Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Conflits et démocratie | |||||||||||||||||||||||
Approche de deux théories sur l’origine des conflits et démocratie au regard de la sapientielle africaine | |||||||||||||||||||||||
Godefroid Nzila | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||||||||
Haut de page RÉSUMÉ Les crises sociales et les tensions politiques déchirent le tissu de la vie de nos sociétés contemporaines. En effet, les conflits ce sont des faits, des réalités inhérentes à la vie des hommes. Les conflits sont présents partout où les hommes vivent, dans tous les régimes politiques et dans toutes les cultures.Toutefois, il y a lieu de les prévenir, car ils troublent la paix et perturbent la vie des hommes. Cependant, les conflits ne sont pas non plus signes de faiblesse d’une organisation, mais ils se révèlent en même temps comme des icebergs des réalités profondes de la société. Pour ce faire, c’est la façon dont ils sont canalisés et résolus qui fait la force d’un système politique. Certes, la démocratie a fait preuve de ses limites à bien des égards, mais elle reste l’horizon politique universel des sociétés contemporaines. En effet, la démocratie se présente comme l’ensemble des institutions qui visent à régler les conflits par des moyens non violents en vue du bien-être du peuple. Et, l’expérience de la vie sapientiale africaine, c’est-à-dire, la façon dont nos aïeux articulaient leur existence, démontre que s’il y a manque de sagesse dans la gestion de la res publica, l’objectif du bien-vivre-ensemble du peuple ne sera jamais atteint. Car, il apparaît clairement qu’il ne suffit pas de vouloir quelque chose ou formuler un vœu pour le voir se réaliser automatiquement. Dans la dynamique de cette pensée, nous estimons que l’instauration de la sapientiacratie ou sophiacratie est une urgence pour la bonne gouvernance et gestion des conflits sociopolitiques en Afrique. |
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SOMMAIRE
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Introduction La vie quotidienne et ses aléas font appel à une réflexion en profondeur. Elle suscite des inquiétudes et interrogations lancinantes que nous sommes appelés à résoudre de façon critique pour le bien-être de la société. L’homme, en tant qu’animal raisonnable et politique (Aristote), est un être relationnel. Certes, il s’associe naturellement aux autres, mais sa rencontre avec ses semblables le met dans une dimension de coopération et de concurrence. Cette confrontation vitale engendre parfois des situations de conflits. « La démocratie n’est pas un régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et négociables selon les règles d’arbitrage connues. Dans une société de plus en plus complexe, les conflits ne diminueront pas en nombre et en gravité, mais se multiplieront et s’approfondiront »[1]. Dans une méthode phénoménologico-herméneutique, la première partie de notre réflexion sera consacrée à une approche de deux théories, parmi tant d’autres, sur l’origine des conflits et démocratie. La seconde partie exposera, en gros, la vie sapientiale africaine dans laquelle nous retrouverons les mécanismes de prévention, de résolution des conflits et les principes démocratiques. Etant donné la diversité des contextes des 54 pays africains, et par souci de circonscrire notre sujet, le cas de figure de la R.D. Congo (Kinshasa) restera en toile de fond de notre communication. Enfin, notre petit apport personnel et distance vis-à-vis des idées des autres, ouvriront certainement les portes à de nouvelles interrogations sous forme des perspectives d’avenir. I. Analyse de deux théories sur l’origine des conflits Il existe diverses théories classiques sur l’origine des conflits. Mais, dans cette étude, en rapport avec les conditions existentielles de l’Afrique actuelle, nous avons jugé bon de revisiter d’abord la théorie d’Aristote sur les injustices sociales en lien avec la théorie d’Abraham Maslow des besoins humains. Ensuite, la théorie de la lutte des classes sociales de Marx en lien avec le darwinisme social qui soutient la lutte pour la vie entre les humains. Enfin, la pensée de Paul Ricoeur évoquée supra : « il n’y a pas de démocratie sans conflits […] ». Mais avant tout, il nous semble important de faire le balisage conceptuel des mots-clés de notre dissertation à savoir : conflit et démocratie. 