fallait alors à ces officiers, ces intellectuels français, ces acteurs du monde militaire et politique, oublier leurs savantes cultures des histoires et des mémoires de guerre, remettre en question le lourd poids d’un imaginaire et d’un passé guerrier pourtant glorieux, et associé comme le duel l’était, à l’honneur. Il s'agit d'un changement radical de paradigme, qui fut souvent critiqué. On peut prendre pour exemple cet extrait d’un pamphlet d’Adolphe Corthey, avocat, escrimeur et ardent défenseur de la baïonnette :

« Le tir à longue portée, on ne saurait trop le répéter, que ce soit avec un arc, une arbalète ou un fusil, exige de celui qui veut le pratiquer avec succès, un caractère calme, un tempérament froid, un sang peu violent, une forte dose de lymphe et l'absence absolue de nerfs. De façon que, si le meilleur tireur était nécessairement le meilleur militaire, on pourrait dire jusqu'à un certain point que pour être un soldat accompli, il suffit de n'être pas tout à fait un homme. Après les Chinois, c'étaient donc bien les Allemands qui devaient inventer la poudre[22]. »

Ce mépris pour le tir, qui irait à l’encontre des valeurs associées à une culture, n’est pas universel, mais existe bel et bien en France. Il est certainement le symptôme du traumatisme sociétal et individuel profond que provoque cette potentielle disparition du corps à corps. Un traumatisme par la distance, perçue comme une diminution voire une disparition de l’honneur qu’il y a à affronter un adversaire face à face, les yeux dans les yeux. L’acte de tuer, si particulier dans les imaginaires individuels et ceux de la société, change ainsi de saveur et d’impression sur son auteur. Où se trouve l’honneur, et le risque, dans le fait d'éliminer un adversaire à plusieurs centaines de mètres, comme un chasseur tire un lapin ? Est-il moralement acceptable de donner la mort d’une façon plus mécanique, moins humaine, et à une cadence plus élevée ?

Ces craintes et les traumatismes qui en découlent peuvent être comparés à la situation très actuelle que vivent les pilotes de drones, qui connaissent à leur tour une distanciation et une déshumanisation du combat et de l’engagement inédites, amenant de nombreuses questions éthiques sur la façon moderne de faire la guerre[23].

Sincères remerciement à mes camarades du séminaire transversal conflits et démocratie : Estelle, Godefroid et Jérémy, à mes directeurs de thèse Philippe Poirrier et Hervé Drévillon ainsi qu’à Guillaume Vaillaut.

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Julien Garry,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Philippe Poirrier et Hervé Drévillon)

Haut de page NOTES


[1] Des thématiques largement abordées et décortiquées dans les deux récents tomes dirigés par Hervé Drévillon et Olivier Wierworka : Hervé Drévillon, Olivier Wievorka [dir.], Histoire militaire de la France, Tome 1 & 2, Paris, Perrin, 2018.
[2] Op. cit, Tome 1, p. 750, p. 794.
[3] Jean-François Lecaillon, Le souvenir de 1870, histoire d’une mémoire, Paris, B. Giovanangeli, 2011.
[4] Dans Hervé Drévillon, Olivier Wievorka [dir.], op. cit., Tome 2, chapitre 1.
[5] Ministère de la Guerre, Règlement du 12 juin 1875 sur les manœuvres de l'infanterie ; avec un rapport à m. le Ministre de la guerre, Paris, J. Dumaine, 1875.
[6] Dans Frédéric Chauviré, Bertrand Fonck [dir.], L’âge d’Or de la cavalerie, Paris, Gallimard, 2015.
[7] Ministère de la Guerre, Règlement des manœuvres de l'infanterie du 20 avril 1914, Paris, L. Fournier, 1914, p. 136.
[8] Ministère de la Guerre, Règlement des manœuvres de l'infanterie du 20 avril 1914, Paris, L. Fournier, 1914.
[9] Les mécanismes de ce retournement ne sauraient être présentés en détail ici, faute de place, mais sont abordés en détail dans le livre tiré de mon mémoire de master, qui y est entièrement consacré : Julien Garry, L’escrime à la baïonnette entre 1871 et 1918, le mythe survivant, Dijon, Éditions Universitaires Dijonnaises, 2018.
[10] Hervé Drévillon, Olivier Wievorka [dir.], op. cit., Tome 2, chapitre 1.
[11] Serge Nidvine, La baïonnette, Paris, R. Chapelot, 1907 ; Albert Niessel, Enseignements tactiques découlant de la guerre russo-japonaise, H. Charles-Lavauzelle, Paris, 1905.
[12] Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre, l’armée française et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, les Indes Savantes, 2013.
[13] Hervé Drévillon, Olivier Wievorka [dir.], op. cit., Tome 2, chapitre 1.
[14] Jean Tulard, Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne, Genève, libraire Droz, 1991, nouvelle édition d’une première bibliographie de 1971.
[15] Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, combat antique et combat moderne, Paris, Ivrea, 1999 (réédition de la publication de 1903).
[16] Hubert Lyautey, Le rôle social de l’officier, Paris, Omnia, 2009 (pour l’édition consultée).
[17] Le capitaine Ledent qui étudie la guerre de Boers attribue de grands effets à la peur des baïonnettes :  « Les Anglais attaquèrent donc maintes fois à la baïonnette, et cette action eut un double résultat : le résultat brutal, d’abord, celui qui résulte toujours du combat à l’arme blanche, et ensuite, un résultat moral. C’est qu’en effet, ainsi que nous l’avons vu précédemment, la baïonnette donne, à ceux qui l’ont et qui savent l’employer, un supplément de forces morales, et qui peut manquer, qui manque forcément, fatalement, à ceux qui ne la possèdent pas. Dans leur longue lutte, lutte héroïque s’il en fut, contre l’Angleterre, tenant tête à des forces écrasantes, les Boers furent braves. […] Et cependant, ces hommes si braves eurent peur ; ils eurent peur des baïonnettes anglaises. », Albert Ledent, A la baïonnette ! Chargez !, Paris, Berger-Levrault, 1912, p. 68.
[18] Ministère de la guerre, Manuel d’escrime approuvé par le ministre de la guerre le 18 mai 1877, Paris, Baudoin, 1877.
[19] Voir à ce sujet le chapitre dans Julien Garry, 2018, op. cit.
[20] Sylvain Venayre, Les origines de la France, Paris, Seuil, 2013.
[21] Tel que l’explique Jean-Noël Jeanneney dans son ouvrage dédié au duel en France : Jean-Noël Jeanneney, Le duel, une passion française, 1789-1914, Paris, Seuil, 2004.
[22] Adolphe Corthey, Français et Prussiens, armes blanches et armes à feu, Paris, J. Delorme, 1887, p. 18.
[23] Katerine Hall, « L’ère des drones » dans Bruno Cabanes [dir.], Une histoire de la Guerre du xixe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2018, p. 126-129.
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Pour citer cet article :
Julien Garry, « Au sabre ou au feu, quelle forme pour les conflits de la Troisième République (1871-1914) ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 17 - mis en ligne le 3 juin 2020, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Julien Garry
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806