Le cinéma d’auteur
au Festival de Cannes à la S.R.F.
et à la Quinzaine des Réalisateurs
Pour appréhender le contexte
qui favorise la création de la Quinzaine des Réalisateurs, il est nécessaire de se référer à « l’affaire
Langlois[1] » qui provoqua une mobilisation d’une partie du
« monde du cinéma » et un rejet du pouvoir en place. Cette affaire
non résolue lors des événements de Mai 68 trouve en effet un prolongement à
Cannes où le Comité de défense de la Cinémathèque relaye la motion adoptée
par les étudiants parisiens[2] et
demande l’arrêt du Festival. Echaudé par les réactions brutales du
gouvernement, les partisans de l’arrêt du Festival réussirent à convaincre une
partie des festivaliers et à instaurer un climat insurrectionnel, tandis que
quatre membres du jury[3] démissionnèrent ce qui contribua à l’interruption de
la compétition[4]. L’arrêt du Festival[5] et l’organisation des Etats généraux sont par ailleurs
concomitants à la création de la Société des Réalisateurs de Films (S.R.F.), dont les membres furent surnommés les « 180 »
(nombre d’auteurs adhérents en 1968) et parmi lesquels un premier cercle de
militants actifs – apparentés à la jeune génération et aux cinéastes
issus de la Nouvelle Vague – s’impose en intronisant cette
association comme l’organe de représentation des réalisateurs.
Nous proposons de porter
notre attention sur les conséquences de ces événements avec la création d’une
sélection au sein du Festival de Cannes afin d’aborder les spécificités des
changements opérés par l’émergence de la Société des Réalisateurs de Films et de la Quinzaine des Réalisateurs[6]. L’étude
des archives et le recueil de témoignages à partir d’une enquête de sociologie
nous ont en effet conduit à restituer des traces de la mémoire cinéphilique des
années soixante et à reconstituer des points de vue sur les institutions dans
lesquelles cette mémoire s’est sans cesse réinventée à travers la forme
« festival ». Ce travail centre par ailleurs son intérêt sur les
questions du positionnement intergénérationnel et sur le renouvellement de
générations des réalisateurs. Manifestement, à la fin des années cinquante, le
paysage du cinéma français s’est artistiquement transformé avec l’avènement de
nouveaux cinéastes, cependant d’un point de vue industriel, il faudra attendre
1968 pour qu’une succession d’événements provoque un changement notable autour
de la contestation de ce système et du Festival de Cannes alors symbole du
pouvoir Gaullien.
Les cinéastes à l’assaut la forteresse
cannoise
L’invention de la S.R.F. et
de la Quinzaine des Réalisateurs repose
sur un collectif de réalisateurs et d’apprentis cinéastes qui ont pour
caractéristique de se solidariser autour d’affinités ou de liens amicaux
(antérieurs ou non) noués au fil des épreuves engagées contre le pouvoir. Les
réponses au contexte semi-insurrectionnel se sont ainsi improvisées, mais en
réalité elles s’appuient sur un ensemble de projets qui ont mûri depuis
plusieurs années avec le creuset de la jeune génération des réalisateurs
indépendamment des sensibilités esthétiques. La S.R.F. s’est imposée comme un
interlocuteur patenté qui promeut la position des réalisateurs et impose une
fenêtre sur Cannes pour faire valoir les réalisateurs français ainsi qui ceux
qui révèlent de nouveaux courants cinématographiques émergeants tant des pays
occidentaux que des pays de l’Est et du Sud.