1) Qu’est-ce qu’un conflit ? De son étymologie latine, conflit vient de conflictus (qui signifie choc, heurt) et confligere (heurter, opposer). Le conflit est un concept polysémique abondamment utilisé dans le langage ordinaire des gens. Généralement, il implique l’idée d’une opposition d’idées, d’éléments, des sentiments contraires et d’intérêts entre soi et autre ou à l’intérieur de soi, jusqu’à prendre, en fin de compte, la forme d’une lutte, d’une guerre, d’une conflagration, d’un combat, d’une rivalité, d’une incompatibilité, d’un choc, d’une contestation, d’un désaccord, d’une discorde, d’un tiraillement, d’un antagonisme, etc. : « Un conflit social désigne une forme commune d’interaction sociale qui peut être définie comme une lutte pour faire reconnaître des valeurs et pour revendiquer le droit à un statut, à un pouvoir et à des moyens économiques disponibles en faible quantité, dans laquelle les parties prenantes du conflit visent à nuire à leurs antagonistes ou à les éliminer ».[2] Notons qu’il existe plusieurs sortes de conflits et diverses façons de les résoudre. Les conflits sont internes (d’ordre psychologique) et externes (d’ordre social). Bien souvent, les premiers génèrent les seconds. Mais, tous les conflits externes ne conduisent pas à la violence ni au tragique, car l’homme, quoiqu’être conflictuel, est aussi pacificateur, « opérateur des médiations »[3], par usage du langage. Puisque la politique est l’organisation des rapports humains et des conditions du vivre ensemble dans la cité, force est de constater que c’est la divergence des intérêts personnels, des points de vue multiples et des objectifs à atteindre qui engendre des conflits politiques. Car, l’homme est un insociable-sociable (Emmanuel Kant). 2) Démocratie, quid ? Le terme démocratie désigne le régime politique où le pouvoir (du grec : cratos) appartient au peuple (démos) défini comme ensemble des citoyens[4]. La définition la plus courante et la plus proche du sens étymologique du terme démocratie est : « le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple » (Abraham Lincoln). Depuis sa naissance à Athènes, au VIe siècle av. J-C. jusqu’à nos jours, la démocratie s’est métamorphosée. Accompagnée par des régimes politiques différents, la démocratie a connu des visages multiples et elle se transforme sans cesse. Autrement dit, les idéaux démocratiques ont évolué au gré de vagues des luttes politiques et des révolutions. Trois législateurs athéniens, à savoir Dracon, Solon, Clisthène, se situent aux origines de la démocratie pour avoir instauré progressivement des réformes politiques et législatives afin de résorber les crises sociales en favorisant la participation de tous les citoyens dans la gestion de la res publica.[5] De manière stricte, nous avons deux types de démocratie : directe et représentative (antique et moderne), mais plusieurs adjectifs accompagnent le terme démocratie aujourd’hui. En plus, la démocratie fait l’objet de plusieurs élaborations conceptuelles. Mais, que dit Alexis de Tocqueville, le théoricien de la démocratie moderne ? Pour lui, c’est l’égalité sociale des droits comme fondement de la liberté qui est à l’origine de toute démocratie[6]. Si nous devons parler de la quintessence de la démocratie, sa substance première (ousia) ou sa quiddité, au sens aristotélicien, c’est-à-dire, « ce sans quoi on ne peut dire d’une chose qu’elle est » : c’est le peuple qui est son alpha et oméga, son principe et sa finalité. Ainsi, toute forme qui rase ce socle, fait écrouler toute l’architecture. 3) Théorie aristotélicienne sur l’origine des conflits Pour Aristote, « le bien c’est la visée de tout. Le bonheur, puisque aussi bien nous le posons comme fin des préoccupations humaines. […] Mais, la justice est la mère de toutes les vertus».[7] Pour lui, les injustices sociales génèrent des violences et conflits. C’est pourquoi, il considère la justice comme étant le fondement ou la condition « sine qua non » d’une société viable. Or, la question de justice se pose avec acuité en Afrique d’autant plus que son indépendance n’est pas du tout garantie. Ainsi, il n’y aura pas de paix au Congo sans justice. En outre, le Starigite souligne l’importance des conditions matérielles pour qu’un homme soit heureux. Cette théorie sera reprise par Abraham Maslow qui propose la théorie des besoins humains. Celle-ci stipule que tout être humain, dépourvu de besoins primaires (par exemple : manger, s’habiller, loger, éducation, la santé), est porté à la violence. En effet, l’homme peut s’exprimer de manière violente lorsqu’il se sent bafoué et opprimé dans ses droits. À en croire Maslow, les motivations des êtres humains naissent dans des besoins à satisfaire, hiérarchisés