Richard Wagner à Bayreuth : de l'imaginaire à l'institution (1834-1883)

 

Richard Wagner et Bayreuth – l’association des deux noms semble toute naturelle. Voici plus d’un siècle que l’aura du compositeur rayonne sur la ville et se diffuse à partir d’elle – cœur et « demeure d’éternité », incarnée par le Festspielhaus, la villa Wahnfried, les collections, la famille. Par-delà les générations, les régimes politiques, les guerres et les destructions, les incertitudes financières et les déboires artistiques, le festival a su s’imposer comme un événement annuel inéluctable et prestigieux.

Quel paradoxe, cependant, que cette évolution : l’exception de deux mois d’été est devenue institution, le conservatisme créatif des débuts s’est établi en atelier d’avant-garde sans invention. Est-ce là fidélité à la volonté du créateur ?

Au commencement était l’incertitude : la rencontre de Bayreuth et de Wagner est fruit du hasard, le festival est issu de la cristallisation de l’état de fait au décès du compositeur. Lieu, théâtre, moyens, projet, répertoire, artistes, public, administration – à ce stade, rien de tout ceci ou presque n’a encore rencontré de solution définitive à ses yeux ; jusqu’au bout, il ne s’interdit aucune remise en cause ; car, bien que se fondant sur un idéal clairement affirmé, Wagner n’a cessé d’ajuster son dessein aux opportunités changeantes de son existence mouvementée.

1. Période de jeunesse

La première mention d’un projet artistique tout personnel apparaît dès 1834, alors que Wagner se trouve engagé à Magdebourg comme jeune directeur musical – il n’est âgé que de vingt-et-un ans.

« J’aimerais bien faire une folie ; si j’avais de l’argent, je prendrais le pouvoir au théâtre, ici, et représenterais Colombus et Les Fées[1] ; j’enverrais l’administration au diable, et mettrais ensuite fin à mes jours [2] »

Dès ce moment sont exprimés trois aspects caractéristiques de l’entreprise wagnérienne :

  • un point culminant et unique : le projet doit constituer un coup d’éclat dans la carrière de son créateur, au point que celui-ci, tout à son geste superbe et désespéré, d’apparence insensée, ne saurait lui survivre ; il s’agit d’un aboutissement, et toute postérité directe est écartée – pensée qui peut surprendre chez quelqu’un d’aussi jeune que Wagner, à ce stade initial de sa carrière ;
  • les moyens matériels ne sont ni précis, ni à disposition ; tout est de l’ordre du rêve ;
  • l’aventure est une prise de pouvoir personnelle : les décisions administratives et artistiques sont du ressort du seul créateur, au service duquel se placent les ressources nécessaires à la représentation de ses œuvres.

2. Révolution

C’est à Dresde, dans les écrits de la période révolutionnaire, que les ressentiments et les rêves peuvent prétendre à une formulation étayée par des présupposés théoriques. Quelles que puissent être la légitimité du fondement et la qualité de la démonstration, il s’agit là du point d’ancrage de la pensée wagnérienne, conservé par-delà les variations de surface jusqu’au terme de l’existence du compositeur[3].

Quelques idées, exprimées dans L’Art et la révolution[4], intéressent de près le projet artistique personnel de Wagner :

  • un ouvrage, conçu et jeté sur le papier, ne devient œuvre véritable que par sa représentation sur un théâtre[5]. Le constat semble aller de soi pour Wagner, mais n’en est pas moins révélateur : le compositeur est aussi un homme de théâtre et un directeur musical, qui ne peut envisager de se détacher de son œuvre avant de l’avoir lui-même menée jusqu’à sa première exécution. La représentation considérée comme moment ultime de l’acte de création se situe au cœur des difficultés que rencontre Wagner tout au long de sa carrière, car il se trouve forcément confronté aux contingences de l’univers théâtral, dans l’acception la plus matérielle de celui-ci ;

  • les institutions dramatiques de l’époque ne sont autre chose que des « entreprises industrielles, même là où elles reçoivent des dotations spéciales des Etats ou des princes : la direction en est confiée la plupart du temps aux mêmes hommes qui dirigeaient hier une spéculation sur les blés, qui demain consacreront au commerce des sucres leurs connaissances sérieuses[6]  ».

Cette critique de l’administration théorise la volonté de s’en libérer, exprimée dès 1834. Wagner rejette en outre l’objectif de rentabilité : car c’est à cause de lui que la direction se trouve confiée à quelqu’un de plus expérimenté en affaires qu’en art. Si l’on veut que le théâtre retourne « à sa noble destination naturelle[7] », il faut qu’il abandonne toute idée de spéculation : afin qu’il n’ait à se soucier que de sa vocation artistique, il doit être intégralement subventionné par l’Etat et la commune, ce qui n’est possible que par un appel aux « hommes d’Etat honnêtes[8] », et à leur foi dans la capacité de produire « une civilisation vraiment belle[9] » – vision de pur désintéressement parfaitement utopique, destinée à réserver à Wagner bien des désillusions. Elle n’en fonde pas moins, conjointement à sa critique de l’opéra en tant que genre musical, sa répugnance à laisser ses drames paraître sur les scènes d’établissements ordinaires ;

  • - la direction ne serait plus alors qu’artistique, partagée entre tous les artistes prenant part à l’œuvre, aux termes d’une convention garantissant le succès mutuel de l’activité :

« Seule la liberté la plus entière peut les unir dans leurs efforts vers le but proposé, en faveur duquel ils seront délivrés de l’obligation de la spéculation industrielle ; et ce but est l’art, qui ne peut être compris que par l’homme libre, non par l’esclave de l’argent[10]. »

L’idée est à la fois visionnaire – direction artistique séparée – et irréaliste – parfaite entente autonome des artistes entre eux. Pour Wagner, elle reste néanmoins un constant idéal de communion artistique, qu’il se plaira à croire atteint à Bayreuth, au soir de sa vie, lors des représentations de Parsifal[11] ;

  • l’arbitre des productions doit être le « public libre[12] » : mais une véritable indépendance de jugement exige que l’entrée soit gratuite[13]. Cet aspect particulier, bien qu’inscrit dans la dénonciation globale de l’argent, n’est pas qu’une passade révolutionnaire pour Wagner : le problème de la gratuité des places est encore au cœur des difficultés à résoudre à la veille des premières représentations de Bayreuth, quelque vingt-sept ans plus tard.