Associé à ce courant,
Jean-Gabriel Albicocco[7] joue un
rôle central dans cette histoire : d’origine cannoise, il connaît bien le
Festival et propose à la S.R.F. un projet alternatif à l’Officiel, car il a à cœur que le Festival s’engage plus en
faveur du cinéma français et devienne « une terre de liberté
cinématographique où les cinéastes du monde entier pourraient présenter sans
censure leurs œuvres qui n’avaient souvent pas d’autres perspectives que la
clandestinité ou le ghetto des circuits culturels.[8] » Jacques
Doniol-Valcroze décrit les conditions de la naissance de la
manifestation :
« Au départ, tout fut
improvisé par quelques-uns en à peine trois semaines. Gaby [Jean-Gabriel
Albicocco] se démena comme un diable et son hôtel particulier de l’avenue
Mozart devint le lieu d’une agitation fébrile et d’une grande angoisse, car
personne n’avait envie de nous confier des films. Alors tout en gardant la
conception choix des réalisateurs,
nous ne fîmes pas une vraie sélection et ouvrîmes à tous une programmation dont
le sous-titre fut d’ailleurs Cinéma en Liberté. La grande trouvaille fut de faire appel à un jeune
homme arrivé depuis peu parmi nous, Pierre-Henri Deleau. Avec Gaby, il organisa
l’intendance. Il fut tout de suite le rouage indispensable et bientôt le maître
d’œuvre, l’âme et le patron de la Quinzaine…[9] »
Au gré des sélections, la Quinzaine se transforme et s’écarte du projet initial où les
décisions étaient prises collégialement, et dès la troisième édition, la
sélection échappe aux réalisateurs[10] qui tournent leurs films et de fait, finissent par déléguer complètement la
direction artistique à Pierre-Henri Deleau. Celui-ci se révèle être un
organisateur hors pair et permet à la Quinzaine de prendre son envol :
« Nous décidâmes de
changer de lieu de projection, notamment en louant le cinéma Le Français, plus proche du Palais du Festival, et plus grand de
cent places que Le Rex. Cette fois, en l’occupant du matin au soir, nous
allions pouvoir montrer les films deux fois chacun en deux jours, ce qui
permettait éventuellement au bouche à oreille de jouer en faveur de la seconde
projection ! Nous augmentions aussi notre capacité d’accueil, offrant
900 places par film au lieu de 350. Ce n’était pas un progrès
négligeable ! [11] ».
La question de l’ancrage dans
une salle dédiée à la Quinzaine est un problème qui s’est posé périodiquement et a suscité de longues
tractations, notamment du fait des réticences de la ville de Cannes qui s’est
longtemps défiée de l’initiative des réalisateurs. Pour autant, l’apport de la Quinzaine ne se résume pas à l’augmentation du nombre de films
au sein du Festival, la création de la Semaine Internationale de la Critique et le développement du Marché du film avaient d’ailleurs précédé cet élargissement de l’offre.
En revanche, les choix opérés par les réalisateurs et Pierre-Henri Deleau
caractérisent la sélection parallèle et imposent « des nouvelles idées à l’univers
cinématographique » à travers la défense des autres « nouvelles
vagues ». Pierre-Henri Deleau se souvient avec enthousiasme de cette
ferveur :
« On a créé la Quinzaine pour montrer ce qu’il y
avait d’émergeant dans chaque pays qui se prenait en main. Comment les
cinéastes reflétaient-ils leur pays ? Comment allaient-ils en rendre
compte ? Le cinéma nouveau en a beaucoup dit sur la situation du Brésil en
l’espace de dix ans, un peu comme la Nouvelle Vague. De jeunes allemands fondent à la suite de la S.R.F. un
groupe qui va donner pendant cinq ans une vraie identité au cinéma allemand.
Une identité qui n’appartient qu’à lui. En effet, Volker Schlöndorff, ancien
assistant de Jean-Daniel Pollet et de Louis Malle, a vu la S.R.F. fondée par
Jacques Doniol-Valcroze. Il souhaite créer la même chose à Munich[12] et regroupe donc
des réalisateurs : Peter Fleischmann, Werner Schroeter, Rainer Werner
Fassbinder, Werner Herzog, Margarethe von Trotta. Le cinema novo au Brésil est regroupé autour de Nelson Pereira dos
Santos, le parrain, avec son premier film, Vidas Secas (1963). Il va réaliser des chefs-d’œuvre comme Memorias
do Carcere. Il se passe la même chose
au Chili où des gens comme Aldo Francia, stomatologiste, ou Helvio Soto,
professeur, apprennent le français pour lire les Cahiers et découvrent alors l’existence du cinéma brésilien.
Cette influence inspirera Raoul Ruiz, Miguel Littin, Patricio Guzman, Helvio Soto et Aldo Francia de l’école
du Chili. La Tchéquie vit la même chose avec le Printemps de Prague et des
réalisateurs comme Milos Forman, Ivan Passer…[13] »
La conjonction entre des
circonstances sociétales – « le souffle libertaire des années
soixante-dix des pays occidentaux » – et la situation politique
de pays opprimés par les dictatures ou les totalitarismes – Amérique
du sud, Asie, pays de l’Est – correspond à l’avènement d’une
génération de réalisateurs qui s’expriment à travers de nouvelles esthétiques.