en cinq niveaux parmi lesquels les plus bas dans la pyramide doivent être satisfaits en priorité (besoins physiologiques). La précarité, la pauvreté poussent plusieurs personnes à s’immigrer. En effet, si les conditions de vie s’améliorent en Afrique, le problème d’immigration se posera moins qu’aujourd’hui. 4) La théorie marxiste de la lutte des classes sociales Marx fonde la société et donc la vie humaine sur l’économie. En tant que théorie de la vie humaine, le matérialisme dialectique affirme que le fondement de tout développement dans la société est la contradiction dans la production. La plus importante des contradictions de ce type est la lutte entre les classes dans la société. Ce conflit ne saurait être résolu que par une « négation de la négation », c’est-à-dire par des changements révolutionnaires dans lesquels les classes existantes sont détruites et remplacées par une synthèse « à un niveau supérieur ». Pour Marx, le conflit entre la classe dominante établie et celle qui est en germe, est la source de « tous les conflits dans l’histoire »[8]. Hegel n’en dit pas moins lorsqu’il soutient que l’État naît du conflit et qu’il est à son tour le théâtre et la source de nombreux conflits virtuels. La relation originelle des hommes entre eux est une relation de conflit, ce conflit met en jeu les deux passions fondamentales, la vanité et la crainte de la mort violente[9]. La dialectique Maître-Esclave en est le modèle. Puisque la contradiction est fondamentale pour le changement historique, Héraclite disait : « le conflit (Polemos, guerre, combat) est le père de toute chose, roi de toute chose »[10]. Pour lui, le conflit est géniteur et organisateur des choses. Sur la même lancée d’idées, le darwinisme social soutient que la lutte pour la vie entre humains est l’état naturel des relations sociales et que les conflits sont aussi la source fondamentale du progrès et de l’amélioration de l’être humain ; et donc, de la société. Certes, la vie est un combat, mais l’ouvrier mérite son juste salaire. En somme, le marxisme combat l’exploitation ouvrière du capitalisme. Les injustices sociales sont à la base des revendications et tensions dans des institutions et sociétés contemporaines. Mais, les conflits sont-ils constructifs pour un régime démocratique ? II. Paul Ricœur : « pas de sociétés démocratiques sans conflits » Paul Ricœur définit la démocratie par rapport à deux notions : celles de conflit et celle du pouvoir. Est démocratique, un État qui ne se propose pas d’éliminer les conflits, mais d’inventer les procédures leur permettant de s’exprimer et de rester négociables. Et, par rapport au pouvoir, poursuit-il, « je dirai que la démocratie est le régime dans lequel la participation à la décision est assurée à un nombre toujours plus grand de citoyens. C’est donc un régime dans lequel diminue l’écart entre le sujet et le souverain »[11]. D’entrée de jeu, il nous semble qu’il faut déjà renoncer à considérer la démocratie comme un gouvernement à l’abri de toute forme de dérive. Par contre, tenant compte de la complexité de nos sociétés, les conflits y sont ouverts, peuvent s’amplifier, mais restent aussi négociables selon les règles de jeu. Comme le pense Claude Lefort, le régime démocratique se caractérise essentiellement par la fécondité du conflit[12]. Ricœur catégorise le conflit dans trois domaines distincts : anthropologique, éthico-politique et épistémologique. D’abord, au niveau anthropologique, il se réfère au conflit interne à l’homme, conflit d’ordre psychologique. Ce conflit tient à la constitution la plus originaire de l’homme. Il s’agit de l’homme faillible dans sa dualité ou disproportion interne d’un homme à la fois plus grand et plus petit que lui-même. Plusieurs comportements de l’homme dérivent de son aspect psychique. À ce conflit originaire de « nous-mêmes à nous-mêmes » reconduisent tous les conflits que l’on peut appeler externes et qui nous voient aux prises avec la nature, la société ou la culture[13].Ensuite, sur le plan Éthico-politique, le conflit nous met en présence de l’épreuve humaine de l’homme dans ses relations avec les autres, où s’affrontent interminablement les classes sociales. Prétendre éliminer les conflits de classes, de générations, de sexes, de goûts culturels, d’opinions morales et de convictions religieuses, est une idée chimérique. C’est ici que le conflit appelle le consensus, autant que le consensus rend possible la négociation pour un « modus vivendi ». C’est à ce stade que Ricœur fait appel au pouvoir de délibérer et à la tâche de nous