Les Festivals dans la sphère culturelle publique en France
Si l’on considère, comme le fait
Jim Mc Guigan, qu’on peut distinguer aujourd’hui
trois grandes orientations dans la sphère culturelle publique, le populisme non
critique, la subversion radicale et l’intervention critique [Mc Guigan 2004], on peut associer les festivals culturels les
plus importants à la troisième catégorie. Ils présupposent en effet une
audience engagée et vigilante et ouvrent explicitement un espace à la
discussion critique, qu’elle porte sur des jugements esthétiques ou sur des
thèmes plus directement politiques. Les festivals, sous ce rapport, contribuent
à configurer un lieu de la critique sociale. S’il est vrai que le théâtre et le
cinéma sont plus susceptibles de porter la fonction critique que la musique ou
la danse, il n’en reste pas moins que celle-ci n’est pas directement liée à une
forme culturelle spécifique. La définition même du festival appelle la
critique : à la différence de la consommation ordinaire des biens
culturels, les festivals instituent des espaces de rassemblement et de
discussion avant et après les spectacles. Ils produisent une quantité non
négligeable d’habitués ou même de « dévots » dont la coprésence tend
à produire un espace critique inédit. Il serait évidemment naïf de considérer
que chaque festival est une instance critique de plein exercice, mais il convient
de rappeler que le format du festival, particulièrement quand il a lieu en été
et en plein air, partiellement comparable à l’amphithéâtre de la Grèce
classique, suscite des expériences originales, à la fois émotionnelles et
discursives.
Les festivals d’art sont d’abord
considérés comme des événements locaux. Ils sont supposés exprimer et magnifier
le génie du lieu, produire de l’effervescence au sens que Durkheim donnait aux
émotions collectives suscitées par les cérémonies religieuses dans les sociétés
archaïques et enfin transformer des espaces ordinaires en hauts lieux, qui
finissent par devenir des lieux de mémoire, comme la Cour d’honneur du festival
d’Avignon. Bien qu’ils soient maintenant pris dans le cercle globalisé des
« méga événements », les grands festivals tentent de préserver
l’atmosphère d’authenticité qui permet des rencontres originales et quelquefois
improbables. La coprésence des spectateurs avec les acteurs, les metteurs en
scène et les producteurs, bien qu’elle soit aujourd’hui menacée par des
impératifs de sécurité, demeure une caractéristique puissante de ces
manifestations. Les festivals impliquent un rapport particulier à la
« consommation » de la culture. Les spectateurs sont arrachés à leur
condition de consommateurs pour devenir ce que Jean Vilar, qui ne souhaitait
pas pour autant que le public montât sur scène, appelait des
« participants ». Les remarques qui suivent s’efforcent d’illustrer,
tout en l’interrogeant, la notion de « sphère culturelle publique ».
Dans la modernité tardive, la sphère publique ne peut plus être logée dans un
espace physique particulier, comme le café, le théâtre ou le musée, mais
« opère à travers les canaux et les circuits variés de la culture
populaire et du divertissement de masse, dont le fonctionnement est facilité
par la routinisation médiatique des réflexions esthétiques et émotionnelles qui
constituent le support de nos vies et de la manière dont nous nous représentons
ce qu’est une bonne vie » [Mc Guigan 2009, p.
6]. Peut-on penser que le modèle participatif du spectateur qu’impliquent les
festivals culturels offre une alternative sérieuse à la sphère culturelle
médiatique, dans la mesure où il garde quelque chose du modèle classique de
l’espace public décrit par Jürgen Habermas et qu’il affiche des ambitions de
critique culturelle ? Les débats sur les œuvres ont-ils vraiment de
l’importance ? Est-ce que les controverses, qui rejouent régulièrement la
bataille d’Hernani, vont au-delà de l’écume des jours d’été ? Alors que les
plus grands festivals sont aujourd’hui des événements à caractère mondial, il
est important d’analyser les formes d’interaction entre les dimensions les plus
saillantes des localités festivalières et leur signification globale.
Ce texte s’appuie sur un long
travail collectif mené sur les festivals d’Avignon et de Cannes sous la
direction d’Emmanuel Ethis [Ethis 2000, Ethis 2002, Fabiani 2005, Fabiani 2008 et Malinas 2008]. Les deux festivals ont gagné leur renommée internationale dans les vingt
premières années de leur existence, bien qu’ils aient atteint des niveaux de
reconnaissance sensiblement différents : Cannes est sans contestation un
événement mondial, auxquels assistent plus de 5000 journalistes accrédités et
qui attire, localement ou à distance, des publics socio-démographiquement très
variés qui n’y cherchent pas nécessairement la même chose. Avignon est d’abord
un événement national à résonance européenne et attire régulièrement un public
très instruit. Dans les deux cas, la dimension locale constitue l’assise
matérielle nécessaire à la production de l’événement, mais elle est loin d’en
constituer la totalité. Les festivals se jouent pour une bonne part extra muros, au sein du monde globalisé.
Cannes en est bien entendu le meilleur exemple, dans la mesure où, comme dans
les mondes sportifs, d’importants éléments de la présentation du cinéma mondial
ont été reconfigurés pour correspondre aux formats télévisuels. Dans une
moindre mesure, Avignon a une audience extra-locale, à travers les
retransmissions et les comptes rendus, mais aussi du fait de la présence d’une
grande partie de la production au sein de la programmation saisonnière des
grandes scènes françaises, plus importante que les participants effectifs. Les
deux festivals durent depuis plus de soixante ans et ne montrent aucun signe
d’épuisement ni de routinisation, bien qu’ils soient en permanence le lieu de
conflits récurrents sur la définition même de la manifestation et qu’ils aient
subi plus d’une crise au cours de leur histoire (Mai 1968 constituant ici la
référence majeure des perturbations). Depuis le début de notre recherche, nous
avons concentré notre attention sur l’étude du public, à travers des approches
ethnographiques et quantitatives entrecroisées. Au-delà des études de cas, nous
avions un objectif plus large : améliorer la connaissance sociologique des
audiences et aller plus loin que le simple dénombrement des spectateurs et
l’évaluation de leurs caractéristiques sociodémographiques. Il est en effet
important de mieux connaître ce que « fabriquent » les spectateurs,
ce que les protagonistes eux-mêmes ont quelquefois du mal à reconstituer dans
les entretiens rétrospectifs. Si l’on veut parler de sphère culturelle
critique, il faut évidemment identifier la dimension proprement politique des
festivals culturels. Ils offrent un bon exemple du processus de politisation de
l’esthétique, et ce pour deux raisons : d’abord les festivals d’Avignon et
de Cannes ont eu une grande importance comme outils de la reconstruction de la
nation après la Seconde Guerre mondiale et ses déchirements, et ils ont
aujourd’hui des dispositifs de production d’une forme de citoyenneté culturelle
dans un âge post-national. Ensuite, c’est particulièrement vrai en France, les
festivals ont été chargés de la mission d’élargissement de l’accès des publics
aux chefs-d’œuvre de la culture nationale et universelle. Ils sont supposés
apporter un mode de relation moins élitiste que les institutions pérennes entre
la culture légitime et le grand public. Comme tout espace critique présuppose
des interactions vives et quelquefois franchement polémiques, je souhaiterais
dans une première partie analyser les processus dialogiques par lesquels un
jugement critique se constitue : comment un espace d’intervention est-il
établi, comment est-il stabilisé à travers le temps ? Dans une deuxième
partie, je tenterai de confronter les résultats de la recherche ethnographique
avec le cadre théorique proposé par Jim Mc Guigan.
Le public
reconsidéré
L’observation des débats publics
des Centres d’entraînement aux méthodes actives, confrontée à d’autres lieux
d’échanges du festival d’Avignon [Fabiani 2008]
permet de rendre compte des attitudes des spectateurs par rapport aux
particularités de la programmation, de leur relation aux rituels enchâssés dans
les représentations quotidiennes et des compétences interprétatives qu’ils
mettent en œuvre, particulièrement lorsque l’offre théâtrale est loin d’aller
de soi et qu’elle prend la forme d’une expérimentation sur l’audience. Trois
caractéristiques dominent l’observation : la première est la loyauté des
spectateurs, qui est la première condition de félicité d’un festival qui ne
vise pas à satisfaire une demande ou à produire des émotions esthétiques
prévisibles et calibrées. La seconde porte sur l’égalisation des conditions que
tend à produire l’idéologie démocratique lorsqu’elle s’incarne dans
l’expérience festivalière. La troisième envisage les stratégies interprétatives
des spectateurs au plus près de leur émergence, quelquefois incertaine.
J’examinerai successivement ces trois points.