Le cinéma devient un moyen d’élargir les frontières et de rendre compte d’un
regard plus caustique et souvent radical sur l’état du monde. La Quinzaine fait rentrer en résonance ces nouvelles tendances à
Cannes et offre une visibilité alternative aux rituels du Festival (la montée
des marches ou le port du smoking ne sont pas au programme de la Quinzaine). Elle se trouve ainsi en adéquation avec des
cinématographies inédites au contenu fréquemment corrosif, accompagne l’apparition
de ses mouvances et soutient les jeunes réalisateurs en programmant parfois
leurs films sur plusieurs éditions. Notons que du point de vue de l’audience, l’accès
de l’Officiel est réglementé en
fonction d’une accréditation, alors que la Quinzaine ouvre ses portes à tous les publics et permet par
conséquent d’accueillir à la fois les professionnels et les cinéphiles.
Rien ne vieillit
plus vite qu’une bonne idée[14]
De son côté, le Festival
Officiel envisage ce mouvement
contestataire comme un levier extraordinaire pour accélérer son autonomie (il s’affranchit
de la tutelle de l’Etat sur le plan des choix artistiques) et se libérer du
carcan rigide de la représentativité diplomatique. Il amorce ainsi des
changements notables au début des années soixante-dix afin de ménager les
réalisateurs et de se prémunir des esclandres en intégrant dans la Sélection
Officielle plusieurs films engagés à
gauche politiquement. Même si la conjoncture politique encourage les
responsables du Festival à la prudence, l’ambition de l’Officiel consiste à reprendre une partie des innovations de la Quinzaine. En 1972, Robert Favre
Le Bret devient président du Festival et Maurice Bessy lui succède au poste de
délégué général, et dès 1973, celui-ci crée une nouvelle section officielle
intitulée Etudes et Documents qui
regroupe des films de cinéma-vérité ou des grands documentaires afin de
concurrencer la Quinzaine. Le Festival
Officiel accélère les réformes et
conduit inéluctablement à une rivalité qui est la conséquence du succès de la Quinzaine.
En 1975, l’ouverture de la Quinzaine se fait en présence du Ministre de la culture, Michel
Guy[15], accompagné
de Laura Betti, Mimsy Farmer, Léa Massari et Marcello Mastroianni, les
interprètes du film de Paolo et Vittorio Taviani, Allonsanfan, et la même année, Jeanne Moreau, alors présidente du
jury du Festival, emmène à son tour l’ensemble de son jury à la Quinzaine pour assister à la présentation de Souvenirs d’en
France d’André Téchiné. La section
parallèle devient donc respectable et s’impose au milieu des années
soixante-dix comme la principale sélection du « cinéma d’auteur » sur
la scène française et internationale. A l’issue d’une période transitoire et
malgré ses spécificités (au niveau de sa déontologie et de son organisation),
cette entreprise collective s’institutionnalise et devient un élément du modèle
auquel elle s’est opposé. Progressivement, elle se trouve intégrée dans le
paysage cannois et s’impose comme un lieu de découverte incontournable grâce à
la perspicacité des choix artistiques de son délégué général (le nombre de
réalisateurs de premier plan qui ont été repérés par la Quinzaine est vertigineux). Organisations informelles,
instables, insurrectionnelles et temporaires à l’origine, la S.R.F. et la Quinzaine contribuent ainsi à infléchir le conformisme du Festival
Officiel et à transformer cette
institution qu’est le Festival de Cannes
Rétrospectivement, cette
concurrence produit une émulation qui conduit l’Officiel a redéfinir son positionnement de manière plus
radicale – il s’affranchit sans regrets des concessions
diplomatiques suscitées par le Ministère des affaires étrangères –
en conciliant dans la Sélection Officielle le « cinéma de divertissement » et le
« cinéma de qualité ». En accordant la priorité à la qualité
artistique de l’œuvre au détriment des considérations diplomatiques et/ou
financières et en contribuant à inventer des modes opératoires de sélection des
films différenciés, le Festival de Cannes améliore la qualité, la diversité et
l’excellence artistique des sélections (Sélection Officielle, Semaine Internationale de la Critique et Quinzaine des Réalisateurs) et le Festival Officiel bénéficie des innovations de ces « institutions
bâtardes[16] » afin de
maintenir à l’intérieur même de son fonctionnement une vigilance constructive
qui lui assure, grâce à cette émulation, une remise en question permanente.