bien conduire dans la vie privée comme dans la vie publique. Face à l’imperfection de solutions qui restent des compromis fragiles, il fait appel à la phronesis aristotélicienne comme sagesse pratique. Cette remarque prend tout son sens dans les sociétés démocratiques car elles sont les seules où « tous les conflits sont ouverts », les seules donc où s’opposent des individus capables, sans doute, de raison, mais animés aussi par des valeurs et convictions différentes. Il s’agit alors d’arriver à un « équilibre réfléchi » entre propos bien argumentés et convictions bien pesées[14]. Enfin, au sens épistémologique, Ricœur situe le conflit au niveau des interprétations : par exemple, le sens que reçoit, dans une philosophie herméneutique, le terme de conflit et son application à des interprétations rivales. Déjà la contradiction est un conflit, mais sur quoi porte le conflit ? Ne dit-on pas que le langage est source de malentendu ? Comment prétendre résoudre un conflit si les deux personnes qui s’opposent ne parlent pas de la même chose ? Certes, le langage politique est à la fois conflictuel et consensuel, mais le conflit des interprétations n’est-il pas un élément déterminant pour tout conflit ? Par exemple, les conflits des religions, des lois et des règles, ne reposent-ils pas autour de l’interprétation des textes ? III. Démocratie et gestion des conflits au regard de la sapientielle africaine Le conflit, avons-nous dit, est un phénomène qui s’observe dans toutes les sociétés, c’est-à-dire, partout où vivent les hommes. Pour ce faire, nous voulons comprendre comment nos aïeux articulaient leur existence au travers de l’expérience de la vie sapientiale, incarnée dans la tradition, les us et coutumes, bref dans une culture donnée afin d’y repérer les traces de la culture démocratique. Selon Dominique Kahang’, la vie sapientiale africaine vise d’abord : « l’unité du genre humain apte à penser l’autre dans le rapport de gouvernance qui tire sa légitimité du contrat social, procédant des normes républicaines »[15]. Et, la culture est la manière dont un groupe vit, pense, sent, s’organise lui-même, célèbre et partage la vie. Dans chaque culture, il y a des systèmes de valeurs sous-jacents, des significations et des visions du monde qui s’expriment visiblement dans le langage, les gestes, les symboles, les rites et les styles.[16] Cela étant, il nous semble impérieux de rappeler que la RDC compte à ce jours 90 millions d’habitants, une langue officielle (français), 4 langues nationales (Lingala, Kikongo, Tshiluba et Swahili réparties en région) et plus de 250 langues ethniques ou « maternelles ». Face à cette mosaïque culturelle, notre réflexion se focalisera sur l’une des grandes tribus congolaises, celle dont nous avons la maîtrise : la culture lunda. Dans la société lunda, le groupe social, le respect mutuel, la solidarité ou l’entraide, l’unité entre les membres constituent la règle de vie. La notion de la famille, du clan, de la tribu, de l’ethnie regroupe les descendants d’un ancêtre commun et soudés entre eux par les liens du sang et du sol. 1) Organisation du pouvoir politique Avant la colonisation (1885), le Congo avait une organisation de son pouvoir politique bien structurée en royaumes et principautés. De manière générale, la politique était au service d’un bien supérieur à savoir la paix et l’organisation harmonieuse de la vie en société. Cette structure se composait de la manière suivante : la reine, l’empereur choisi par le conseil impérial composé de notables et de représentants de tous les autres royaumes et principautés, les magiciens de la guerre (chefs des armées), les gardiens des tombes des empereurs, les juges et les griots de la Cour. Mais, l’autorité politico-administrative, cherchant à s’imposer pour faire asseoir son pouvoir, à côté du pouvoir traditionnel, se heurtera à plusieurs résistances de la population indigène attachée à la tradition. C’est le début du télescopage et conflit entre pouvoir juridique et pouvoir traditionnel coutumier. Les États doivent prendre au sérieux l’aspect culturel ou civilisationnel afin d’éviter les conflits (Le choc des civilisations de Samuel Huntington). La personne du chef coutumier Dans la culture lunda, la personne du chef est sacrée, car le bracelet qu’il porte (kazekil ou rukan) fait de cuivre et de muscles humains, ainsi que d’autres armoiries du pouvoir qu’on ne saurait traduire dans une autre langue, symbolisent ce caractère sacré. Il doit porter ce bracelet durant tout son règne et personne n’a le droit de le toucher. Le