Histoire d’un brise-glace : le festival Why Note et son public
Lorsque le festival Why Note
réalise sa première édition en 1996, il existe en France une quarantaine de
festivals identifiés, partiellement ou totalement, « musique
contemporaine ». La création de Why Note
intervient dans un moment propice avec de nombreux festivals, une
production discographique en expansion et un regain d’intérêt chez certains
éditeurs (Salabert, Lemoine, Billaudot, Ricordi, etc.). Pour autant, de tous les arts
contemporains, c’est incontestablement la musique qui subit le plus de
questionnements, voire d’ostracisme, de la part du public. Mus par le même
idéal de modernité que les artistes, les danseurs, les cinéastes ou les
écrivains, les acteurs de la musique contemporaine peinent à trouver leur
public. Cette musique se trouve alors reléguée dans une niche culturelle, celle
des musiques dites « modernes », « expérimentales », « atonales »…
tant et si bien qu’elle se fait accuser d’élitisme.
Il ne nous appartient pas ici d’analyser les causes
historiques, sociales, perceptives et esthétiques d’un
tel phénomène. Nous nous en tiendrons plus modestement
à décrire comment un festival de musique contemporaine implanté en région a tenté
de répondre aux interrogations et aux réticences du public envers cette
musique. Le défi consistait pour nous à présenter la création musicale vivante
dans ses aspects les plus divers, de la faire entendre et d’en déjouer les
malentendus. Cette volonté d’en découdre avec les idées reçues, les tabous, les
jugements à l’emporte-pièce était résumée par le nom même du festival, un clin d’œil au navire
d’exploration polaire de Jean-Baptiste Charcot, le Pourquoi-Pas ? Briser
la glace qui sépare le public de la musique contemporaine était notre souhait
le plus vif.
La création du festival Why Note remonte
à 1995. Dans les années précédentes, Jean-Michel Lejeune, son futur directeur
artistique, avait mis en scène plusieurs spectacles et organisé quelques concerts
avec l’association Cumulus. C’est alors qu’il me fit part de sa volonté de
créer un festival de musique contemporaine en Bourgogne et qu’il me demanda de
participer à cette aventure. Ayant exercé les fonctions de conseiller
artistique de 1996 à 2001, je me limiterai à cette période pour exposer la
philosophie de programmation du festival et les stratégies de démocratisation
que nous avons adoptées. Mais, dans un premier temps, je vais m’employer à
dépeindre le contexte qui a présidé à la création du festival Why Note.
Le contexte de création du festival Why Note
En France, à la Libération, il n’existe pas d’équivalent aux Ferienkurse de Darmstadt ou au festival de Donaueschingen qui sont les lieux de
rassemblement de la jeune génération de compositeurs (Boulez, Stockhausen,
Pousseur, Berio, Nono, etc.). Les prémices d’un festival de musique
contemporaine ne sont établies qu’en 1952 lorsque Nicolas Nabokov organise
« L’Œuvre du XXe siècle », un mois de concerts au Musée
National d’Art Moderne (30 avril/30 mai). Il y fut notamment créé, le 4 mai
1952, le Premier livre des Structures pour
deux pianos de Pierre Boulez. Cependant, L’Œuvre du XXe siècle ne
connut qu’une seule édition. Il fallut attendre plus d’une décennie pour qu’un
festival de musique contemporaine s’établisse de façon permanente en France. Ce
fut le Festival International d’Art Contemporain de Royan[1] créé en 1963 par le docteur Bernard Gachet. Bien que comportant aussi de la
danse, du théâtre et du cinéma, le festival était principalement axé sur la
musique. Claude Samuel avait convaincu l’adjoint à la culture de faire de Royan
« Le Donaueschingen ou le Darmstadt français [2] ».