A l’occasion de la dixième Quinzaine, Pierre Kast dresse un bilan de la manifestation. Son
éditorial du catalogue de l’édition de 1978 est un texte programmatique, d’ailleurs
repris dans les deux livres consacrés à l’histoire de la Quinzaine. Plusieurs arguments sont mobilisés et décrivent la
réussite de la manifestation : « Une vitrine des auteurs de films,
des cinémas des nations peu ou mal accueillis, des films qui se situent dans
tous les fuseaux de l’arc-en-ciel de la diffusion, depuis la grande audience
jusqu’au cinéma militant.[17] »
Après avoir agacé tout en étant tolérée, la Quinzaine continue à être appréhendée avec indulgence. En
effet, Maurice Bessy avait déjà initié une transformation des prérogatives du Festival
Officiel avec la création de
sélections parallèles – Les Yeux Fertiles (1975), L’Air du Temps (1976) puis Le Passé Composé (1977)[18] –,
mais l’arrivée de Gilles Jacob en 1978 en tant que délégué général du Festival
modifie plus encore les équilibres. Il substitue à ces trois programmations l’unique
sélection Un Certain Regard, qui copie, imite et se positionne comme une sélection
rivale de la Quinzaine et dans une
moindre mesure de la Semaine Internationale de la Critique[19].
Après dix ans d’existence, la
S.R.F. et la Quinzaine gagnent
probablement une bataille en contribuant à faire valoir la parole des
réalisateurs et à modifier les modes de sélection du Festival Officiel. Cependant, malgré l’affirmation de la défense du
plus grand pluralisme possible, la S.R.F. et la Quinzaine se trouvent confinées à rivaliser avec une nouvelle
sélection parallèle et perdent une partie de leur visibilité et de leur
spécificité de contre-festival dès lors qu’une partie de leur projet est
récupérée par le Festival Officiel.
La création de la Caméra d’Or qui
récompense la meilleure première œuvre toutes sections confondues (Compétition Officielle, Un Certain Regard, Quinzaine
des Réalisateurs et Semaine
Internationale de la Critique) et son
intronisation à l’intérieur de la cérémonie de clôture du Festival élargissent
parallèlement le champ d’intervention du Festival Officiel qui intègre désormais l’ensemble de la création
cinématographique – des cinéastes débutants aux consacrés –
en lui donnant une visibilité équivalente aux autres prix décernés par le jury
de la compétition. Le jury de la Caméra d’Or est indépendant (il comprend huit membres dont un
représentant de la S.R.F.), néanmoins ce prix a pour effet de diluer la
spécificité de la Quinzaine et de
l’adosser au Festival de Cannes dans son ensemble, c’est-à-dire au profit de l’image
la plus forte : celle du Festival Officiel.
Le Palais Croisette : l’âme du Festival
En 1983, un tournant décisif
s’opère avec l’ouverture de l’auditorium Lumière[20] et des différentes infrastructures du nouveau Palais
des Festivals. Ce déménagement reconfigure l’espace cannois à quelques
centaines de mètres de sa localisation historique et les péripéties de ce
changement de site défraient la chronique et sèment surtout un vent de panique
chez les organisateurs du Festival Officiel. L’ouverture des nouvelles infrastructures du Festival
Officiel produit effectivement des
effets qui se reportent sur les sélections parallèles qui doivent s’organiser
en fonction de la nouvelle implantation. Ainsi, la Quinzaine des
Réalisateurs part s’installer au
Palais Croisette – l’ancien palais, lieu mythique du Festival de
Cannes –, ce qui entraîne un nouveau départ et modifie sa
visibilité. Rétrospectivement, Olivier Jahan[21] analyse cette évolution et les conséquences de cette
transformation structurelle :
« A la grande époque de
la Quinzaine, le passage du Star à l’ancien Palais (qui était carrément un paquebot)
fut quelque chose d’assez incroyable. On avait des salles de 300 à 500 places
au Star et nous disposions soudain
d’une salle de 1 500 places. Forcément, nous avons été obligés de nous
adapter à cette très grande salle et à un nouveau public. Les vendeurs, les
pressions, les chantages commençaient à arriver. L’une des évolutions du
Festival de Cannes est venue du fait que quand nous aimions un film, nous ne
passions plus par les cinéastes, mais de plus en plus par les producteurs ou
les vendeurs à l’étranger. Miramax par exemple a senti que le film d’auteur était un marché porteur. Les films
pouvaient se vendre dans le monde entier à la suite d’une projection à la Quinzaine. Les vendeurs internationaux ont vite compris que
trouver des films à petit budget originaux, sans vedettes, pouvait s’avérer un
créneau porteur. La relation s’est petit à petit pervertie, au point que