chef meurt sur le trône, pour le trône et par le trône. Le chef joue le rôle du veilleur, protecteur et rassembleur du clan. Il est le médiateur de la confiance sociale et modèle d’exemplarité. Le chef du village n’est pas celui qui mange et possède plus que les autres. Mais, il est tenu à exercer l’hospitalité vis-à-vis des visiteurs et étrangers qui arrivent dans son village. Le chef est celui qui fait en sorte qu’on ne manque de rien au village. Lorsqu’un chef meurt, les tubung (ses conseillers) vont choisir son successeur non pas de manière automatique par ordre de primogéniture, mais par voie d’hérédité sanctionnée par l’élection. Il est choisi dans la proche parenté du chef défunt. Par ailleurs, il est soumis à une multitude de tabous, de rites et d’obligations qui constituent une sorte de loi fondamentale, de constitution non écrite à laquelle il ne saurait désobéir sans compromettre gravement son autorité. Son intronisation est un moment fort et un événement top secret. Mais le conseil impérial ou celui du village peut décider, par exemple, de refuser l’héritage de l’autorité clanique au candidat légitime parce qu’il est reconnu malade, inactif ou mauvais administrateur. Les vieillards jouent un rôle prédominant, d’autant plus que, dans une société sans écriture, la prééminence de l’expérience et des souvenirs s’imposait à la considération sociale. C’est pourquoi, quand un vieillard meurt, c’est toute une bibliothèque qui se brûle. L’empire lunda : une société initiatique À travers le processus initiatique, la sapientielle africaine fait de la société un lieu d’éveil qui vise la maturité passant par le pathos (l’épreuve) de la vie. Fondée sur la tradition et l’expérience des anciens, la sapientielle africaine se veut une courroie d’initiation aux secrets de la vie qui se transmet dans une sphère purement culturelle des adultes sages et de maîtres-initiateurs aux jeunes néophytes. Dans cette vie initiatique, le maître ne se substitue pas à l’initié pour tout faire à sa place, mais invite ce dernier à l’effort personnel, à apprendre à faire seul face à la vie. Les clés ou solutions face aux problèmes de la vie se trouvant dans la nature, « le disciple doit rentrer à l’intérieur de lui-même, afin d’y découvrir les voies et moyens qui lui sont offerts par le cosmos pour dénouer les énigmes de la vie »[17]. Le passage principal de l’ascension sociale est la transformation de l’enfant en adulte, c’est l’initiation fondamentale. La progression sociale est une sorte de raffinement d’esprit. Une cérémonie symbolise le passage à un état supérieur et cela par l’intermédiaire de l’épreuve et du courage. Par exemple, à l’âge de la puberté, les jeunes garçons et filles sont rassemblés dans le bois, sous la direction des vieux sages, ils sont initiés aux secrets de la vie nouvelle qu’ils vont aborder. Par exemple : le mukand et le mungong’. Fonctions étatiquesLes plus importantes sont la fiscalité, la justice, l’armée et la protection du village. La fiscalité est minutieusement réglée et les impôts (tributs) sont collectés en espèce ou en nature par des intendants. L’armée, c’est le peuple (les jeunes) en marche sous les ordres du pouvoir. Les armes des soldats consistaient en arcs et flèches empoisonnées dont le coup ne pardonne pas, en massues, en lances et javelots ; en cotes de maille, etc. 2) Mécanismes traditionnels de prévention et résolution des conflits La justice faisait l’objet aussi des soins particuliers de la part du chef du village. En cas de mésententes entre les membres du village, celui-ci s’activait pour les résoudre le plus tôt possible sans attendre que l’étincelle devienne feu. En qualité de paterfamilias, le chef est souvent l’arbitre et juge conciliateur dont le verdict est sans appel. Par exemple, dans la palabre traditionnelle africaine, c’est la recherche du consensus qui prime avec l’idée que l’unité ou l’équilibre de la société doit être préservée à tout prix. L’idée prédominante est qu’il y a toujours une solution à tout problème si l’on prend le temps de la chercher. Les conflits sont réglés le plus pacifiquement possible avec des mécanismes de prévention et de règlements très élaborés. « L’esprit de cette civilisation enracinée dans la terre et le cœur des noirs, est tendu vers le monde, êtres et choses, pour le comprendre, l’unifier et le manifester » selon Léopold Sédar Senghor. Et Nelson Mandela de renchérir dans son Autobiographie que « la palabre africaine est comme une institution démocratique à part entière dans laquelle tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était de la démocratie sous sa forme la plus pure »[18]. Pendant les échanges, il faut de la sagesse pour décrypter le message véhiculé dans un langage réservé aux initiés. Il sied de retenir que dans la palabre africaine, il n’est pas question de gagnant et de perdant, mais de trouver un consensus recevable, chacun acceptant de perdre un peu pour préserver l’harmonie et la paix. Pour ce faire, dans une attitude de reconnaissance du tort commis à la communauté, de sa part de responsabilité dans le conflit, les parties antagonistes réconciliées jurent publiquement ne plus reprendre dans l’avenir le forfait commis, de peur de voir jeter sur elles les mauvais sorts ou mieux les peines particulièrement sévères de la part des ancêtres et devenir l’objet de l’opprobre pour la société. Ici, on passe du consensus au consentement pour ne pas avoir un non derrière un oui. Citons quelques sujets qui font souvent l’objet des conflits récurrents : conflits interfamiliaux autour de l’héritage des parents, conflit foncier (de terre) entre deux villages voisins, partage inégal du butin de chasse, conflit entre les éleveurs et agriculteurs (pâturage et divagation des bêtes qui ravagent les champs), les méfaits sexuels, les atteintes à la propriété, le vol, dispute et outrages contre la famille ou l’autorité, conflit sur les accidents de chasse, autour de la mort et la sorcellerie. Au fait, chaque délit fait l’objet de peines ou sanctions parfois très sévères, sanctions sous formes de mécanisme de prévention des conflits. Conclusion Qu’est-ce qui fait la force de la vie sapientiale africaine ? Nous osons répondre que c’est le respect de la tradition, de la coutume par tous (à quelque niveau que ce soit, en commençant par le chef obligé par le principe d’exemplarité jusqu’aux sujets simples) comme garde-fous pour l’harmonisation de la vie en société. La sagesse conseille afin d’avancer dans une démarche, de garder un pied à terre et un autre en l’air. Car, vouloir garder les deux pieds par terre, c’est faire du surplace ; par contre, avoir les deux en l’air, c’est risquer une parfaite chute. Autrement dit, tout en questionnant la tradition africaine et la modernité, l’Africain d’aujourd’hui ne peut pas vivre en déraciné culturel qui a perdu son identité, ni être totalement attaché au passé traditionnel, mais il doit chercher l’équilibre dans une nouvelle vision d’un monde qui fait la symbiose des cultures en tenant compte des situations contraignantes du temps. Son application ne serait possible que par la sagesse qui pousse à l’esprit critique, une sagesse qui agit en étant à l’écoute de la nature. Malheureusement, l’Afrique s’est occidentalisée sans se moderniser ; contrairement à l’Asie qui s’est modernisée sans s’occidentaliser. Face aux théories évoquées plus haut et aux démocraties « mal portantes » de notre temps, quelle démocratie pour l’Afrique et particulièrement pour la RDC ? Il faut une démocratie qui s’intègre à la culture congolaise, qui tienne compte des conditions existentielles de l’Afrique actuelle, une politique qui réforme la justice mettant ensemble le droit coutumier et le droit judiciaire. Ainsi, nous nous permettons d’aller plus loin pour forger les néologismes sapientiacratie, sophiacratie. En effet, la sapientiacratie que nous proposons est un pouvoir fondé sur la sagesse dans la gestion de la res publica. Car, le manque de sagesse dans le comportement du politique (gouvernant) et des autres citoyens (gouvernés) peut conduire à des actes injustifiés jusqu’à générer des conflits. En effet, la sagesse qualifie le comportement d’un individu, souvent conforme à une éthique, qui allie la conscience de soi et des autres, la tempérance, la prudence, la transparence, le discernement, l’écoute de l’autre, l’ordre et organisation, la justice s’appuyant sur un savoir raisonné comme un instrument du bien-être possible[19]. Du monde grec au monde judéo-chrétien, en passant par l’Inde et l’Afrique, la sagesse observée dans le comportement de certains dirigeants, est un élément capital dans la résolution des conflits. Les cas de Salomon, la reine de Saba, l’éthiopien Zéra Yacob, Socrate, Ghandi, Desmond Tutu, Mandela, en disent long. Fort de ce qui précède, si la démocratie a pour finalité l’émancipation et le bien social des peuples, et si tout le monde acceptait de suivre la voie de la sagesse dans la vie privée et la vie publique, on pourrait alors espérer le « bien-vivre-ensemble », la paix, l’amour du prochain et de sa patrie, avec des institutions justes.