De fait, sans être le cœur de la création musicale en France[3],
le festival de Royan resta un des grands lieux de diffusion et de création
jusqu’au milieu des années 1970. De nombreuses œuvres y virent le jour dont Terretektorh (1966) ou Nuits (1968) de Iannis Xenakis, Sinfonia (1969) de Luciano Berio, Ludwig Van (1972) de Mauricio Kagel, Clocks and Clouds (1974) de György Ligeti. La dernière édition du festival se conclut avec deux œuvres
antinomiques Erewhon (1977) de Hugues Dufourt et la Symphonie
n° 3 (1977) de Henryk Gorecki,
cette dernière marquant l’avènement de la post-modernité en musique.
Après Royan, festival dirigé par des Parisiens et suivi par des
professionnels ou des mélomanes avertis qui faisaient le déplacement depuis la
Capitale, vient le temps des festivals nés de la politique de décentralisation.
La Rochelle, Orléans, Bordeaux, Bourges, Caen, Metz, Saint-Étienne et
Saint-Paul-de-Vence… voient éclore leur festival de musique contemporaine. Au
milieu des années 1970, le programme d’actions de Jean Maheu, Directeur de la
musique au Ministère de la Culture, permet de soutenir des collectifs installés
à Marseille, Bourges, Metz, Grenoble, Nice et en région parisienne[4].
Ce programme favorisera, par exemple, l’émergence du Festival International des
Musiques Expérimentales de Bourges fondé par le Groupe du même nom (GMEB), qui
deviendra en 1985 Synthèse, Festival International des Musiques Expérimentales
de Bourges. Ce festival, dédié à la musique électroacoustique, tient une place
à part grâce à son concours international de composition, peut-être l’une des
raisons de son exceptionnelle longévité. Des actions en faveur de la musique
contemporaine surgissent également à Paris à la fin des années 1960 comme le
soutien affirmé de l’Etat aux Semaines Musicales Internationales de Paris
(SMIP) qui connurent un réel succès auprès d’un large public.
Après cet « âge d’or », la diffusion de la musique
contemporaine retourne progressivement à un certain marasme à la fois en raison
d’une désaffection du public et de la politique de désengagement de l’Etat sous
la présidence de Giscard d’Estaing. L’arrivée de Jack Lang au Ministère de la
Culture, en 1981, impulse une nouvelle politique culturelle qui s’ouvre à des
champs artistiques considérés à l’époque comme mineurs (jazz, rock, variété,
bande dessinée, mode, etc.). Maurice Fleuret, Directeur de la musique au Ministère
de la Culture de 1981 à 1986, initie une politique de soutien à la musique
contemporaine. Celle-ci passe nécessairement par une forte augmentation du
budget « création/recherche » qui fait de ce secteur de la culture, selon
Philippe Poirrier, « l’un de ceux où la logique de la création et du
soutien étatique est allé le plus loin [5] ».
Le Ministère de la Culture intervient à tous les niveaux, de la création à la
diffusion pour maintenir une production artistique qui échappe aux lois du
marché. Tout en soutenant les compositeurs, les centres de création et de
recherche et les ensembles vocaux ou instrumentaux spécialisés dans la musique
contemporaine, la Direction de la musique entend repenser le rôle des
festivals. Pour Fleuret, qui d’ailleurs avait été directeur du festival de
Lille, l’objectif était clairement d’encourager les initiatives favorisant une
meilleure réception des œuvres du XXe siècle.
C’est ainsi que naît le festival Musica de Strasbourg, de la volonté de Maurice Fleuret de constituer une nouvelle interface
de rencontre entre la musique du XXe siècle et un public le plus
large possible. L’implantation géopolitique choisie était très judicieuse puisque
Strasbourg, accueillant le Conseil de l’Europe, permettait d’en faire un
festival européen. Selon Jean-Dominique Marco, l’un des directeurs artistiques
du festival :
« À la fin des années 1970, nous étions devant un
constat d’échec inquiétant et menaçant pour la musique contemporaine : les
œuvres d’aujourd’hui n’arrivaient pas à trouver un public suffisamment
important pour continuer à être prises en compte de façon significative par les
pouvoirs publics. Après l’essoufflement des festivals de Royan et de Metz, il
fallait que cette musique puisse enfin trouver son public et le fidéliser. C’est
l’une des missions qui fut confiée à Musica [6] ».