3. Exil

C’est pendant la période d’exil en Suisse que les plans de Wagner trouvent une formulation relativement plus précise. Les événements imposent au compositeur sa liberté, l’indépendance de son projet artistique devient inévitable, mais la question des moyens n’est pas sérieusement résolue pour autant.

« Vraiment, je pense encore mettre Siegfried en musique, mais sans aucune envie de le faire simplement représenter sur le premier bon théâtre venu : au contraire, je retourne les projets les plus hardis, dont la réalisation nécessiterait, tout de même, pas moins de dix-mille thalers. Alors je ferais construire, là précisément où je me trouve en ce moment, un théâtre de planches selon mes plans, ferais venir à moi les chanteurs les plus appropriés, et installer pour moi tout ce qui serait nécessaire à cette entreprise particulière, de façon à être assuré que la représentation de l’opéra soit parfaite. Ensuite, j’enverrais de tous côtés des invitations à ceux qui s’intéressent à mes œuvres ; je m’arrangerais pour que la disposition de l’espace destiné au public soit bien conçue et offrirais, gratis bien évidemment, trois représentations à la suite en une semaine ; sur quoi le théâtre serait démoli, et cette histoire terminée. Il n’y a que ce genre d’idée qui puisse encore me stimuler. Si l’oncle de Karl Ritter vient à mourir, je recevrai l’argent.[14] »

Les idées sont fondamentalement celles de 1834, mais reconsidérées en fonction d’un éventuel emplacement près de Zurich :

  • pour la première fois est mentionné le bâtiment du théâtre : peu de détails, mais le provisoire et la légèreté des matériaux n’excluent ni les installations techniques convenables, ni une conception appropriée de l’espace de la salle – ce qui semble de prime abord d’une exigence disproportionnée pour une construction destinée à être purement et simplement démolie à court terme, après trois représentations seulement ;
  • es conditions de sélection, d’invitation et de rétribution des interprètes ne sont pas claires ; tout au plus est-il entendu qu’ils doivent être les meilleurs, et dévoués à l’œuvre de Wagner ;
  • le public, bénéficiant de l’entrée gratuite, serait constitué d’amis et de partisans venus de partout : ceci peut sembler optimiste pour un exilé, et l’on peut s’interroger sur la réalité d’un tel réseau à ce moment ;
  • le projet est destiné à une œuvre unique, Siegfried – premier volet d’une Tétralogie qui s’ignore encore – et ne connaîtrait aucune postérité ; entre un drame qui n’est pas encore composé et des représentations idéales sans lendemain, l’entreprise semble bien inconsistante, et relève plus d’un rêve stimulant pour l’imagination que d’une démarche sérieusement fondée ;
  • - la considération selon laquelle Wagner relie la question financière au décès de l’oncle d’un ami est pour le moins fantaisiste – et ne résout rien.

Quelques précisions supplémentaires apparaissent dans d’autres documents de la même époque :

« Puis je me choisirais les chanteurs les plus appropriés, quels qu’ils soient selon leur disponibilité, et les inviterais pour six semaines à Zürich ; le chœur, je chercherais à le former pour la plupart avec des volontaires locaux (ici, il y a des voix magnifiques et des gens robustes, pleins de santé). Pour assembler mon orchestre, je procèderais ainsi : à compter du nouvel an, circulaires et invitations dans tous les journaux allemands, à l’attention de tous les amis du drame en musique, leur proposant de venir participer à la fête musicale et dramatique prévue ; qui s’inscrirait et viendrait à Zürich dans ce but serait certain de recevoir une entrée – comme toute place évidemment : gratuite ! Par-delà, j’invite la jeunesse d’ici, l’université, les associations de chanteurs, etc, à venir écouter. Si tout se passe comme il faut, j’organise dans ces conditions trois représentations de Siegfried en une semaine : à l’issue de la troisième, le théâtre est démoli et on brûle ma partition. A ceux à qui cette histoire aura plu, je dirai alors : « Faites pareil à votre tour ! » Mais si vous voulez encore une fois entendre de moi quelque chose de nouveau, je dirai : “Débrouillez-vous vous-mêmes pour trouver l’argent ! ” [15]

On notera : le choix des chanteurs sera contraint de reposer sur leur disponibilité avant tout, la durée de leur engagement sera de six semaines, soient cinq semaines de préparation et une de représentation ; le chœur sera formé localement – écho des satisfactions rencontrées par Wagner dans son activité musicale à Zurich ; le geste suicidaire de 1834 est sublimé par la destruction de la partition, non du créateur. Les fières paroles de ce dernier, curieusement, anticipent sa déclaration à l’issue des représentations de 1876 à Bayreuth : « Maintenant que vous avez vu ce dont nous sommes capables, c’est à vous de vouloir. Et si vous voulez, un art est né ![16] » Ces propos, alors mal interprétés, auraient nécessité une mise en perspective à plus de vingt-cinq ans de distance.

Un an plus tard, c’est l’emplacement qui a évolué. Wagner évoque les bords du Rhin, telle une mise en abyme de son œuvre sur les lieux mêmes du drame :

« L’impossibilité que j’ai ressentie de parvenir à représenter aussi le Jeune Siegfried, fût-ce approximativement, à Weimar ou n’importe où ailleurs. Je ne veux ni ne puis plus désormais endurer le martyre de la demi-mesure. […] Je vais planter un théâtre au bord du Rhin et lancer les invitations à une grande fête musicale et dramatique[17]. »

Le propos doit cependant s’adapter au correspondant : lorsqu’il écrit à Liszt, Wagner réaffirme son refus des grandes villes, mais ne dédaigne pas complètement une éventuelle proposition de Weimar. Il insiste néanmoins sur sa présence personnelle :

« En ce qui concerne la représentation de mon drame des Nibelungen, cher ami compatissant, tu vois l’avenir bien trop sereinement à mon avis : je ne compte absolument pas sur leur représentation, surtout sans pouvoir y assister moi-même, et encore moins à Berlin ou à Dresde. […] je ne pourrais envisager au plus que Weimar, mais aucune ville plus grande certainement[18]. »

Les trois concerts exceptionnels de mai 1853 à Zurich[19] doivent apparaître comme un bilan d’étape particulièrement brillant, avec notamment, pour Wagner, l’audition tant espérée du prélude de Lohengrin. Le succès conforte certainement le compositeur dans ses projets, d’autant qu’il n’a été question que d’extraits symphoniques, non de véritable représentation dramatique. Le financement a tout de même été rendu possible par la société de musique locale, avec la garantie de huit mécènes zurichois, dont Otto Wesendonck, qui ont ensuite réglé le solde déficitaire.

Moins d’un an après, la sphère d’influence de Wagner s’en trouve augmentée ; il s’imagine désormais face à l’Europe – pour disparaître ensuite, au sommet de sa gloire :

« Puis vers l’impossible : me fabriquer mon propre théâtre et y représenter mon œuvre aux yeux de l’Europe tout entière, sous forme de grande fête musicale et dramatique. Dieu m’accorde ensuite d’exhaler mon dernier souffle [20] ! »

Les exigences pratiques sont aussi revues à la hausse : les six semaines sont devenues neuf mois, la disponibilité occasionnelle et aléatoire doit être exclusive, il est question de jeunes artistes, donc à former selon des critères personnels, suggérant que l’on ne saurait se contenter des talents existants ; mais la question du financement demeure l’obstacle insurmontable.

«  une sélection de jeunes artistes serait à ma disposition exclusive pour au moins neuf mois ; mon public ne serait composé que de gens venus de loin s’assembler pour cette fête spécialement, et se différencierait ainsi tout à fait de la masse indéterminée qui compose dans nos grandes villes le public habituel des théâtres. D’autre part, il est bien clair que ces exigences ne peuvent aboutir qu’au prix d’un investissement inouï jusqu’ici ; et je désespère très sincèrement de parvenir un jour à réunir cet argent[21]».

4. Amnistie

Par définition, la révolution avait vocation à transcender les frontières. Avec l’amnistie, partielle en juillet 1860 puis complète en 1862, c’est le sentiment national qui fait irruption : le révolutionnaire de retour d’exil revendique désormais la part germanique de son art en tant qu’argument susceptible de lui offrir, avec une stature accrue, des opportunités.

Une analyse de cette germanité selon Wagner, sincère et ancienne au demeurant, dépasserait de loin les limites de cet exposé[22] ; il n’en doit pas moins être clair qu’elle ne coïncide jamais avec un simple nationalisme, ni d’ailleurs avec le devenir politique allemand tel que le connaît la seconde moitié du siècle ; qu’il s’agisse du royaume de Bavière ou du Reich prussien, Wagner va de malentendu en déception, et ne renie jamais ses idéaux de 1848 : l’expression publique en devient plus convenable, mais ses propos privés, virulents et implacables, y restent fidèles[23].

Le compositeur a pu se rendre à Weimar dès le mois d’août 1861, mais la grande époque lisztienne y est terminée, et il n’est plus question d’y établir son projet. A la fin de l’année, depuis Paris, il envisage encore, malgré ses préventions, une grande ville allemande ; l’influence de Bülow doit être décisive dans le choix de Berlin – comme peut-être l’assistance que Wagner pourrait y espérer de son jeune correspondant. Le mode de financement par action semble le plus réaliste de tous ceux qui ont été évoqués jusque-là ; mais la juxtaposition de choix artistiques « germaniques », étrangement altruistes, et d’exigences personnelles débordantes semble difficilement tenable :

«  j’ai besoin d’un théâtre pour moi, que j’ouvrirais alors également aux autres. Je ne puis l’avoir que dans trois villes : Paris, Vienne, Berlin. J’ai, en effet, besoin des grandes villes, afin de pouvoir réunir un public suffisant pour une entreprise spéciale [...]. Comme je ne puis plus devenir français, il me reste seulement les deux capitales allemandes. Quoique Vienne soit une ville très musicale, je tiens Berlin, tel que tu me l’as décrit récemment, pour plus important et plus profitable. Médite un peu sur cette première esquisse de mon projet. Clairement et nettement :- un théâtre, pas exagérément grand, nullement conçu en vue du luxe ou des masses. Dénomination à déterminer d’après le concept : théâtre lyrique original des Allemands (sera difficile à trouver !). Formation d’un comité. Souscription à des actions, en vue de soutenir l’entreprise. Bien entendu, direction exclusivement réservée à moi. Pourrai choisir qui je veux pour la conduite de l’affaire. Administration financière ; comité et représentants des actionnaires munis de procuration. Budget à établir et à respecter scrupuleusement.- programme : rien que des œuvres allemandes ; tout d’abord représentations modèles des miennes. Seulement en cas de nécessité, au début, à titre d’aide temporaire : Euryanthe ou des œuvres analogues. De préférence toutefois, rien d’autre.Une année avant l’ouverture du théâtre, inviter les meilleurs compositeurs allemands à composer de la musique sur des poèmes bien choisis et à suggérer particulièrement ; recommander spécialement aux musiciens d’éviter certaines caractéristiques des plus fâcheuses de l’opéra, comme, par exemple, les répétitions du texte etc. Ici aussi compter notamment sur notre jeunesse. Je me réserve le droit de modifier, d’améliorer les compositions et les poèmes.But : posséder le plus tôt possible un théâtre qui ne donnerait que des œuvres écrites spécialement pour lui. Représentation modèle obtenue par la création d’un style nouveau[24]. »

Un an plus tard, à Vienne, ressurgit la question du bâtiment provisoire ; la ville évoquée, mais au passé, serait-elle Weimar ? L’intérêt du passage est surtout la mention de détails précis concernant la salle, qui témoignent d’un fructueux échange d’idées avec Gottfried Semper :

« Je fus ainsi conduit à adopter une des moins grandes villes d’Allemagne […] C’est donc là qu’il s’agissait d’édifier un théâtre provisoire, aussi sommaire que possible, peut-être de simple bois, où l’on ne viserait qu’à la convenance artistique de l’intérieur. Un plan comprenant une installation en amphithéâtre pour le public et présentant le grand avantage d’un orchestre rendu invisible, avait fait l’objet de mes conversations avec un architecte expérimenté et ingénieux[25]. »

Mais aucun projet concret ne voit le jour ; et la fin de l’exil n’empêche pas Wagner de laisser de côté sa germanité pour penser encore à l’étranger, y compris à la capitale française – ce qui ne laisse pas de surprendre après les déboires de Tannhäuser trois ans auparavant[26] :

« Il se peut que je me décide d’aller à Londres. Que pensez-vous de Paris ? De temps en temps on vient de m’adresser de Paris des invitations très encourageantes. […] Je penserais même à un nouvel ouvrage, dont le sujet serait de notre travail commun, mon ami, et que je pourrais me décider, de composer sur des paroles françaises pour un théâtre de Paris[27]. »

5. Munich

A partir de 1864, le protectorat de Louis II de Bavière semble enfin à même de placer à la portée de Wagner la réalisation tant attendue. Deux projets de théâtre sont élaborés à Munich sous la direction de Semper : entre 1865 et 1866, une installation temporaire au Glaspalast, et, de 1865 à 1867, l’édification d’un théâtre monumental sur la rive de l’Isar[28]. La quasi-simultanéité des projets les mène tous deux à l’échec ; Wagner reste attaché à son idée initiale et privilégie le provisoire, dans l’idée de représentations-tests à brève échéance, fût-ce pour en transposer l’expérience sous une forme durable dans un second temps ; le roi, pour sa part, ne pense qu’au théâtre monumental, inséré dans un vaste projet d’urbanisme.

Dès avril 1866, le compositeur se trouve dans son nouvel exil, à Tribschen ; et à la fin de 1868, ses réserves ont évolué vers l’abandon pur et simple de toute entreprise munichoise[29].

Entre-temps, l’imminence d’un édifice stable a fait évoluer le projet artistique vers une première forme d’institutionnalisation. Il est désormais question de Musteraufführungen, représentations modèles, selon un principe défini dès 1861 :

J’envisage de monter en septembre une représentation modèle de Tristan, avec la participation des meilleurs chanteurs d’Allemagne, choisis par mes soins ; et j’espère pouvoir représenter L’Or du Rhin de la même façon l’année prochaine. C’est après ces représentations modèles seulement que mes œuvres pourront appartenir aux théâtres dont les directeurs techniques et les comités de direction, par leur présence personnelle à ces représentations, se seront fait une idée de cet aspect modèle[30]

Ce qui, à ce stade, était encore considéré comme un préalable unique doit désormais être annuellement répété à Munich :

« l’institution que nous avons en vue devrait consister en l’organisation de représentations modèles pour chacune desquelles on réunirait ce qu’il y a de meilleur et de plus parfait parmi les capacités artistiques des théâtres allemands[31].

Aussi cette institution […] de représentations modèles solennelles d’œuvres d’une noble originalité allemande serait-elle couronnée […] par l’inauguration d’un noble théâtre de fête […] Dans ce théâtre, on représenterait à la nation allemande à une époque déterminée revenant chaque année, d’une façon modèle, les œuvres les meilleures et les plus nobles de ses maîtres, lesquelles, de ce point de départ où se serait suffisamment fondé leur mode d’exécution, pourraient désormais, aux fins d’une répétition plus fréquente selon ce modèle, passer sur les autres scènes théâtrales de l’Allemagne [32]. »

Voici qu’à nouveau Wagner inscrit ses propres œuvres dans une vaste entreprise germanique – le projet berlinois de 1861 est devenu une tentative de séduction de la Bavière. A cela est lié un projet d’école de chant, afin de constituer un style de représentation allemand.

Mais rien de tout cela ne se réalise ; les vœux de Wagner à Munich ne sont qu’occasionnellement exaucés au théâtre de la cour, pour deux créations mémorables : Tristan en 1865, Les Maîtres-chanteurs en 1868. En revanche, les premières de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, en 1869 et 1870, constituent une trahison aux yeux du compositeur et sont l’occasion d’un conflit ouvert avec le roi et le théâtre.

 

6. Nuremberg

En 1866 prend place un interlude très diplomatiquement organisé par le compositeur[33], sous l’impulsion de l’ambiance médiévale de ses Maîtres. Alors que les relations avec la Prusse sont de plus en plus tendues, il fait vibrer la corde nationaliste en plaçant la Bavière au cœur historique et populaire de l’Allemagne ; il s’agit de se conserver l’appui actif du roi, tout en contournant la cour et l’administration, hostiles – Wagner, en son for intérieur, a déjà abandonné le projet de Munich. La transition entre la capitale et la province est trouvée, Bayreuth n’est plus si loin.

« Il me faut d’abord vous avouer que j’ai perdu toute foi en mon retour à Munich. [...] La détresse m’avait forgé des ailes à la Wieland, et j’avais conçu le projet que voici : Les Maîtres-chanteurs devenaient des sauveteurs. Ils conduisent à Nuremberg et lui appartiennent. Et c’est là qu’ils doivent recueillir l’audience du monde. Quel signe du destin ! Nuremberg, la vieille citadelle authentique de l’art allemand, de l’originalité et de la splendeur allemandes, Nuremberg, la vieille et puissante ville d’empire, conservée comme une noble parure, revit par le labeur de sa population gaie, savoureuse, éclairée et libérale, sous la protection de la couronne de Bavière. C’est là, mon bien-aimé, que je voulais vous appeler l’an prochain. Là, un peuple revigoré par des amis de mon art, venant de toutes les parties de l’Allemagne, vous saluerait dans l’allégresse, et s’estimerait honoré et heureux de pouvoir nous accueillir dans ses murs. Là, rien ne s’opposerait à nous. Nous serions soutenus par le zèle et par l’amour ; car il s’agirait en même temps de la restauration et de l’élévation du vieux Nuremberg[34]. »

Nulle mention d’un bâtiment de théâtre particulier ; seul l’emplacement semble importer à Wagner : comme au bord du Rhin en 1851, le spectacle se déroulerait sur les lieux mêmes évoqués dans le drame.

 

7. Bayreuth

L’anecdote est fameuse : Wagner se remémorant Bayreuth et décidant de s’y rendre afin d’examiner les possibilités scéniques du théâtre des Margraves – sur la foi d’un simple article de dictionnaire. Agréablement surpris par la ville et sa situation, à la fois en Bavière et au centre de l’Allemagne, il se voit accueilli par des édiles prêts à seconder efficacement son projet, et qui savent encore comment prévenir ses désirs lorsque des difficultés concernant le terrain ou des offres fructueuses venues d’ailleurs remettent tout en question une fois de plus.

C’est donc sur la colline que s’élève le théâtre. L’architecte Brückwald y adapte les principes de Wagner et les plans de Semper. Les caractéristiques en sont bien connues : la disposition en amphithéâtre, les colonnades latérales faisant s’entre-pénétrer salle et proscenium, l’orchestre invisible placé sous la scène. Curieusement, les arguments de Wagner sont d’ordre visuel essentiellement ; l’acoustique si particulière n’en est que la conséquence, comme du choix des matériaux[35].

La réalisation procède conformément aux plans, à quelques détail près : Wagner renonce notamment à toute ornementation superflue, et un agrandissement de la fosse d’orchestre est rendu nécessaire, entraînant la perte des premiers rangs de places au parterre[36]. Des difficultés techniques imprévues sont résolues pendant les répétitions : écran visuel devant l’orchestre en 1876 – Sichtblende[37], écran acoustique en bord de scène en 1882 – Klangblende[38]. Et quelques heures avant les premières représentations de 1876, l’éclairage au gaz reste à installer et à régler. En réalité, il a fallu réduire les coûts par tous les moyens côté salle, afin de privilégier les installations scéniques, à la pointe du progrès de l’époque – la nouveauté du décor mouvant de 1882 en est un exemple. De ce point de vue, la réalisation correspond au projet initial de bâtiment provisoire, néanmoins pourvu de dispositions techniques satisfaisantes.

Le financement par la seule cassette royale, envisageable à Munich, n’est plus possible à Bayreuth. Wagner, valeureusement secondé par les membres de son conseil d’administration[39], renoue donc avec le projet d’actions, énoncé fin 1861. L’émission de Patronatscheine doit permettre de payer la construction et la préparation des représentations. Il s’agit d’une sorte d’achat de place par anticipation, à prix de mécène : un siège pour chacun des trois cycles de quatre représentations, une participation par vote à la constitution de la commission de patrons veillant à la distribution de cinq cents places gratuites par séance.

En 1872, les coûts sont estimés à 300 000 thalers, répartis en mille actions de trois cents thalers. La capacité de la salle doit être de mille cinq cents places, soient mille sièges de patrons plus cinq cents autres à distribuer par spectacle ; or l’agrandissement de la fosse ramène la capacité à plus ou moins 1350 sièges, soit un défaut rapidement constaté de cent cinquante places.

Surtout, la vente des actions ne procède pas à la vitesse souhaitée : au printemps de 1873, trois cent quarante seulement ont été achetées. Wagner est contraint de demander un prêt de 100 000 thalers au roi[40] ; la requête se heurte d’abord à un refus, car Louis II engage aussi pour sa part des dépenses considérables dans ses propres projets architecturaux ; ce n’est que lorsque le compositeur envisage de se tourner vers le Reich que le roi décide de lui venir en aide, mais à des conditions de remboursement sévères[41].

Fin 1875, la situation est encore critique, et Wagner fait appel à Berlin pour un nouveau prêt de 30 000 thalers, mais il considère qu’il s’agit d’une requête privée soumise à l’empereur ou au chancelier, et la retire en apprenant qu’elle devrait être présentée devant le Reichstag. Indirectement, cette démarche est une offense pour Louis II, qui fait tout de même acheter deux mille places et environ cinq cents Scheine – ce qui s’avère tout juste suffisant.

A cela doivent encore s’ajouter des dons privés du khédive d’Egypte, du sultan Abdoul Azziz, de Hans von Bülow, les honoraires de la marche composée par Wagner pour les Etats-Unis d’Amérique, et la recette de Tristan à Berlin, gracieusement accordée par Guillaume I. En définitive, l’idée de cinq cents places gratuites par représentation doit être abandonnée en avril 1876, car la vente par avance de l’ensemble des sièges disponibles est devenue indispensable[42]. Sauf exception, la gratuité n’est pas à l’ordre du jour en 1882 non plus[43].

A l’issue des représentations de 1876, le déficit se monte à 148 000 marks, sans compter la dette contractée vis-à-vis de Louis II. Malgré bien des démarches – y compris les concerts londoniens de 1877 – il faut attendre mars 1878 pour que la question soit définitivement réglée : aux termes d’un accord avec le roi de Bavière, le remboursement doit intervenir progressivement par prélèvements sur les tantièmes des représentations d’œuvres de Wagner à Munich. Le déficit n’en continue pas moins d’envenimer la relation du compositeur au monde politique de son temps, et la distance entre son sentiment germanique et la réalité politique, durement exprimée, le reporte bien avant 1860 :

« Je n’ai plus une seule illusion ! Lorsque nous avons quitté la Suisse, j’ai pensé que c’était une coïncidence merveilleuse que celle des victoires et de l’achèvement de mon œuvre, je me suis demandé s’il n’y avait pas mille hommes en Allemagne pour donner trois-cents marks pour une telle entreprise ; comme la réponse que je reçus à cette question fut misérable ! Je tombais dans l’époque la plus lamentable qu’ait vécue l’Allemagne avec, à sa tête, ce gardien de porcs. J’y suis pourtant parvenu, personne n’a rien accompli de tel dans l’histoire des arts, construire un grand théâtre, y attirer les meilleurs artistes dont nous disposons, par la force de ma personnalité. Quel en fut le résultat ? Hélas, hélas ! Je pensais qu’ils m’aideraient à payer le déficit…, certes, ils sont venus, les femmes avec leurs robes à traîne, les hommes avec leurs moustaches, ils se sont amusés et, comme l’empereur et le Roi étaient là, on se demandait : mon Dieu, qu’est-ce que Wagner veut de plus ? Est-ce qu’il veut plus encore ? – Je crois que j’aurais mieux arrangé mon affaire vingt-cinq ans plus tôt[44]. »

Les représentations de 1882, en revanche, sont un petit succès financier, mais il est vrai que les dépenses sont minimales, étant donné qu’orchestre et chœurs sont payés par le roi. Deux tiers à peu près des places sont alors vendues pour environ 240 000 marks, et l’ensemble est bénéficiaire de 135 000 marks.

D’ici là, de toute façon, il faut renoncer à reprendre le Ring à Bayreuth, et le compositeur doit se résoudre à laisser partir l’œuvre vers d’autres scènes, sans être parvenu à instituer de représentations modèles satisfaisantes à ses yeux. Six ans après la création, Angelo Neumann lui achète même tout l’équipement pour son propre théâtre itinérant[45].

Les dépenses de construction et des représentations une fois payées, l’ensemble du théâtre et des installations qui le composent restent pourtant la propriété personnelle de Wagner, au même titre que sa demeure offerte par Louis II. Le terrain, acheté en 1872 par la municipalité de Bayreuth et mis gratuitement à la disposition du compositeur, n’est officiellement cédé à la famille qu’en 1891, mais depuis le début, les constructions sont portées au cadastre comme appartenant à Wagner[46].

Cette propriété apparaît paradoxale en regard du propos initial : un théâtre provisoire destiné à la démolition, un artiste qui ne survivrait pas aux représentations. Et Wagner, qui reprend le travail créatif pour Parsifal, en semble effectivement embarrassé. A plusieurs reprises il est question de tout abandonner pour s’installer en Italie, ou aux Etats-Unis – nouvelle utopie, nouvelle aventure :

« Le temps, sa situation qui dans une certaine mesure reste inchangée, les énormes dépenses que révèle son compte courant, tout cela est fait pour le déprimer. A table déjà, il avait parlé d’émigration en Amérique[47].
Il reparle de l’Amérique, disant qu’il ira peut-être là-bas y gagner une fortune, mais qu’alors il ne reviendra pas[48].
R[ichard] dit : s’il avait su quelles expériences l’attendaient en Allemagne, il serait parti pour l’Amérique avec moi et y aurait planté son drapeau[49].
Il veut partir pour l’Amérique (le Minnesota), y fonder une Ecole de Théâtre et une maison contre une souscription d’un million de dollars. Il voudrait leur dédier Parsifal et le mettre en scène pour eux, il ne pourra plus tenir plus longtemps le coup en Allemagne[50].
Il veut rester ici [à Naples] encore un an, puis partir pour Bayreuth pour un an afin de voir si les choses peuvent être solidement établies, puis, si ce n’est pas possible, partir pour l’Amérique quand il aura soixante-dix ans[51].
Nous pensons à la représentation de Parsifal que suivront l’incendie du théâtre et l’émigration en Amérique pour y installer notre famille[52]. »

 

Incendier le théâtre – surprenant retour à la partition brûlée de 1850

L’entourage des « wagnériens » est également une charge : les comités, le microcosme de Bayreuth, les admirateurs insupportables de vénération naïve, peu à même de suivre les méandres idéologiques et les sautes d’humeur du maître. C’est la contrepartie de la notoriété, entre petite bourgeoisie et haute société fréquentées à l’occasion de tel ou tel séjour en Allemagne ou à l’étranger ; même en vedette, Wagner se sent profondément incompris, en décalage par sa culture, sa façon d’être, son œuvre.

« Au moment de s’endormir, il me dit qu’il a l’impression de vivre au milieu de salades pourries[53].
Une lettre de l’ami Wolzogen suscite la mauvaise humeur de R[ichard] à cause […] des Bayreuther Blätter […] et il se désole de ce qu’il a trouvé en fait d’aide et de compréhension. Il dit vouloir vendre Wahnfried, abandonner à Neumann les représentations de Parsifal, s’installer ici[54].
R[ichard] déplore aujourd’hui à plusieurs reprises que le monde lui soit si hostile, il a envie de tout abandonner, de partir définitivement pour l’Italie ; hier déjà, il m’a dit qu’il désespérait tellement de toutes choses qu’il aimerait bien que Fidi suive sa propre voie[55].
L’humeur de R[ichard] est changeante, mais dans l’ensemble tout à fait hostile à Bayreuth, il parle même d’abandonner Parsifal et le théâtre du Festival à M. Neumann ![56] »

Seuls les artistes – chanteurs et musiciens – sont épargnés. Bien évidemment, le projet d’école a été abandonné ; il a fallu se résoudre à faire appel à qui saurait se rendre disponible, et à traiter avec les directions des théâtres. Les engagements reposent sur le bénévolat et l’amitié, au prix d’un simple défraiement[57]. En 1882, les démarches sont simplifiées et les coûts réduits grâce à la mise à disposition par Louis II de l’orchestre et des chœurs du théâtre de Munich – y compris son chef d’orchestre, Herrmann Levi.

Par-delà les petites rivalités artistiques, d’autant moins évitables qu’il s’agit d’une création prestigieuse, Wagner constate avec satisfaction la bonne réussite de la troupe, et, tout à son œuvre, se plaît à projeter sur celle-ci une ambiance de communion digne de la chevalerie du Graal – résurgence conclusive des idées de 1849 :

« Des gens de théâtre expérimentés me demandaient quel était le gouvernement dont la puissance, organisée sans doute jusque dans le plus petit détail et capable de répondre aux moindres exigences, guidait l’exécution si étonnante de précision de toute cette vie scénique, musicale et dramatique sur, sous, derrière, devant la scène ; je répondis avec bonne humeur que c’était l’effet de l’anarchie, qui permettait à chacun de faire ce qu’il voulait, c’est-à-dire ce qu’il devait. Certes, il en fut ainsi : chacun avait compris l’ensemble et le but de l’effet que cet ensemble devait produire. Personne ne croyait avoir trop à faire, personne ne se plaignait d’être négligé[58]. »

Wagner ne manque jamais, non plus, d’adresser ses remerciements à la population de Bayreuth, qui participe à la fête : machinistes ou figurants sont un élément populaire tout à fait sympathique à ses yeux.

Partagé entre le rejet catégorique des désagréments matériels, occasionnés par un provisoire subsistant dont il n’entend pas devenir l’esclave, et la satisfaction artistique de son ultime création, le devenir de Bayreuth selon Wagner reste néanmoins difficile à cerner.

En 1876, le compositeur défend encore pour Louis II le projet de représentations annuelles destinées à fonder un art allemand[59]. C’est là un retour aux propos de Munich ou de Nuremberg dix ans auparavant, comme si rien ne s’était passé depuis. Cependant, le rappel insistant de la dette ainsi que la mention rassurante du refus de tout bénéfice personnel laissent penser qu’il s’agit avant tout de suggérer au roi une couverture financière de l’entreprise – dans l’attente du règlement de 1878. Le parallèle avec les propos désabusés tenus par ailleurs, et l’envie de tout abandonner manifestée à la même période, engage à la prudence quant à la sincérité du compositeur, ou du moins à son désir de s’illusionner et d’illusionner le roi.

«  mon vœu d’appeler à la vie intégralement, parfaitement et une dernière fois, dans notre Théâtre des Fêtes, toutes mes œuvres, est devenu en moi une ferme résolution, tandis qu’en moi-même je me disais : « Parsifal frayera les chemins et ton tendre Roi t’aidera infailliblement »[60]. »

Le ton est plus décidé quatre ans après, car la défense de la germanité a, de nouveau, laissé la place au véritable projet : la représentation des seules œuvres du seul Wagner. Le compositeur trouve néanmoins nécessaire de faire appel au registre affectif, en mentionnant sa confiance aveugle en l’appui de son roi. Son indication selon laquelle il s’agirait de la « dernière fois » est sibylline : doit-on comprendre par là les dernières représentations modèles à Bayreuth avant la diffusion sur les autres scènes – conformément à la définition des Musteraufführungen – ou les dernières supervisées par lui de son vivant ? Dans les deux cas, on rejoint le projet initial de point culminant unique, mais le sous-entendu de la mort viendrait singulièrement renforcer la teneur sentimentale du message – alors même pourtant que le compositeur envisage son émigration aux Etats-Unis à l’âge de soixante-dix ans.

La marge financière de 1882 autorise un certain optimisme. Pour cette seule fois, les sources privées et les lettres au roi concordent :

« L’après-midi, il parle de Bayreuth et dit que ce serait une bonne chose qu’il y représente toutes ses œuvres et qu’elles soient ensuite montées selon ce modèle, car la manière dont elles sont représentées ailleurs est pitoyable.[61]
Aujourd’hui, comme nous sortons de l’église Saint-Marc, R. dit qu’il voudrait représenter toutes ses œuvres à Bayreuth, puis mettre Siegfried en état de diriger l’entreprise, vivre donc encore dix ans
[62].
Je décide de représenter dans notre théâtre peu à peu toutes mes œuvres et de façon à ce que ces représentations puissent être au moins transmises à la postérité la plus proche comme des modèles. Je postule ainsi pour moi dix vigoureuses années de vie, pendant lesquelles mon fils mûrira et atteindra l’âge de sa majorité. Ce fils à qui seul je puis confier le maintien spirituel et éthique de mon œuvre, car je ne sais personne hormis lui à qui je puisse transmettre ma charge. Les rapports les plus variés qui me sont parvenus récemment sur les caractéristiques des représentations de mes œuvres dans les théâtres m’ont inspiré le désir de les faire toutes jouer depuis Le vaisseau fantôme d’une manière qui puisse servir de modèle. […] Ceci signifie maintenir la fondation bayreuthienne et assurer sa continuité. Je ne puis songer à la reprise des ouvrages plus anciens avant que Parsifal, que je veux donner pour le public payant, nous ait assez rapporté pour que la base d’un fonds se constituant le plus favorablement possible soit assurée. Je pense donc ne donner au cours de l’année prochaine et de celle qui suivra (1883-84) que Parsifal et le plus grand nombre de fois possible, avec l’idée que ce sont ces représentations qui nous rapporteront le plus, et aux moindres frais.[63] »

A défaut de places gratuites, la question des moyens est enfin considérée avec un peu de sens pratique : c’est Parsifal qui, à l’aune du succès rencontré et à venir, doit alimenter l’entreprise. Cette indication constitue presque un rapport adressé au roi, puisque c’est lui qui a accordé à Wagner l’exclusivité de l’œuvre sur la scène de Bayreuth, lui offrant ainsi cette position artistique et financière précieuse.

Désormais, il n’est donc plus question de « dernière fois », mais de vivre une dizaine d’années encore. Les représentations modèles doivent concerner toutes les œuvres à partir du Hollandais volant, que Wagner considère comme son premier véritable drame, mais il n’est plus clairement dit si elles doivent avoir lieu une fois seulement à Bayreuth avant d’être exportées vers d’autres scènes, ou si une répétition annuelle systématique d’une même représentation de la même œuvre est envisagée.

En conséquence, le rôle du fils, héritier de son père, demeure imprécis. Que doit-on comprendre par « maintien spirituel et éthique de mon œuvre » ? – Wagner imagine-t-il un simple administrateur en charge de l’éternelle reproduction à l’identique de ses directives de représentation, une fois pour toutes fixées ? Les annotations minutieuses portées par ses collaborateurs sur leurs partitions de Parsifal lors des répétitions de 1882 peuvent le laisser penser. – Ou doit-il créer de nouvelles productions personnelles de ces œuvres ? Mais Wagner peut-il, à son époque, concevoir un métier de metteur en scène autonome et tout puissant ? – Ou devrait-il seulement se contenter, héritier moral, de veiller à la fidélité des représentations confiées à d’autres théâtres, une fois une série unique de Musteraufführungen accomplie à Bayreuth ?

 

Aucune autre précision de la part du compositeur. A Venise, moins de trois mois après cette dernière lettre, la mort vient poser un terme à plus de quarante ans de projets. Pas de testament. L’héritage de Bayreuth s’adapte aux circonstances et se fonde sur une interprétation possible d’un énième message. Inutile de se demander ce qu’aurait fait Wagner s’il avait vécu dix années encore : quelque autre chose inattendue, certainement. Affranchie de la dévorante volonté de son créateur, l’œuvre parcourt les siècles.

Philippe Reynal
Université de Paris IV-Sorbonne


[1] Colombus, WWV 37, ouverture et musique de scène pour le drame historique de Theodor Appel, création en février 1835 à Magdebourg ; Les Fées, WWV 32, grand opéra romantique, composé en 1833-34, jamais représenté intégralement du vivant du compositeur.

[2] Lettre à Theodor Appel, Magdebourg, 26 novembre 1834, Richard Wagner, Sämtliche Briefe [SB], Leipzig, Deutscher Verlag für Musik, 1967-2000, Wiesbaden, Breitkopf u. Härtel, 2000- (16 vol. parus jusqu’à présent), vol. 1, p. 170-171.

[3] Sur la persistance de la pensée révolutionnaire, voir par exemple : Martin Gregor-Dellin, Richard Wagner, Paris, Fayard, 1981, p. 758-760. Pour les notes personnelles de Wagner dans les années 1880, se reporter à : Richard Wagner, Das braune Buch, Zürich, Atlantis Verlag, 1975, p. 241 et s.

[4] Ouvrage de 1849 ; cf. Œuvres en prose de Richard Wagner [OPRW], Paris, Librairie Delagrave, 1910, vol. 3.

[5] OPRW, vol. 3, p. 53.

[6] Ibid.

[7] OPRW, vol. 3, p. 54.

[8] OPRW, vol. 3, p. 55.

[9] Ibid.

[10] OPRW, vol. 3, p. 56.

[11] Le Bühnenfestspiel de 1882 à Bayreuth, OPRW, vol. 13, p. 150-165 ; citation cf. infra.

[12] OPRW, vol. 3, p. 56.

[13] OPRW, vol. 3, p. 56-57.

[14] Lettre à Ernst Benedikt Kietz, Zürich, 14 septembre 1850, SB, vol. 3, p. 404-405.

[15] Lettre à Theodor Uhlig, Zürich, 20 septembre 1850, SB, vol. 3, p. 425-426.

[16] Cf. Martin Gregor-Dellin, op. cit., p. 709.

[17] Lettre à Theodor Uhlig, Zürich, 12 novembre 1851, SB, vol. 4, p. 175-176.

[18] Lettre à Liszt, Zürich, 30 janvier 1852, SB, vol. 4, p. 270.

[19] Cf. SB, vol. 5, p. 22-23, Martin Gregor-Dellin, op. cit., p. 360-362, et Ernest Newman, The life of Richard Wagner, Cambridge, Cambridge University Press, 1937-46, vol. 2, p. 179-181.

[20] Lettre à Fischer, Zürich, 15 février 1854, SB, vol. 6, p. 82.

[21] Lettre à Franz Müller, Zürich, 9 janvier 1856, SB, vol. 7, p. 335.

[22] Cf. Martin Gregor-Dellin, op. cit., p. 745-761.

[23] Cf. Cosima Wagner, Journal [CT], Paris, Gallimard, 1977-79, 4 vol.

[24] Lettre à Hans von Bülow, Paris, 17 décembre 1861, SB, vol. 13, p. 333-334.

[25] Avant-propos de l’édition du poème de L’Anneau du Nibelung, Vienne, fin 1862, OPRW, vol. 7, p. 312.

[26] Pour un aperçu des relations ambivalentes de Wagner avec Paris, cf. Correspondance de Richard et Cosima Wagner avec Charles Nuitter, Sprimont, Mardaga, 2002, p. 36 et s.

[27] Lettre à Charles Nuitter, Mariafeld, 10 avril 1864, Correspondance de Richard et Cosima Wagner avec Charles Nuitter, op. cit., p. 73 (syntaxe et orthographes français de Wagner).

[28] Cf. Heinrich Habel, Festspielhaus und Wahnfried, Geplante und ausgeführte Bauten Richard Wagners, München, Prestel Verlag, 1985, p. 23-91.

[29] Annalen, fin décembre 1868 : «  Neue Bestätigungen des Entschlusses, nichts mehr mit München zu tun zu haben. » in Richard Wagner, Mein Leben, Mainz, B. Schott’s Söhne, 1983, p. 769.

[30] Lettre à Anton Apt, Paris 24 avril 1861, SB, vol. 13, p 115 (c’est Wagner qui souligne).

[31] Rapport à S. M. le roi Louis II de Bavière, sur la fondation d’une école allemande de musique à Munich, OPRW, vol. 9, p. 9.

[32] Ibid., p. 73-74.

[33] Cf. aussi une lettre à Heinrich Porges, le 1er septembre 1866 ; Wagner y recommande le plus grand secret.

[34] Lettre au roi, Lucerne, 24 juillet 1866, Richard Wagner et Louis II de Bavière, Lettres, Paris, Librairie Plon, 1960, p. 207.

[35] Pour l’orchestre invisible, cf. dès 1841 Une soirée heureuse, OPRW, vol. 1, p. 134 ; surtout Le théâtre des festivals scéniques de Bayreuth, OPRW vol 11, p. 149-186. Cf. aussi Carl Friedrich Glasenapp, Das Leben Richard Wagners, Leipzig, Breitkopf u. Härtel, 1905-1911, 6 vol., vol. 1 p. 288 et 355 ; enfin, on se reportera avec profit à la description de la salle par Adolphe Appia en 1902, cf. Habel, op. cit., p. 649-650.

[36] Habel, op. cit., p. 420.

[37] Habel, op. cit., p. 372.

[38] Habel, op. cit., p. 384.

[39] Le maire Theodor von Muncker (1823-1900), le banquier Friedrich Feustel (1824-1891), l’avocat royal Käfferlein, puis le banquier Adolf von Gross (1845-1931).

[40] Lettre au roi, 11 août 1873.

[41] Le 25 janvier 1874.

[42] Für die Patrone, 18 avril 1876, in Richard Wagner, Sämtliche Schriften und Dichtungen [SSD], Leipzig, Breitkopf u. Härtel, 1911, vol. 16, p. 159 ; il n’y est d’abord question que de reporter la gratuité à l’année suivante. En principe, aucune répétition publique n’est autorisée non plus ; mais cf. CT, 23 juillet 1876 : « Entre-temps, grand sujet de colère pour R[ichard] ; sans lui en faire part, le conseil d’administration annonce qu’il y aura une répétition publique à laquelle on pourra assister en payant trois marks. R[ichard] est hors de lui. » Rétrospectivement, cf. CT, 4 novembre 1876 : « Nous parlons de la nécessité de faire payer les places, ce qui compromet tout a priori ».

[43] D’une façon ou d’une autre, Wagner doit néanmoins avoir quelques places à sa disposition, cf. CT, 13 septembre 1882 : « Pour le reste, nous avons tous les jours des lettres de maîtres d’école reconnaissants auxquels R. accorde des places pour Parsifal

[44] CT, 18 mars 1880.

[45] Concernant le rideau de scène, cf. CT, 9 mars 1882 – cinq mois avant Parsifal : « Une dépêche de M. Neumann nous demandant notre rideau de scène lui est désagréable, il le lui prête. »

[46] Cf. Habel, op. cit., p. 335 et 386 ; sur l’absence de but lucratif de l’entreprise, cf. Ankündigung der Festspiele für 1876, SSD, vol. 16, p. 153-154, et An die Künstler, ibid., p. 155-156. Sur la propriété privée, cf. Ankündigung der Festspiele [1871], ibid., p.131-132.

[47] CT, 7 juillet 1879.

[48] CT, 17 novembre 1879. 

[49] CT, 24 décembre 1879.

[50] CT, 1er février 1880.

[51] CT, 8 février 1880.

[52] CT, 4 avril 1880.

[53] CT, 18 août 1881.

[54] CT, 27 novembre 1881. Wagner se trouve alors à Naples ; il passe beaucoup de temps en Italie entre 1876 et 1882. Il y retourne après Parsifal, jusqu’à son décès à Venise.

[55] CT, 10 juin 1882. Fidi est le diminutif de Siegfried Wagner.

[56] CT, 11 août 1882.

[57] Voir les circulaires d’invitation aux chanteurs et membres de l’orchestre, SSD, vol. 16, p. 147-152.

[58] OPRW, vol. 13, p. 151.

[59] Lettre au roi, 21 octobre 1876.

[60] Lettre au roi, 2 décembre 1880.

[61] CT, 7 novembre 1882.

[62] CT, 16 novembre 1882.

[63] Lettre au roi, 18 novembre 1882.


Pour citer cet article :
Philippe Reynal, « Richard Wagner à Bayreuth : de l'imaginaire à l'institution (1934-1883) » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/P_Reynal.html
Auteur : Philippe Reynal
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944



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