Pierre-Henri Deleau avait de plus en plus de mal à avoir des contacts avec les
réalisateurs. Les producteurs ou les vendeurs nous faisaient valoir qu’Un
Certain Regard offrait une meilleure
visibilité médiatique, des nuits d’hôtel au lieu d’une somme d’argent… Cette
notion de marchandage avec les vendeurs internationaux est apparue
progressivement au fil des ans, jusqu’à devenir omniprésente, mettant en péril
l’énergie et le plaisir que nous avions à trouver des films. La Quinzaine
des Réalisateurs devenait la Quinzaine
des vendeurs à l’étranger [22]. »
Michel Gomez apporte un autre
éclairage pour cerner cette tendance à la domination d’une logique économique
sur toutes les strates du monde du cinéma, y compris celle des cinématographies
considérées comme marginales :
« Aujourd’hui, tout le
monde a sa place dans ce qui est devenu un grand barnum. Les gens qui ont connu
les années soixante-dix disent que c’est ce qui a changé. On y croisait des
cinéastes dans la rue et de nos jours, ils sont dans des cages dorées. Cannes
est aujourd’hui le principal marché du film et le Festival est un lieu d’échange
économique. Avec l’imbrication d’une logique de marché et d’une logique de
festival, l’équilibre est compliqué à trouver. En effet, le palmarès du
Festival de Cannes n’est pas forcément au Marché… Si on ajoute à cela
implicitement le fait que l’on est dans un monde de concurrence, tous ces
éléments – les enjeux croissants, l’évolution des médias, la
couverture, la standardisation des relations avec la presse – ne
peuvent pas être dissociés du reste… Finalement, le débat est le même depuis la
naissance du cinéma entre un cinéma conçu dès le départ pour le marché, pour
divertir et un autre qui a une ambition différente (il est plus artistique qu’économique).
Des films réunissent parfois les deux, Le Déclin de l’empire américain par exemple qui a été présenté à la Quinzaine. On retrouve ce problème aujourd’hui avec ce que l’on
appelle le cinéma d’auteur porteur.
On a longtemps eu le cinéma de pur divertissement et le cinéma à ambition
artistique ou politique qui arrivent à trouver leur public et conjuguent le
divertissement et l’ambition artistique.[23]. »
Au cours des années
quatre-vingt, les idées apportées par la S.R.F. et la Quinzaine des
Réalisateurs non seulement
infléchissent les modes de fonctionnement, mais les combats historiques se
retrouvent même dépassés au profit d’une logique économique dominante. Michel
Gomez poursuit sa description en livrant une analyse sans appel :
« Le cinéma par
définition est une économie qui réclame des capitaux. Il faut faire attention
avec les comparaisons. Le monde a changé. Les conditions de sortie des films en
salle, le nombre de films qui sortent, la diversité… Comparer est très
compliqué. Il est difficile de déconnecter la Quinzaine du contexte, de ce qui se passe en face au Festival,
pourquoi tout d’un coup la Quinzaine a-t-elle des relations directes avec les grandes majors américaines ?
Parce que c’est leur intérêt… On est dans le marketing et la Quinzaine est devenue un outil marketing comme un autre et cela
malgré elle. »
Comment rester fidèle aux principes originels ?
La Quinzaine des
Réalisateurs traverse une période
exaltante entre 1983 et 1988 avec cette grande salle du Palais Croisette, son
tapis rouge, son gigantesque toit terrasse et ses multiples espaces conviviaux
réinvestis en cafétéria, en service de presse, en Club des Réalisateurs, en librairie
et en musée[24]. Par ailleurs, ces nouveaux challenges galvanisent
toute l’équipe de la Quinzaine et,
à défaut de pouvoir concurrencer le Festival Officiel, la manifestation augmente son audience en réalisant
une fréquentation qui avoisine les 70 000 à 72 000 entrées par
édition (au lieu de 35 000 à 40 000 actuellement). A la suite de l’épopée
du Palais Croisette, la Quinzaine est contrainte de se déplacer – le Palais Croisette est détruit et
voué à un projet immobilier – dans les infrastructures du nouveau
Palais et partage pendant trois ans la salle Debussy avec la sélection concurrente Un Certain Regard. Après de longues négociations et diverses
interventions du Ministre de la culture de l’époque, Jack Lang, la
manifestation accède en 1992 à une nouvelle salle pouvant accueillir
800 personnes. Située au sous-sol d’un hôtel de luxe – le Noga
Hilton devenu actuellement Palais
Stéphanie – à l’emplacement
de l’ancien Palais et à proximité de la Malmaison – qui héberge ses
bureaux pendant la manifestation –, la Quinzaine reprend un rythme de croisière.
Six ans plus tard,
Pierre-Henri Deleau annonce son départ. La question de sa succession fragilise
la Quinzaine et provoque des
troubles à la S.R.F. Un questionnement inédit émerge : comment les
réalisateurs et particulièrement l’association qui héberge cette manifestation
doivent-ils se positionner vis-à-vis de la Quinzaine ? La situation cristallise des oppositions entre
les réalisateurs, engendre des tentatives de réponses contradictoires et
provoque une crise identitaire, et plusieurs délégués généraux[25] seront nécessaires avant que la
manifestation ne retrouve un projet en adéquation avec les modalités de
fonctionnement de la S.R.F. En effet, la redéfinition de l’identité de la Quinzaine ne s’opère qu’après un positionnement en réaction à
ce que les réalisateurs ne souhaitaient pas trouver dans une manifestation. Bon
gré mal gré, à la suite du départ de Pierre-Henri Deleau en 1998, les
réalisateurs sont obligés de se réapproprier la Quinzaine, d’inventer un projet collectif et de trouver un
délégué qui incarne leur désir de déontologie et l’exigence de regards pluriels
sur le cinéma contemporain. Une période de transition s’engage avec ses
crispations, ses ratés, ses polémiques, ses tentatives avortées, et finalement
un consensus se constitue autour du projet d’Olivier Père qui rassemble l’ensemble
des réalisateurs de la S.R.F. A compter de 2004, celui-ci trouve des réponses
inédites – plus qu’il ne répond à un cahier des charges institué par
les réalisateurs –, et le contexte aidant et les interrelations s’exprimant
librement dans des échanges apaisés, la Quinzaine des Réalisateurs et la S.R.F. réussissent à retrouver un
positionnement au sein du Festival et une dynamique complémentaire pour faire
valoir leur différence et maintenir leurs spécificités (la nomination en 2009
de Frédéric Boyer, le nouveau délégué général, ne semble pas remettre en
question cette dynamique).
Au terme de cette
reconstruction de l’histoire de la S.R.F. et de la Quinzaine, plusieurs commentaires peuvent être faits. L’analyse
comparée des parcours de leurs fondateurs permet de dessiner des itinéraires
avec l’invention d’un regard – celui de la cinéphilie de l’après-guerre –
et la promotion de la notion d’auteur. L’observation des structures de
sociabilité entre Pierre-Henri Deleau et les différents membres de la Quinzaine permet d’entrevoir une appartenance à une forme de
militantisme artistique et associatif qui témoigne du partage d’un ensemble de
valeurs. Les témoignages des membres de l’équipe de Pierre-Henri Deleau rendent
compte de l’autonomie de la Quinzaine et de la juxtaposition progressive de projets autonomes de la S.R.F. Ces
éléments démontrent que l’activité des fondateurs avait engendré un
« microclimat » qui a structuré pour un temps un réseau stable. Les objectifs que s’étaient fixés les fondateurs ont été
en grande partie atteints, tant au niveau de l’abolition de la censure de l’Etat
que de la représentativité des réalisateurs dans les instances de régulation de
la profession. Ces valeurs sont questionnées par les nouvelles générations de
réalisateurs de la S.R.F. qui prennent le relais dans un contexte où les
carrières des cinéastes se sont modifiées et les attentes et les désirs de
militer au sein de la S.R.F. se sont décalés du projet initial.
A défaut de comprendre le
foisonnement concret de ces interactions, il s’agit de dégager ce qui fait la
spécificité de l’activité de la S.R.F. et de la Quinzaine par rapport à d’autres types d’institutions – l’A.R.P.
ou le Festival Officiel par
exemple – contribuant à définir leurs identités collectives. Les
cinq années passées aux côtés de la S.R.F. (2003-2008) et de la Quinzaine nous ont permis de recueillir des points de vue
contrastés. Les changements opérés à la Quinzaine à la suite du départ de Pierre-Henri Deleau ont en
effet été ponctués d’événements suscitant des prises de position, questionnant
le sens même de l’activité d’une sélection dirigée par des réalisateurs,
réinterrogeant enfin la place de la Quinzaine au sein du Festival de Cannes. Toutefois, après avoir
vécu un temps de gestation, la résolution de cette crise aboutit à une
situation pacifiée, et c’est dans ce contexte que nous avons pu finaliser et
restituer les résultats de notre enquête[26].
En guise de conclusion, nous
souhaitons souligner les lignes de cohérence de l’engagement associatif et
militant, ainsi que les valeurs implicites que les réalisateurs eux-mêmes
développent vis-à-vis de leur activité afin de mettre en évidence le sens que
peut avoir, pour eux, le fait d’être cinéaste. Cette identité collective passe
chez les personnes interviewées par la construction de repères et par la
mobilisation d’un héritage cinéphilique – réel ou imaginaire, mais
dans tous les cas reconstruit – permettant de se différencier entre
les diverses familles de cinéphiles et de cinématographies. La difficulté pour
la S.R.F. comme pour la Quinzaine – a
fortiori lorsque la Quinzaine doit être redéfinie par la S.R.F. – dépend
de leur capacité à trouver des ressources consensuelles et stabilisées pour
définir leurs identités collectives. En filigrane, on perçoit la dimension
historique et la genèse sociale des contextes à partir desquelles on peut
comprendre la manière dont chacun peut s’inscrire dans une dynamique et donner
du sens à ces actions associatives, festivalières, militantes et
professionnelles.
Toutefois, si un consensus a
été retrouvé autour de la Quinzaine,
la S.R.F. demeure quant à elle en perpétuel mouvement. Laboratoire à idées,
espace de socialisation des réalisateurs en quête d’affiliation ou de
ré-affiliation, boîte à outils pour mobiliser la profession en réaction à des
questionnements artistiques ou sociétaux, la S.R.F. garde envers et contre tout
une dimension de « société » des réalisateurs. Elle échappe à une
logique exclusive de lobbyiste et continue sur sa lancée ses activités d’entreprise
collective. Son mode de fonctionnement la rend vulnérable, mais correspond à l’hétérogénéité
des identités collectives des réalisateurs de la S.R.F. et des façons diverses,
voire contradictoires, d’envisager leur métier et leur engagement. Dès lors,
incapable structurellement de stabiliser une définition de ses identités
collectives, l’association des réalisateurs maintient sa spécificité
artisanale, son organisation aléatoire, ce qui la rend, il faut bien le dire,
désordonnée et souvent anarchique, mais éminemment indispensable.
Olivier
Thévenin
Université de
Haute Alsace,
CRESA
Bibliographie
[1] « Le mandat, pour trois ans, de directeur artistique et technique de Henri
Langlois arrivant à expiration, le Conseil d’Administration de la Cinémathèque
française se réunit le 9 février 1968. Après avoir prononcé un vibrant hommage
à Henri Langlois, son nouveau président, Pierre Moinot propose qu’il soit
remplacé par Pierre Barbin responsable des Festivals de Tours et d’Annecy. […]
La manœuvre apparaît comme une tentative de mainmise du C.N.C. sur la
Cinémathèque, organisme juridiquement indépendant, ne l’oublions pas, puisqu’il
s’agit d’une association régie selon la loi de 1901. […] Quelques mois plus
tôt, dans une même optique, Barbin avait tenté de regrouper en un seul
événement les trois festivals français de Tours, Annecy, Cannes. Robert
Favre-Lebret, directeur de Cannes, s’y était vigoureusement opposé. La
stratégie est essentiellement économico-politique, visant à une concentration
financière et décisionnelle dans les seules mains du Centre National de la
Cinématographie ». Antoine de Baecque, 1991, p. 177-178.
[2] Le
Festival du film s’était ouvert le 10 mai et se déroulait comme à son
accoutumée, tandis qu’à Paris les étudiants de cinéma (l’Ecole de la rue
Vaugirard et l’I.D.H.E.C.) se réunissaient le 17 mai pour voter une motion
appelant à la grève totale des studios, à l’occupation des locaux du C.N.C. et
à l’arrêt immédiat du Festival de Cannes.
[3] Il
s’agissait de Monica Vitti, Terence Young, Louis Malle et Roman Polanski.
[4] Mis
devant le fait accompli et redoutant une escalade de la violence, les membres
du Comité d’organisation prirent la décision de suspendre le Festival le
dimanche 19 mai 1968, à midi.
[5] A ce
titre Loredana Latil apporte une connaissance exhaustive de l’histoire du Festival International du film de
1939 aux années quatre-vingt et donne les détails du déroulement des événements
de 1968 dans son livre (2005). Elle est par ailleurs avec Caroline Moine
– cf. l’article « Enjeux politiques des festivals de cinéma dans
l’Europe de la guerre froide » – l’une des meilleures historiennes
du Festival de Cannes
.[6] La Quinzaine
des Réalisateurs est une sélection
indépendante du Festival de Cannes qui dépend de la S.R.F.
[7] Jean-Gabriel Albicocco a réalisé plusieurs longs métrages, dont Le Rat
d’Amérique sélectionné en Compétition
Officielle en 1963. Il fait partie
des rares jeunes réalisateurs français à accéder à la compétition (peu de
cinéastes issus de la Nouvelle Vague ou de la nouvelle génération sont
sélectionnés au Festival au début des années soixante). Il est très actif en
1968 pendant les micro-événements de Cannes et il a la particularité de militer
à la S.R.F. dont il héberge le siège et à Cannes où il assure dès 1969 une
partie de l’organisation et de la logistique de la Quinzaine des
Réalisateurs. Jean-Gabriel Albicocco
privilégie cependant sa carrière de réalisateur –il tourne notamment Le
Cœur fou en 1970 et Le Petit Matin en 1971 – et délaisse par conséquent
l’organisation de la manifestation.
[8] Deleau,
1993, p. 17.
[9] Deleau,
1993, p. 26.
[10] Le
premier cercle de militant était notamment composé de Jean-Gabriel Albicocco,
Alain Cavalier, Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, Robert Enrico,
Costa-Gavras, Jean-Daniel Simon, Louis Malle, Michel Mitrani, Louis Daquin,
ainsi que des assistants ou des court métragistes tels que Richard Dembo,
Jérôme Kanapa, Pierre-Henri Deleau et Jacques Poitrenaud.
[11] Deleau,
1988, p. 37.
[12] A
l’occasion du Festival du court métrage allemand, 26 jeunes réalisateurs
signent le Manifeste d’Oberhausen, donnant ainsi naissance au « nouveau
cinéma allemand » (Syberberg, Kluge, Wenders, Thome, Reitz) : Papas
Kino ist tot (« Le cinéma de
papa est mort »). La Nouvelle Vague allemande (Neue Deutsche Welle)
s’inspirant formellement de la Nouvelle Vague française, prêche pour un cinéma
engagé reflétant la réalité contemporaine allemande.
[13] Entretien réalisé avec Pierre-Henri Deleau le 20 avril 2005 à Paris.
[14] Titre
de l’éditorial de Costa-Gavras pour le catalogue de la Quinzaine en 1973 (Deleau, 1988, p. 80).
[15] Michel
Guy est un responsable culturel et homme politique français né en 1927 et mort
en 1990. Il se voit confier par Georges Pompidou la responsabilité du Festival
d’Automne à Paris qu’il crée en 1972. Michel Guy est ensuite secrétaire d’État
à la Culture dans le premier gouvernement Jacques Chirac entre juin 1974 et
août 1976.
[16] Everett
Hughes désigne par la notion d’institutions bâtardes certaines institutions qui sont issues des
protestations collectives contre des institutions légitimes.
[17] Deleau,
1988, p. 136
[18] Maurice
Bessy a créé trois sections officielles non compétitives : Les Yeux
Fertiles (1975), évolution de Etudes
et Documents, qui présente des
ouvrages cinématographiques traitant des autres arts ; L’Air du Temps (1976) qui sélectionne des films aux sujets
contemporains ; Le Passé composé (1976) est quant à elle constituée de films de montage, d’archives des journaux
d’actualité et d’extraits de films de fiction.
[19] La Semaine
Internationale de la Critique, dont
la création date de 1962, a été précurseur et a joué un rôle de contre-festival
– tout du moins à ces débuts – en proposant également un
modèle alternatif d’organisation et de sélection des films.
[20] Le
Palais du Festival comprend principalement à cette époque le Grand
Auditorium Lumière (2 200
places) et la salle Debussy dédiée
aux projections de presse des films de la Compétition et à Un Certain
Regard.
[21]Après
avoir travaillé jusqu’en 1998 à la Quinzaine des Réalisateurs aux côtés de Pierre-Henri Deleau – en
participant notamment à la sélection des films –, Olivier Jahan est
passé à la réalisation.
[22] Entretien réalisé avec Olivier Jahan le 17 mai 2004 à Cannes.
[23] Entretien réalisé avec Michel Gomez le 10 juillet
2007 à Paris. Michel Gomez a été administrateur de la Quinzaine (1983-1992), délégué général de la S.R.F. (1990-1992),
puis délégué général de la société civile des Auteurs, Réalisateurs,
Producteurs (A.R.P.). Il est depuis 2008 délégué général de la mission cinéma à
la Mairie de Paris.
[24] La Quinzaine confie à Nina Barbier l’installation d’un musée de la Quinzaine, monté à partir d’objets
prêtés par les réalisateurs.
[25] Marie-Pierre Macia a été déléguée générale de quatre éditions de la Quinzaine (1999 à 2002) et François Da Silva lui a succédé pour
un an en organisant la manifestation en 2003.
[26] Cf.
l’ouvrage collectif La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs :
1968-2008, une construction d’identités collectives, Paris, Aux lieux d’être (épuisé) et/ou sa réédition Sociologie
d’une institution cinématographique aux
éditions L’Harmattan en 2009.