Afin d’affermir le lien avec le public, le festival Musica a opté pour une stratégie d’implication de la ville et de la région, des médias
locaux et nationaux, des institutions culturelles de la ville, de la région et
de toute la zone franco-germano-suisse du bassin rhénan. Grâce à une riche
programmation ouverte tant aux musiques européennes, qu’américaines ou
asiatiques, Musica fut, et reste encore aujourd’hui,
l’un des rendez-vous les plus importants de diffusion de la création musicale
savante.
A Dijon, la musique contemporaine existait avant Why Note, notamment dans certains programmes du Conservatoire,
de l’Association Bourguignonne Culturelle (ABC) et de l’Atheneum.
Mais, c’est surtout dans le cadre du festival Nouvelles Scènes qu’elle a pu se
faire entendre. Depuis 1989, date à laquelle Eric Colliard en est devenu le directeur artistique, Nouvelles Scènes[7] programmait
de la musique contemporaine dans un cadre transdisciplinaire où se côtoyaient
théâtre, musique danse, performances, installations, expositions, etc. Des
compositeurs tels que Dusapin, Rebotier,
Cage, Aperghis, Ferrari, Toeplitz, y ont été
programmés. Cependant, le festival fut confronté à d’énormes difficultés financières
à tel point que Colliard n’était pas certain de
pouvoir boucler l’édition de 1995. Après la mort de celui-ci en juillet de la
même année, la programmation de musique contemporaine diminua sensiblement.
Au moment de sa création, Why Note
a donc bénéficié au plan national d’une dynamique importante et au plan local
de l’espace laissé par Nouvelles scènes. Cependant, l’ambition du festival ne
se limitait pas à poursuivre la voie ouverte par Nouvelles Scènes, mais se
portait sur la conquête d’un nouveau public, d’un public plus large que le
petit cénacle des aficionados de la création. Cette volonté fut affirmée dès
les débuts du festival comme en témoignent ces quelques lignes tirées du
dossier de présentation de l’édition 1997 destiné aux partenaires publics et
privés :
« Why Note, festival de
musique contemporaine, est tout à fait persuadé que la musique contemporaine
pourrait être mieux perçue si elle était un tant soit peu expliquée, parlée
tout au moins, et si le rapport de l’œuvre au public était simplifié, voire
démystifié. Après tout, cette musique contemporaine, commençons par l’écouter,
invitons ceux qui la créent à s’exprimer et à nous l’expliquer, écoutons parler
ceux qui la connaissent, écoutons jouer ceux qui l’aiment, découvrons-la par la
pratique si le cœur nous en dit… Ce qui fonde la démarche de ce festival, c’est
la nécessité, l’urgence même, qu’il y a à créer des ponts entre un public
incertain, souvent dérouté, vers lequel les compositeurs ne se tournent pas
suffisamment, et la musique contemporaine, réellement existante, souvent
passionnante, vers laquelle le public a du mal à se diriger, faute de chemins
et de repères. »[8]
Cette nécessité d’établir des ponts entre le public et les
œuvres nous a conduit à entamer une indispensable réflexion
sur la programmation et les stratégies possibles de démocratisation, cette
réflexion devant prendre en compte les spécificités du contexte bourguignon.