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Godefroid Nzila, LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean-Claude Gens) |
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Haut de page NOTES
[1]
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris,
Seuil, 1990, p. 300.
[2]
Encyclopédie de la Philosophie, La Pochothèque, GARZANTI, Librairie Générale
Française, 2002, pour la traduction et l’adaptation,
p. 309.
[3]
Paul Ricœur,
Philosophie de la volonté 2, Finitude et culpabilité
1, L’homme faillible, Paris, Aubier, 1960, p. 23.
[4]
Dominique Colas, Dictionnaire de la Pensée politique,
Paris, Larousse-Bordas, 1997, p. 58.
[5]
Encyclopédie de la philosophie, La pochotèque Garzanti, Paris, Librairie Générale
Française 2002, pour la traduction, p. 374-376.
[6]
Alexis Tocqueville, De la démocratie en Amérique
(1835-1840), dans Encyclopédie de la philosophie, La
Pochothèque Garzanti, Librairie Générale
française, 2002, p. 1603-1604.
[8]
Karl Marx, Le Capital, Livre I, chap I, Section 1, 2, 4, cité
par Joseph Cropsey, Histoire de la philosophie politique,
Paris, Puf, 2e éd. 2010, p. 891-919.
[9]
Hegel, Philosophie du droit, cité par Leo Strauss [dir], Histoire de la philosophie politique, éd. originale 1963, Paris, Puf, 3e éd. 2013, p. 814.
[10]
Héraclite d’Ephèse, Fragments 54,
numérotation Diels,
https://www.philolog.fr/heraclite-polemos-est-le-pere-de-toutes-choses/, consulté le 7/11/2019.
[11]
Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris,
Seuil, 1998, p. 404.
[12]
Entretien avec Claude Lefort
dans Philosophie magazine, 1er mai 2009,
n° 29.
[13]
Paul Ricœur, L’Homme Faillible,
p. 148 ; Olivier Abel, Le vocabulaire de Paul Ricœur, Paris, Ellipses, 2009,
p. 37.
[14]
Paul Ricœur, Soi-même comme un Autre, Paris, seuil,
1990, p. 335.
[15]
Dominique Kahang’a Rukonkish,
« phénoménologie et sapientiale africaine.
Apprendre à voir le sens d’une
découverte », cité par César Mawanzi,
La phénoménologie à l’épreuve de la
vie sapientielle africaine, Paris, L’Harmatan, 2017, p. 32.
[16]
René de Haes,
« Culture Africaine, Démocratie et
Développement Durable »,
dans
Actes des VIIe Journées philosophiques de la
Faculté saint Pierre Canisius/Kimwenza, Kinshasa-Gombe, Editions Loyola, Publications Canisius, 2005,
p. 7-10, voir aussi César Mawanzi, op. cit,
p. 33.
[17]
Olivier Sangi Lutondo, cité par César Mawanzi,
La phénoménologie à l’épreuve de la
vie sapientiale africaine, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 26.
[18]
Nelson Mandela, Autobiographie, cité par Philipe
Urfalino, « décision par consensus apparent. Nature
et propriétés », dans Revue européenne des sciences sociales, démocratie
délibérative, démocratie débattante et
démocratie participative, 2007, n° 136,
p. 47-71.
[19]
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris,
Puf, 1991, p. 941.
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Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Godefroid Nzila, « Approche de deux théories sur l’origine des conflits et démocratie au regard de la sapientielle africaine », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 17 - mis en ligne le 3 juin 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Godefroid Nzila Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |