Le Festival des Nuits de Bourgogne. Décentralisation artistique, militantisme et politiques culturelles locales (1954-1984)

 

Le dépôt, le classement et l’établissement de cet inventaire du fonds du Festival des Nuits de Bourgogne constituent une belle opportunité pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle de la France du second XXe siècle. Cette dernière demeure souvent perçue par le seul prisme de la vie culturelle parisienne ; choix qui ne permet pas de rendre justice à une diversité territoriale que l’on ne peut réduire à cette « hideuse province » stigmatisée en 1966 par André Malraux à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la Culture d’Amiens[1].

Michel Parent joue un rôle majeur dans la création puis l’animation, pendant près de trente ans, de 1954 à 1984, du Festival des Nuits de Bourgogne. « Institutionnel atypique », selon la formule utilisée en 2007 dans ses mémoires par l’ancien maire de Dijon Robert Poujade[2], à la charnière de l’administration de la rue de Valois et du militantisme culturel, Michel Parent sut faire durer, avec des moyens toujours fragiles et une petite équipe de bénévoles, un festival de qualité ; ouvert à la fois sur la création contemporaine sans oublier pour autant la relecture du patrimoine musical et dramatique. L’utilisation du riche patrimoine monumental bourguignon et franc-comtois lui conféra sa singularité au moment même où le jeune ministère des Affaires culturelles s’interrogeait sur les usages culturels des Monuments historiques[3].

Nous souhaitons insister sur un paradoxe. La disparition du Festival, au milieu des années 1980, est contemporaine de l’institutionnalisation des politiques culturelles des collectivités locales, en premier lieu les municipalités. Dès le milieu des années soixante-dix, les villes, notamment les métropoles régionales, mettent en place de véritables politiques publiques de la culture. Cette « municipalisation de la culture », comme la nomme Philippe Urfalino, conduit à marginaliser les pratiques militantes, plus ou moins proches des réseaux d’éducation populaire. Dans le même temps, le ministère de la Culture choisit de privilégier une logique de coopération avec les collectivités territoriales[4]. Le temps des militants laissait la place à une professionnalisation croissante des mondes de l’art et de la culture. « L’institution culturelle allait se substituer aux passions gratuites » souligne avec justesse Jean-Jacques Lerrant lors du jubilé Michel Parent en 1996[5].

Une décentralisation artistique

Les difficiles relations entre le Festival des Nuits de Bourgogne et la municipalité de Dijon éclairent ce processus[6]. Dans les années cinquante, la problématique mise en avant par Michel Parent est assez neuve : l’inscription sociale du Monument historique passe non seulement par la conservation/restauration, mais exige un usage contemporain de l’édifice. La formule du festival doit permettre de concrétiser cette conviction[7]. La stratégie de Michel Parent se révèle efficace : en mettant l’accent sur le tourisme et les incidences économiques du festival, il obtient le soutien des collectivités locales[8]. Dès la première édition en 1954, les « Nuits de Bourgogne » bénéficient d’une aide substantielle de la ville de Dijon pour l’organisation du festival[9]. Ce soutien municipal suscite néanmoins un réel débat au sein du Conseil municipal.

En mai 1954, Marcel Caignol, chef de file des élus communistes, dénonce le prix des places qui ne permet pas à une catégorie de la population de suivre les représentations. Le premier magistrat de la ville, le chanoine Kir, soutient alors l’intervention du représentant communiste, mais va plus loin, estimant que la question financière n’est le seul obstacle à l’absence d’un large public : « ceux qui n’ont pas eu la possibilité de faire des études classiques ne peuvent pas comprendre Andromaque, il faut avoir lu Andromaque auparavant […] Je répète que je voudrais qu’il y ait des représentations qui intéressent toute la population ». Face à cette dérive populiste, Charles Oursel, élu gaulliste et ancien directeur de la bibliothèque municipale, figure respectée des élites culturelles locales, intervient et soutient Michel Parent au nom d’une conviction alors dominante de la démocratisation culturelle : « Sur le choix même des sujets, je vous rappellerai que Copeau qui était le défenseur, à la fin, du théâtre populaire faisait élection de Bérénice, des grandes œuvres classiques et un public très modeste les appréciait singulièrement [10]. »

La formule festivalière s’impose dès les premières années : faire appel aux meilleures compagnies et leur offrir comme scène les principaux monuments historiques de la Bourgogne et de Franche-Comté. A Dijon, la cour de Bar du Palais des Etats se prête parfaitement aux soirées de gala du festival. Le Cellier de Clairvaux et l’Eglise Saint-Philibert accueillent des expositions. L’utilisation de la cour de l’Hôtel-Dieu de Beaune, dès la première édition, constitue un hommage revendiqué à Jacques Copeau, qui avait en 1943 joué le Miracle du pain doré dans le cadre du cinquième centenaire de l’institution ; hospitalisé dans ce même lieu, l’homme de théâtre y est mort en 1949. Les affiches des premières années soulignent cette singularité du cadre des manifestations[11] : Place de la Libération et Palais des Ducs de Bourgogne en 1955, Hospices de Beaune la même année pour la création de Celui qui ne croyait pas de Michel Sinniger ; Eglise Saint-Michel de Dijon en 1956. En trente ans, et vingt-cinq éditions, le Festival des Nuits de Bourgogne s’approprie près de 500 sites historiques.

Pour Michel Parent, la formule du festival offre la possibilité de développer une véritable décentralisation artistique[12]. L’objectif visé est de convaincre les collectivités locales de la nécessité de soutenir cette forme de médiation culturelle. L’enjeu est d’importance, et Michel Parent engage à ce propos un véritable militantisme au service de la démocratisation de la culture :

« Cette nécessité de soutenir tout effort propre à approfondir une culture vraie, tout aussi bien celle des adolescents que celle des adultes. L’utilité de l’épanouissement des festivals ne peut pas être mis davantage en cause que la construction des facultés ou des écoles. Apprendre ne signifie pas nécessairement peiner dans l’ennui, et une belle représentation est plus qu’une distraction : ce peut être une grande joie qui ouvre à quelques spectateurs perdus dans la foule des fenêtres ignorées, des horizons inconnus, qui décideront, sait-on jamais de vocations, et de créations d’œuvres nouvelles [13]. »

Le succès rencontré, la première année, par le Théâtre National Populaire, dirigé par Jean Vilar, avec Gérard Philipe et Daniel Sorano, dans Ruy Blas et Le Cid à Savigny-les-Beaune et Don Juan au château du Clos de Vougeot est pour beaucoup dans la pérennité du festival[14]. A Dijon, La Comédie Française donne Andromaque sur la place de la Libération. Dès l’origine, les « Nuits de Bourgogne » ne se résument pas à l’art dramatique : la Damnation de Faust est jouée par la Schola Cantorum de Dijon au Théâtre municipal, sous la direction d’André Ameller, et une exposition consacrée à Jean-Baptiste Lallemand assure la présence des arts plastiques. Les années suivantes, des formations symphoniques françaises et étrangères (Sudwestfunk Orchester, Kantatenchor de Stuttgart, Pfalzorchester de Ludwigshafen) garantissent un volet musical de qualité. Les premières années, le public dijonnais a la possibilité d’accéder à un répertoire et des troupes prestigieuses : Tartuffe par La Comédie Française (1955), puis par le Théâtre du Vieux Colombier dans une mise en scène de Jean le Poulain (1960), Le Misanthrope et Amphitrion par la Compagnie Renaud-Barrault (1957), Les Fourberies de Scapin par le Grenier de Toulouse de Maurice Sarrazin (1959), Le Roi Jean par le Théâtre de la Guilde de Rétoré (1957), Edouard II par le Théâtre de la Cité de Planchon (1961). Très rapidement, Michel Parent ne se contente pas de diffuser le meilleur de la scène théâtrale française du moment, mais engage des créations. En 1958, Jean Le Poulain crée et met en scène Le Don Quichotte de Michel Parent. L’année suivante, François Maistre crée Barbe-Rouge ou le roi écartelé de Michel Olivier. En 1961, Georges Vitaly donne en création La Dévotion à la croix de Calderon. Un premier bilan, dressé en 1962, comptabilise 239 spectacles, 80 créations de mises en scènes et 38 créations de pièces d’auteurs contemporains dont Jean Anouilh, Jacques Audiberti, Albert Camus, Michel Parent, Michel Sinniger ou encore Jules Supervielle. A cette date, le festival a acquis une notoriété qui le place, dans le paysage des festivals de théâtre juste derrière le festival d’Avignon. Si Dijon et Beaune demeurent au centre du dispositif, la diffusion régionale en Bourgogne et en Franche-Comté constitue la spécificité d’une entreprise qui semble originale[15].

Les « Nuits de Bourgogne » sont, malgré leur succès, assez modestement soutenues par la municipalité du chanoine Kir. De surcroît ce financement est fragile. Ainsi, en décembre 1959, dans le cadre de la préparation de l’exercice budgétaire, un long débat a lieu sur l’opportunité de la subvention. André Ampaud, adjoint chargé des Beaux-Arts, et Camille Pelletret, adjoint chargé du tourisme, doivent peser de tout leur poids pour convaincre une assemblée et un maire très réticent : « c’est bien payé » s’exclame Kir[16]. Les « Nuits de Bourgogne » assurent pourtant une animation estivale de qualité, et complètent la programmation annuelle de l’Association Bourguignonne Culturelle. Cet engagement modeste conduit le festival, au tournant des années soixante, à réduire son ampleur. L’aide logistique de la municipalité compense en partie la modestie des subventions. Au plan de la programmation, Michel Parent, aidé de personnalités locales – les universitaires Pierre Trahard et Jacques Dehaussey ; Jean-Claude Eicher à partir de 1971 –, bénéficie d’une totale liberté : la seule intervention du chanoine Kir se matérialise en 1956 par l’interruption des Cavaliers de Bernard Zimmer, d’après Aristophane, que le maire comprend comme une vive attaque contre le système parlementaire[17].

Au début des années soixante, les « Nuits de Bourgogne » concrétisent quelques tentatives de « théâtre de recherche ». Soutenu par Emile-Jean Biasini – celui-ci convainc Pierre Schaeffer, chef des Services de la Recherche de la Radiodiffusion-Télévision Française, d’aider indirectement le festival en réalisant les bandes son et en faisant l’acquisition des spectacles[18] –, Michel Parent offre à quelques metteurs en scène l’opportunité de monter des spectacles expérimentaux. En 1962, Jean-Marie Serreau utilise le « contre-point scénique », mis en œuvre par Agam lors de l’exposition « Antagonismes 1962 », pour la mise en scène de Gilda appelle Maë West de Michel Parent. La critique est unanime : dans Arts, Guez souligne combien ce « devrait être le vif regret de Paris de ne pas l’avoir fait et c’est l’honneur de Dijon d’avoir créé la nouvelle pièce de Michel Parent ». Objet d’un film du Centre de Recherche de la RTF, la pièce est jouée ensuite sur les principales scènes européennes du Picator-Bühne de Berlin au Volkstheater de Vienne. L’année suivante, Marcel-Noël Maréchal reprend ce concept de « théâtre total » et monte Devant la porte de Wolfgang Borchert dans une scénographie de Michel Parent. En 1964, c’est Georges Vitaly qui met en scène Catharsis de Michel Parent dans une formule de « théâtre ovale ». Pendant les années soixante, à côté d’une programmation plus classique, Michel Parent, organisateur et auteur, anime ainsi une tentative de théâtre expérimental de scènes éclatées et d’écriture simultanée qui bénéficie d’une audience nationale.

En 1968, le festival, qui avait notamment programmé le Théâtre de France, le Théâtre du Soleil et la compagnie Jean-Marie Serreau, ne peut se dérouler. Le communiqué d’annulation souligne combien le festival a, depuis l’origine, suscité une « pratique permanente de l’imagination et de la contestation » ; invite à mettre en œuvre une « action nouvelle », et exprime « le ferme espoir que les événements auront montré puissamment à une opinion publique éclairée que la culture, au même titre que l’enseignement, s’impose désormais parmi les grandes options internationales, nationales, régionales et locales [19]».

Sous le signe de la municipalisation de la culture

Le changement de municipalité en 1971 va bien vite remettre en cause la place du festival dans le paysage culturel de la ville de Dijon. D’une part, le départ de Michel Parent, en 1963 pour la Conservation régionale des monuments historiques de l’Ile-de-France, a fragilisé une initiative qui repose toujours sur une très mince infrastructure. D’autre part, la pérennité du festival nécessite l’appui d’une municipalité désireuse de redéfinir les règles de la vie culturelle locale. Robert Poujade refuse de doubler la subvention comme le souhaitait Michel Parent pour assurer le développement du festival : le système de la Biennale proposé par Michel Parent permet finalement ce doublement des crédits, sans effort supplémentaire de la part de la ville de Dijon. Le changement de formule est aussi lié à la volonté municipale de contrôler une entreprise qui reste indépendante. Dès le mois de novembre 1971, en commission des Affaires culturelles, Michel Grivelet, adjoint chargé de la culture et universitaire spécialiste de Shakespeare, entreprend une double critique du festival. Le prix des places est jugé trop faible par rapport à l’engagement financier de la ville. La gestion doit être améliorée, et le budget de communication réduit. Ces remarques masquent l’essentiel : la ville souhaite un Comité élargi d’organisation avec une présence municipale[20].

Peu à peu, la musique prend une plus grande place dans la programmation aux dépens de la vocation théâtrale initiale. Les arts plastiques accompagnent toujours le festival. Pour l’édition de 1973, l’exposition « Le Mouvement » organisée par Serge Lemoine avec le Centre National d’Art Contemporain (CNAC) donne à voir les réalisations de jeunes artistes promis à un bel avenir : Yaacov Agam, Pol Bury, Calder, François Morellet, Jesus-Raphaël Soto, Jean Tinguely, Christian Boltanski, Annette Messager et Jean Le Gac. Un dispositif pédagogique, mis en œuvre par des étudiants d’histoire de l’art de l’Université, vise à informer un public local encore peu sensibilisé à l’art contemporain. Cette manifestation complète l’action de Serge Lemoine, assistant au département d’histoire de l’art de l’université de Dijon, et, depuis 1969, conseiller artistique en Bourgogne, nommé par le ministère des Affaires culturelles. Le « 1% artistique », qu’il impulse notamment sur le campus de Montmuzard, sera considéré comme exemplaire par de nombreux observateurs, même si l’appropriation locale demeure fragile[21].

Après les Biennales, nouvelles formules, de 1973 et 1975, la dernière édition dijonnaise, en 1977, réunit quelques troupes de grande notoriété : la Compagnie Antoine Bourseiller pour Phédre de Racine, le Théâtre de Liberté de Mehmet Ulusoy pour Macbeth et la Compagnie Marc Renaudin pour La Tour de Nesle d’Alexandre Dumas. Cette édition illustre la place désormais dominante de la musique : l’Ensemble Joseph-Samson, dirigé par Jean-Louis Gand, et la Maîtrise de la Cathédrale, les Concerts Colonnes sous la direction de Pierre Dervaux, le Kammerorchester de Vienne et le Quatuor via nova de Rostropovitch. En mettant fin à sa subvention, la municipalité confirme, en 1979, sa volonté d’accélérer la recomposition du paysage culturel. Les initiatives de la municipalité de Robert Poujade – création de l’Estivade en 1974 et de l’Eté musicale en 1979 – suscitent également une concurrence difficile à supporter pour une structure qui ne bénéficie plus du soutien logistique – essentiel pendant la période Kir – des services municipaux[22]. Les comptes rendus de la Commission des Affaires culturelles montrent que la ville, en créant l’Estivade, souhaite, dès 1973, susciter une manifestation alternative aux « Nuits de Bourgogne »[23]. En d’autres termes, la mise en place d’une véritable politique culturelle, bien que la philosophie proclamée soit d’essence libérale, conduit à un contrôle plus étroit de la municipalité sur la vie culturelle de la cité. La presse locale critique également une initiative qui n’apparaît plus comme une nécessité dans un paysage culturel qui connaît en ce début de décennie une profonde mutation. Aussi, en 1977, Michel Huvet, dans les colonnes de la revue Vivre en Bourgogne, dénonce vigoureusement un « festival sans raison d’être évidente, jouant sa carte sur les seuls atouts de la célébrité internationale des artistes invités et de la notoriété mobilisatrice des œuvres programmées [24] ».

Ce déclin du festival des « Nuits de Bourgogne » traduit un changement manifeste du paysage culturel dijonnais. La décentralisation conçue comme l’apport d’éléments culturels extérieurs à la région n’est plus considérée comme pertinente par les acteurs locaux. L’émergence de nouveaux acteurs culturels (Grenier de Bourgogne de Jean Maisonnave pour le théâtre, Delta Phi pour la danse contemporaine), l’installation pérenne à Dijon du Centre dramatique national et la volonté municipale de conduire sa propre politique culturelle conjuguent à ce propos leurs effets. La ville ne fait pas qu’accompagner l’évolution de la société culturelle locale : en mettant fin à sa subvention, elle condamne un festival qu’elle ne contrôlait pas.

Le retrait de la municipalité de Dijon fait perdre les deux tiers de son budget au Festival des Nuits de Bourgogne. L’édition de 1980, placée sous le haut patronage du ministre de la Culture et de la Communication Jean-Philippe Lecat, par ailleurs élu bourguignon, peut se dérouler grâce au soutien du département de la Côte-d’Or et de la Caisse nationale des monuments historiques. La programmation, de 1980 à 1984, se concentre sur la musique de Chambre européenne et la musique baroque. Après le report de l’édition 1983, l’édition du trentenaire, placée sous l’égide du « Patrimoine mondial culturel et naturel » de l’UNESCO, clôt l’histoire du festival avec une programmation particulièrement relevée : l’Academy of Saint-Martin in the Fields à la Basilique de Vézelay, le Boston Chamber Music Society à l’Eglise Saint-Bernard de Fontaine-les-Dijon, Mstislav Rostropovitch au château du Clos de Vougeot et les Arts Florissants dirigés par William Christie à l’abbaye de Fontenay. William Christie reviendra souvent en Bourgogne, mais dans le cadre du Festival d’opéra baroque de Beaune, créé en 1982 par Anne Blanchard. Cette manifestation, soutenue par des mécènes privés et la région Bourgogne, jouera un rôle pionnier dans la reconstitution et l’interprétation des opéras baroques sur instruments anciens[25].

La trajectoire contemporaine de l’Association Bourguignonne Culturelle (ABC), association d’éducation populaire née au lendemain de la Libération, confirme cette municipalisation de la culture. A partir de la fin des années soixante, le monopole de fait de l’ABC sur une large part de la vie culturelle dijonnaise se trouve contesté. De plus, en 1976-1977 une crise sociale et financière fragilise l’association. La survie passe par la diminution du nombre des permanents et par une réduction des activités. Dès lors, l’émergence de nouveaux acteurs se fait contre l’Association Bourguignonne Culturelle. En 1973, la création de Loisir-Action casse le monopole de diffusion. Dans le domaine théâtral, la décennie soixante-dix voit se multiplier les troupes amateurs. Mais surtout, à partir de 1974, le Théâtre de Bourgogne dirigé par Michel Humbert engage une politique d’implantation à Dijon. En 1980, le Nouveau Théâtre de Bourgogne s’installe définitivement dans la capitale bourguignonne. L’installation de la troupe, Centre Dramatique national depuis 1968, révolutionne le paysage théâtral local, et entraîne la création de troupes amateurs dont certaines intègreront le réseau professionnel[26]. La création en 1986 du festival « Nouvelles scènes » témoigne de la reconfiguration de la scène artistique locale autour de plusieurs institutions : le centre dramatique Le Grenier de Bourgogne, le centre d’art contemporain Le Consortium, le centre culturel universitaire l’Atheneum, le Centre Dramatique National de Bourgogne, les Théâtrales, l’Université de Bourgogne et le CROUS. En 1986, l’objectif de cette initiative nouvelle, autour du spectacle vivant et des arts plastiques, est de mettre en place un lieu de circulation des créations contemporaines où seraient programmés des spectacles novateurs et expérimentaux, par l’intermédiaire d’une structure souple, sans prétention à devenir une machine lourde et institutionnelle. Quant au lyrique, il poursuit sa programmation traditionnelle, s’appuie sur un public fidèle, et connaît une certaine embellie au début des années quatre-vingt-dix. En 1988-1989, l’ABC se donne une structure professionnalisée, et obtient un fort soutien municipal. Si la philosophie fondatrice de l’association perdure, son rôle de diffuseur est redoublé par une politique de collaboration avec les autres institutions culturelles locales et un soutien à la création. La coproduction par l’ABC des festivals « Art Danse » (1988) et « Théâtre en mai » (1989) – créé par François Le Pillouër à la suite de son départ de « Nouvelles scènes – traduit ce tournant qui marque les années 1990. Progressivement, le festival « Théâtre en mai », après le départ en 1994 pour le Théâtre national de Bretagne à Rennes de François Le Pillouër, sera porté institutionnellement par le centre dramatique national [27].

Le Festival des Nuits de Bourgogne est représentatif d’une action culturelle militante, propre aux Trente glorieuses. Sa mise en œuvre doit beaucoup au rôle de son fondateur Michel Parent, à la fois administrateur, médiateur et créateur. Il sut pérenniser, non sans difficultés, un festival en s’appuyant sur une équipe bénévole, et en mobilisant ces réseaux nationaux et internationaux. Le soutien essentiel, mais fragile, des collectivités locales est accompagné par le soutien décisif, mais modeste, de l’Etat. Ce soutien étatique ne pourra cependant pas permettre la survie du festival après le retrait de la ville de Dijon. L’institutionnalisation des politiques culturelles des collectivités territoriales, qui s’accélère au cours des années 1970, suscite de nouvelles règles du jeu dans le cadre d’un partenariat renouvelé avec les services du ministère de la Culture.

Philippe Poirrier
Université de Bourgogne
Centre Georges Chevrier


[1] Une première version de ce texte, plus synthétique, a été publiée dans Gérard Moyse et Catherine Pelletier (Ed.), Festival des Nuits de Bourgogne, Dijon, ADCO, 2010, p. 5-8.
[2] Robert Poujade, Passage du siècle. Les étapes d’une renaissance urbaine, Précy-sous-Thil, Editions de l’Armançon, 2007, p. 98-99 [3]  Patrice Gourbin, Les monuments historiques de 1940 à 1959. Administration, architecture, urbanisme, Rennes, Pur, 2008 et Xavier Laurent, Grandeur et misère du patrimoine d'André Malraux à Jacques Duhamel (1959-1973), Paris, La Documentation française, 2003.
[4]  Philippe Poirrier et Jean-Pierre Rioux [dir.], Affaires culturelles et territoires, Paris, La Documentation française, 2000 ; Philippe Poirrier et Vincent Dubois [dir.], Les collectivités locales et la culture. Les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècles, Paris, La Documentation française, 2002 et Philippe Poirrier et René Rizzardo [dir.], Une ambition partagée ? La coopération entre le ministère de la Culture et les collectivités territoriales, 1959-2009, Paris, La Documentation française, 2009.
[5]
Jubilé Michel Parent. Une vie au service du patrimoine, Paris, Comité des amis de Michel Parent, 1996, p. 68.
[6] Philippe Poirrier : « From the Fine Arts to a Cultural Policy. The example of a regional capital in France : Dijon 1919 to 1995 », The european journal of cultural policy, 1996, n° 2, p. 341-358 et « La politique culturelle de la ville de Dijon de 1919 à 1995 », Les Annales de Bourgogne, 1999, n° 1-2, p. 225-240. En ligne : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00581617/fr/
[7]  Michel Parent, L'art dramatique à l'abbaye de Fontenay. La Bourgogne Républicaine, 17 septembre 1953. [
[8]  Archives nationales. Centre de Fontainebleau. (80368/109) : lettre de Michel Parent à Emile-Jean Biasini, 22 janvier 1962.
[9]
 Bulletin municipal. 29 décembre 1953.
[10]  Bulletin municipal. 31 mai 1954.
[11] Voir le catalogue des ADCO, et les affiches numérisées :
http://archivesenligne.cotedor.fr/console/ir_ead_visu.php?ir=4211&id=67558656&PHPSID=dc36823275c899df5b541e98782115cc&rech=4#
[12]
Michel Parent, La décentralisation dramatique et la politique des festivals. Le Bien Public. 27 mai 1955.
[13] Michel Parent, Renaissance du Théâtre. Syndicat d'initiative et de tourisme de Dijon. juillet 1956. n° 43. p. 14-18.
[14] Entretien avec Michel Parent. le 25 mars 1991.
[15] Pour la programmation, voir l’article, issu d’un mémoire de Master mené sous notre direction : Aurélie Cognard, « Le Festival des Nuits de Bourgogne (1954-1984), Pour la sauvegarde de « l’âme créatrice » française », Les Annales de Bourgogne, 2012 (à paraître).
[16]  Bulletin municipal. 21 décembre 1959.
[17] Entretien avec Michel Parent. le 25 mars 1991.

[18] Archives nationales. Centre de Fontainebleau. (80368/113) : lettre de Biasini à Schaeffer.
[19] ACDO : 67 J 503 : communiqué d’annulation, 1968. [20] . Archives de la ville de Dijon (1 D4/6) : commission des Affaires culturelles. 19 novembre 1971. [21] Serge Lemoine, « Le « 1% artistique » sur le campus de Montmuzard. Regard sur une expérience » dans Philippe Poirrier (dir.), Paysages des campus. Urbanisme, architecture et patrimoine, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2009, p. 149-154. Le patrimoine artistique de l'UB : http://www.u-bourgogne.fr/-Patrimoine-artistique-.html
[22] Dans un courrier au Ministre de la Culture, Michel Parent ne cache pas son amertume après 25 ans de présence à Dijon. Archives nationales. Centre de Fontainebleau (860731/0089) : lettre de Michel Parent à Jean-Philippe Lecat. 30 janvier 1979.
[23] Archives municipales de Dijon (1 D4/6 à 9) : commission des Affaires culturelles, 18 octobre 1973 et 7 m
[24] Michel Huvet, Art vivant. Les Nuits de Bourgogne, Vivre en Bourgogne, octobre 1977, n° 4, p. 40-41.
[25] La musique baroque et les musiques anciennes en France, La Terrasse, novembre-décembre 2007 : http://www.journal-laterrasse.com/pdf/la_musique_baroque_152.pdf ai 1975.

[26] Philippe Poirrier, Histoire du Théâtre de Bourgogne de 1955 à 1996, Site du TNDB, mis en ligne en 2006. : http://www.tdb-cdn.com/images/stories/historique-du-TDB/L'histoire-du-Theatre-de-Bourgogne.pdf
[27] Philippe Poirrier, « De l’éducation populaire à la politique culturelle : un demi-siècle d’action culturelle en région » dans Association bourguignonne culturelle. 60 ans… Déjà !, Dijon, ABC, 2005, p. II-VII.http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00132701/fr/

Pour citer cet article :
Philippe Poirrier, « Le festival des Nuits de Bourgogne. Décentralisation artistique, militantisme et politiques culturelles locales (1954-1984) » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/P_Poirrier.html
Auteur : Philippe Poirrier
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944



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