Programmation et stratégies de démocratisation
La formule d’un festival, c’est-à-dire d’un moment délimité
dans le temps entièrement dédié à la musique contemporaine, plutôt que des
concerts répartis ponctuellement dans la saison, nous a semblé une évidence pour
des raisons pragmatiques et stratégiques. Le regroupement de concerts sur une durée
relativement brève (de une à trois semaines) s’est imposé car il offrait
l’avantage de produire un événement régional favorisant l’adhésion des
partenaires institutionnels. Et, au-delà des partenariats avec l’Etat et les
collectivités locales, cela permettait d’impliquer les acteurs culturels, les associations,
les commerçants. Le festival a pu ainsi affirmer fortement sa présence et son identité
dans la région. L’objectif du festival était également de constituer un moment
d’exception, un moment de fête, propice à d’intenses
émotions et de stimulantes découvertes, un moment qui reste longtemps dans les
mémoires. Le festival Why Note c’était d’abord
cela : un moment de convivialité qui permettait de réunir dans les mêmes
concerts mélomanes et néophytes, passionnés de musique « classique »
et de musique « expérimentale », professionnels de la musique et
amateurs.
Quel était le public de Why Note ? Aucune étude statistique n’a été menée à l’époque. Mais, il me
semble qu’il ne dérogeait pas à la typologie établie par Pierre-Michel Menger
qui distingue trois types de spectateurs alimentant les concerts de musique
contemporaine :
« Comme les autres œuvres et manifestations artistiques
d’avant-garde, la musique contemporaine a pour destinataires les plus immédiats
les milieux intellectuels et artistiques : musiciens, compositeurs et
futurs professionnels de la musique, créateurs et professionnels des différents
mondes artistiques, enseignants et chercheurs. Son public profane se découpe,
d’autre part, dans l’ensemble beaucoup plus vaste des amateurs de musique
classique, à cette nuance près que ceux d’entre eux qui fréquentent la
modernité ont plus souvent appris et pratiqué la musique que la moyenne des
auditeurs de musique classique. Enfin, et plus marginalement, lorsque sont
entrelacés, d’un côté les affinités symboliques de l’innovation avec les
valeurs de progrès, et de l’autre, l’identification de la concurrence des
esthétiques avec la lutte des générations, la fréquentation de la modernité est
associée à des préférences plus typiquement plus éclectiques pour le jazz et
pour les formes sophistiquées de musique populaire, et elle s’oppose ainsi au
goût traditionnel pour la musique la plus classique. [9] »
Cependant, pour un festival en région comme Why Note les proportions entre les différents types sont
inversées par rapport à un public parisien où la première catégorie, celle des
milieux intellectuels et artistiques, est dominante. Le public du festival
était composé majoritairement de mélomanes désireux de découvrir de nouvelles
esthétiques, d’amateurs aux goûts éclectiques, de néophytes et de curieux. Le
principal indice venant à l’appui de cette affirmation est l’augmentation
significative du public dans les premières années du festival. Entre 1996 et
1998 le nombre de spectateurs a été multiplié par cinq (moins de 1000 en 1996,
environ 5000 en 1998). En six ans (1996-2001), le festival Why Note a réussi à accueillir 25 000 spectateurs. Sans un réel élargissement
du public, de tels chiffres auraient été difficiles à atteindre à Dijon. Les
professionnels de la musique, ainsi que ceux du théâtre et des arts plastiques,
n’étaient pas absents, mais en nombre réduit. Par ailleurs, l’enquête sur les
publics des festivals dirigée par Emmanuel Négrier montre que « la musique
contemporaine fait office de genre médian où la répartition des classes
sociales suit la répartition moyenne [10] »,
les publics issus des classes supérieures se répartissant entre la danse, la
musique classique et la musique baroque. Le public de la musique contemporaine,
en province en tout cas, semble donc plutôt issu des classes moyennes diplômées
que des classes supérieures dont les goûts musicaux font preuve d’un certain
conformisme.
Affiche du Festival Why Note (1997)
La philosophie du festival reposait à la fois sur le modèle
que pouvaient constituer d’autres festivals de musique contemporaine et sur une
réflexion originale portant sur la programmation et les stratégies possibles de
démocratisation. Concernant la programmation, je mentionnerai ici quatre points
sur lesquels nous avons particulièrement travaillés : une thématique
annuelle, une programmation qui met en perspective les œuvres, une volonté
opiniâtre de commander des œuvres malgré des moyens relativement réduits et un
renouvellement des lieux et des modalités de concerts.
Le choix d’une thématique constitue, pour un public peu
familiarisé, une accroche efficace. Les deux premières éditions invitaient
clairement les auditeurs à découvrir la création contemporaine à partir
d’archétypes –La voix (1996) et La percussion (1997) – qui
évoquent immédiatement à chacun d’entre nous des images sonores et visuelles. Cette
thématique instaurait une relation de confiance, proposait un terrain partagé
qui encourageait le public à découvrir de nouveaux mondes sonores. C’était
également le cas avec l’édition 2001 dont le thème était Pianissimo-Xtenso qui offrait l’occasion d’entendre un échantillon du
répertoire pour piano du XXe siècle et de découvrir les extensions
technologiques de l’instrument (piano mécanique, piano MIDI, synthétiseur,
échantillonneur, etc.). Des thématiques comme « Le ciel, les planètes et
les étoiles » (1998) ou « l’Orient » (2002), dont le sujet
dépassait le cadre strictement musical, ont permis une ouverture tout en posant
des questions sur les liens qu’entretient la musique avec la nature et la
culture. A contrario, le thème de l’édition
1999 (Les ensembles), destiné à mettre en avant « l’idée que les ensembles
sont non seulement des acteurs de la musique contemporaine en tant qu’interprètes,
mais aussi, bien souvent, les instigateurs de la création musicale [11] »
eut un impact moins immédiat sur le public malgré la grande qualité des formations
invitées. Ces thématiques étaient associées à des « têtes d’affiche »
qui constituaient de véritables repères pour le public et personnalisaient
chaque édition. Parmi les compositeurs, citons George Crumb et François-Bernard
Mâche (1999), Steve Reich et Hugues Dufourt (1997), Karlheinz Stockhausen et
Philippe Manoury (1998), Michael Levinas et Michel Redolfi (2000), Roger Reynolds (2002) et parmi les
interprètes, le Kronos Quartet, L’Ensemble intercontemporain,
L’Itinéraire, L’Ensemble Modern, l’Ensemble Contrechamps, Accroche Note, ou les
pianistes Claude Helffer, Roger Muraro et Jay Gottlieb. Par ailleurs, inviter des compositeurs et des interprètes
reconnus présentait un atout non négligeable auprès des médias régionaux et nationaux.
C’est d’ailleurs un article de Télérama sur la venue de G. Crumb à Dijon en
1996 qui a d’emblée donné une dimension nationale au festival.
Selon Marie-Claire Mussat, la
mission première d’un festival « est de permettre aux compositeurs de
s’exprimer, mais aussi de vivre dignement de leur art et plus d’un festival a
pallié les carences de l’Etat dans ce domaine », mais il a aussi une
mission éducative « former le goût de l’auditeur, l’amener à se
remettre en question [12] ».
C’est ce même constat qui nous a poussé, lors de l’élaboration des programmes, à
sélectionner les œuvres marquantes et les courants esthétiques majeurs. Le
festival a été l’occasion d’entendre tant les grandes figures de la modernité
naissante tels que Schoenberg, Berg, Webern, Stravinsky, Bartók ou Varèse que
celles de l’avant-garde des années 1950-70 (Boulez, Stockhausen, Berio, Nono,
Crumb, Kagel, etc.) en passant par les courants plus récents (théâtre musical, spectralisme, minimalisme, nouvelle complexité, etc.). À
partir de l’édition 2000, le festival a ouvert sa programmation aux musiques
dites « actuelles » (Damage, Rob U Rang, David Shea, ElectroniCAT, Scorn…), non pas pour attirer un nouveau public, mais toujours
dans l’esprit d’établir des ponts entre les styles musicaux.
Au-delà de la diffusion du répertoire, fut-il récent, la
mission d’un festival de musique contemporaine est de promouvoir l’innovation,
l’expérimentation, le non conformisme, voire la provocation. Cette action passe
nécessairement par une politique de commande d’œuvres nouvelles la plus
ambitieuse possible avec les moyens financiers qui étaient les nôtres. C’était
une des priorités du festival. Notre choix a été de privilégier les commandes à
de jeunes compositeurs installés en Bourgogne. Parmi eux, Frédéric Pattar (Chanson d’Eve
à la terre, 1996), Martin Laliberté (Ce qui se passa la nuit pour guitare
électrique, 1997), Nicolas Vérin (Vent
du Sud, 1997) ou Frédéric Kahn (Le
chant de la ténèbre, 2000) ont pu bénéficier de
commandes de Why Note. Cette optique permettait
d’affirmer encore plus la vitalité de la musique contemporaine dans notre
région. Ceci dit, des compositeurs non bourguignons ont bénéficié de commandes
comme Michaël Levinas (Les lettres
enlacées, 2000), Michel Redolfi (Vox in Vitro, 2000), Brice Pauset (Symphonie
I : Les outrances nécessaires, 2001) ou Daniel D’Adamo (Abschluß, 2001). Le festival ne pouvait se
contenter d’être seulement un lieu d’accueil pour des compositeurs et des
interprètes venant de l’extérieur. L’ancrage local ne s’est d’ailleurs pas
limité aux compositeurs puisque des ensembles implantés en Bourgogne ont
régulièrement été programmés comme le Quatuor Manfred, l’Ensemble Passerelles, l’Ensemble
instrumental de Mâcon, l’Orchestre Régional des Jeunes de Bourgogne ou Actem (ensemble constitué d’étudiants du CEFEDEM Bourgogne).
La présence de ce dernier s’est affirmée d’année en année, jusqu’à parfois
proposer une sorte de off du festival
avec toute une série de concerts.
L’innovation passait également par un renouvellement des
lieux et des modalités de concert. Pour beaucoup de festivals l’une des
stratégies employée pour élargir le public consiste à démultiplier les lieux de
spectacles. Why Note n’a pas échappé à la règle en
mettant à contribution à peu près toutes les salles de spectacle dijonnaises de
l’Auditorium à La Vapeur, mais aussi les musées, les chapelles et les églises. Mais,
l’envie s’est rapidement fait sentir d’investir des lieux insolites qui étaient
susceptibles de « mettre en scène » les concerts et de désacraliser
le rituel du concert classique. Ce fut d’ailleurs l’un des objectifs de l’édition
2000 :
« Cette cinquième édition propose une multiple exploration
dans ce Voyage au cœur du son. Tout d’abord, il s’est agi pour nous d’inviter
les auditeurs à découvrir des situations d’écoute inhabituelles et de “faire
sonner” la ville dans la diversité de ses lieux, qu’ils soient ou non dévolus à
la musique : salle de concert, théâtre, cinéma, patinoire, lieu industriel,
musée, patrimoine architectural, appartement privé [13] ».
Ainsi, l’ensemble Actem s’est produit à la Maison
Rhénanie-Palatinat (concerts de midi), à la Salle des Pompes de la Lyonnaise
des eaux et parfois dans des appartements privés dont les occupants acceptaient
d’accueillir le public. Renouveler les modalités de concert n’était pas
seulement un moyen d’attirer un nouveau public, c’était aussi une
opportunité pour proposer de nouveaux défis à la création. Ce fut le cas pour
le concert/installation Glissando, commandé
à Eric Ferrand, qui eut lieu à la patinoire municipale aux heures d’ouverture
habituelles. Une des plus belles réussites du festival fut la commande passée à
Michel Redolfi pour Vox in Vitro, une œuvre électroacoustique donnée dans l’obscurité
totale de la salle romane du Musée archéologique de Dijon. Les spectateurs,
conduits dans la salle par un non voyant, n’avaient aucune indication quant à leur
place, à leur voisinage, à la configuration du lieu et au dispositif de
diffusion.
La philosophie du festival axée sur la découverte du
répertoire contemporain et l’accès à la création la plus récente exigeait une
réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour que le public se forme et
s’informe. Nous avons développé tout un ensemble d’actions à caractère
pédagogique s’adressant aux néophytes comme aux praticiens. La pédagogie mise
en œuvre par le festival s’est déployée à travers de nombreuses actions de
formation qu’elles soient destinées à des étudiants de fin de cycle du CNR, aux
musiciens amateurs, au public scolaire ou au jeune public. Dans l’esprit des
commandes-missions inventées par les collaborateurs de Maurice Fleuret[14],
les interprètes et les compositeurs étaient invités à conduire des actions de
formation qui se déroulèrent à Dijon, mais aussi à Chalon-sur-Saône, Tournus,
Mâcon, Semur-en-Auxois, etc. Ils pouvaient aussi être amenés à encadrer des
concerts d’amateurs. C’était un choix délibéré du festival d’accueillir dans la
programmation les pratiques amateurs de qualité comme l’affirmait le texte de
présentation de l’édition 2001 : « En associant dans une même édition
les acteurs de la vie musicale bourguignonne et de jeunes professionnels aux
grands interprètes d’aujourd’hui, Why Note souhaite
créer une véritable synergie, sollicitant chacun à son plus haut niveau [15]. »
Il y eut de nombreuses manifestations de ce type comme le concert
« happening » préparé et dirigé par Vincent Bauer percussionniste de
l’Ensemble Intercontemporain en 1999 avec le Poème symphonique pour cent métronomes de Ligeti et In C de Terry Riley
interprété par une centaine de musiciens amateurs de la région.
Dans le domaine de la médiation culturelle, le festival a
mis en place des moments où le public pouvait s’exprimer et satisfaire son
besoin de connaissance et de compréhension. Ces moments ont pris la forme de
conférences, de tables rondes, de dialogues ou d’entretiens auxquels
participaient divers spécialistes tels que compositeurs, interprètes,
musicologues, psychologues, journalistes, etc. L’implication de l’Université de
Bourgogne et, plus particulièrement du Département de musicologie, a été
précieuse pour développer toutes ces actions. Lorsque cela était possible, la
participation des compositeurs et des interprètes a permis de réaliser des
répétitions commentées ou des concerts-lecture. Dans ce cas, le discours avait
aussi pour fonction de former l’oreille du public à l’écoute des nouveaux
langages et des nouvelles sonorités. Focaliser l’attention de l’auditeur sur
tel ou tel aspect de l’œuvre, telle ou telle partie instrumentale suffit
souvent à dissiper l’incompréhension et à donner l’accès au plaisir d’entendre
cette musique. Afin de compléter ces actions pédagogiques, le festival en est
venu à développer un journal, la Gazette Why Note,
offrant la possibilité d’approfondir la connaissance des œuvres et des hommes. Elle
a été conçue à la fois comme une tribune pour les compositeurs (journal de bord
d’une création, manifeste esthétique, interview), un outil de vulgarisation
proposant des articles en rapport avec la programmation et un moyen de
communication sur le festival.
Grâce au festival Why Note, la musique contemporaine a
trouvé peu à peu sa place dans le paysage culturel dijonnais et de l’ensemble
de la Bourgogne. Sans nul doute, un public nombreux a pu découvrir tout un pan
de la musique souvent « oublié » des médias et sous-représenté dans
le marché discographique. Si le festival a rempli sa mission de diffusion et de
création des œuvres musicales contemporaines, il est plus difficile d’en
évaluer l’impact sur le public. Au-delà de l’aspect quantitatif, quelle a été
l’incidence du festival sur la réception de cette musique ? Qu’en a-t-il
été de l’appréciation des œuvres et des interprétations ? De la qualité
d’écoute et de la compréhension des styles ? Il est impossible de répondre
avec certitude à ces questions. On peut malgré tout arguer que les actions de
formations, l’ouverture aux pratiques amateurs, le renouvellement des modalités
de concert, la philosophie de programmation fondée sur une thématique annuelle
associée à des « têtes d’affiche », le choix d’œuvres représentatives
des grands courants esthétiques, la politique de commande adaptée au contexte local,
l’esprit de convivialité ont contribué à briser la glace entre la musique
contemporaine et le public bourguignon. Peut-être plus que d’autres festivals, Why Note a réussi à court-circuiter le reproche d’élitisme
accolé à la musique contemporaine. C’est en multipliant les occasions
d’écouter, d’expliquer, de discuter et de pratiquer que ce préjugé a fini par
tomber.
Philippe LALITTE
Université de Bourgogne
Centre Georges Chevrier (UMR CNRS 5605)
[1] Le Festival international d'art contemporain de Royan eut deux directeurs
artistiques Claude Samuel de 1964 à 1972, puis Harry Halbreich de 1973 à 1977.
[2] Cité par Pierre-Michel Menger, Le
paradoxe du musicien, Paris, Flammarion, 1983, p. 239.
[3] A
partir de 1953, les concerts du Domaine musical dirigé par Pierre Boulez au
Théâtre du Petit-Marigny à Paris furent le principal lieu de création
contemporaine en France pendant dix ans.
[4] Jean Maheu fut aussi à l’origine de la création du Centre de Documentation de
la musique contemporaine (CDMC) et de Musique Française d'Aujourd'hui,
dispositif d'aide aux enregistrements phonographiques.
[5] Philippe Poirrier, L’Etat et la Culture
en France au XXe siècle, Paris, Librairie Générale Française,
2000, p. 192.
[6] Jean-Dominique Marco, « Le festival Musica et le
Réseau Varèse », Circuit :
musiques contemporaines, vol. 14, n° 2, 2004, p. 59-66.
[7] Le festival Nouvelles Scènes a été créé en 1986.
[8] Dossier de présentation du festival Why Note à
destination des partenaires (inédit).
[9] Pierre-Michel
Menger, « Le public de la musique contemporaine », dans Jean-Jacques Nattiez
[éd.], Musiques, une encyclopédie pour le
XXIe siècle, vol. 1 « Musiques du XXe siècle »,
Arles, Actes Sud/Cité de la musique, 2003, p. 1181-1182.
[10] Aurélien Djakouanel et Emmanuel Négrier, « Les
publics des festivals », dans Politiques
et pratiques de la culture, sous la direction de Philippe Poirrier, Paris,
La documentation française, 2010, p. 205.
[11] Document de communication, texte de présentation, de Why Note 1999.
[12] Marie-Claire Mussat, « Les festivals de musique
contemporaine en France depuis 1960 », dans J. Sagnes [éd.], Les festivals de musique en France
: actes du colloque tenu au Musée du Biterrois, le 4 octobre 1997, Béziers,
Presses Universitaires de Perpignan, 1998, p. 143.
[13] Document de communication, texte de présentation, Why Note 2000.
[14] Maurice Fleuret déclarait le 3 février 1982 : « Notre aide à la
création ne doit pas se limiter à commander des partitions pour une exécution.
Nous devons prendre en compte maintenant l’insertion sociale de la création,
c’est-à-dire ce qui précède et ce qui accompagne, et ce qui suit la création
musicale de façon à lui donner une fonction sociale qu’elle devrait avoir et
par là même la fonction sociale du créateur », dans Anne Veitl et Noémi Duchemin, Maurice
Fleuret : une politique démocratique de la musique, Paris, Comité
d’histoire du ministère de la culture, 2000, p. 288.
[15] Document de communication, texte de présentation, Why Note 2001.