Loyauté
Pour rendre compte de l’engagement
des spectateurs aux côtés du festival, quel que soit par ailleurs le degré de
satisfaction qu’ils expriment, on peut combiner deux cadres d’analyse
sensiblement différents. D’un côté, la notion de « prise de parole »
élaborée par Michel de Certeau à propos de Mai 1968,
permet de décrire les ressorts d’une dynamique collective. Selon cet auteur,
l’acte de discours et l’acte de protestation sont équivalents. La dimension
principalement performative de la prise de parole suscite une question
concernant la distinction entre la parole et l’agir en société. En 1968, les
gens qui protestaient voulaient-ils prendre de nouvelles Bastilles ou
simplement la parole ? La protestation s’épuise-t-elle dans la
parole ? Le festival d’Avignon s’est construit dans la référence à une
utopie, celle de la communauté de spectateurs comme espace démocratique
participatif. Jean Vilar, le fondateur du festival, avait requis la
participation des spectateurs, mais il l’avait limitée à une présence
silencieuse et concentrée. L’engagement des spectateurs se trouvait contraint
par la puissante discipline exercée sur le corps des spectateurs, car le
festival exigeait une forme d’ascèse, mais aussi par la distribution très
organisée de la parole dans l’espace public constitué par le festival. Le bruit
et la fureur du festival 1968, qui conduisirent à son interruption et au
retrait de Vilar, de même que toutes les autres formes de disruption qui
s’ensuivirent, furent toujours considérés par Vilar et ses successeurs comme
une rupture du pacte originel. Le fondateur du festival ne vécut pas assez
longtemps pour constater que la rencontre d’Avignon avait bien survécu au
désordre soixante-huitard et que la prise de parole avait été bien vite
réintégrée dans les cadres établis de la discipline du spectateur, tout en
faisant porter l’interrogation sur les justifications fondamentales de
l’existence du festival : son caractère démocratique, sa dimension
innovante, les garanties qu’il peut offrir à la stabilisation d’un espace
critique que la domination des industries culturelles a réduit à une peau de
chagrin.
D’un autre côté, la célèbre
conceptualisation d’Albert Hirschman, conçue pour
rendre compte du fonctionnement des firmes [Hirschman 1995], permet d’approfondir l’analyse des modes de la prise de parole. La
première forme identifiée par Hirschman, la défection
ou exit, prend différents aspects au
cours du festival : le spectateur peut faire sécession l’année qui suit un
festival qu’il estimera désastreux ou il peut choisir de quitter le spectacle
avant la fin. Deux manières de mettre fin au contrat qui le constitue comme
spectateur : partir discrètement, entre deux scènes et sans se faire
remarquer, dans la pénombre, au risque de tomber et de créer du désordre
involontaire, ou bien faire de la sortie l’occasion d’une prise de parole
infinitésimale. Il est clair que l’exit est la forme dominante de l’expression du désaccord par les spectateurs
avignonnais. La prise de parole, ou voice, ne fait pas l’objet d’un recours régulier. Certes, la
protestation vocale n’est pas inconnue. Elle fut assez largement utilisée lors
du tempétueux été 2005 qui vit la proposition hardie de Jan Fabre faire l’objet
d’une protestation orchestrée de la part de la presse nationale. La plupart du
temps toutefois, les cris des protestataires étaient couverts par les
manifestations de loyauté des spectateurs fidèles, qui surent se mobiliser pour
le maintien des deux directeurs du festival, dont les groupes les plus
conservateurs n’avaient pas hésité à demander la tête. La loyauté, ou loyalty dans le
modèle hirschmanien, est demeurée le mode dominant de
relation à l’institution festivalière, indépendamment du style de programmation
et de la personnalité des directeurs.
Comme dans d’autres secteurs de la
culture légitime, et à la suite d’un long processus historique, le public de
théâtre a été conduit à adopter une attitude concentrée et recueillie, de
nature à ne pas perturber l’acte de création. L’idéologie de la créativité de
l’artiste n’a jamais été aussi forte que dans les sociétés contemporaines, et
les thématiques de la participation du spectateur ne mettent jamais ce fait en
question. Une telle situation est évidemment la conséquence du long processus
historique d’autonomisation de l’artiste [Bourdieu 1992, Elias 1991]. C’est
seulement la loyauté qui est exigée du spectateur par le pacte de réception qui
domine dans le monde contemporain. La déception n’est pas prévue dans le
contrat. Certes, il s’agit là d’une affirmation théorique. Dans les faits, les
débats et les rencontres apéritives avec les acteurs et les metteurs en scène
permettent de faciliter le processus : si l’incompréhension ou l’échec
d’une œuvre sont ordinairement mis sur le dos du spectateur, on peut remarquer
un véritable « travail idéologique », au sens que Bennett Berger
donne à ce terme [Berger 1981], pour remédier aux tensions et aux malentendus
interprétatifs. C’est ce qui explique que le motif de l’égalisation des
conditions, soit régulièrement mis en œuvre, en dépit de son caractère
largement fictionnel.
Egalité
Il va sans dire que la coexistence
de la loyauté des spectateurs et de l’autonomie absolue des artistes introduit
une forte dissymétrie dans la relation. « Quand je crée, je ne pense
jamais au public », peut ainsi dire Jan Fabre à un groupe de jeunes
spectateurs qui cherchent à mettre au jour ses intentions. Le public admet
ordinairement ce fait, en tant qu’il est un élément central du contrat
avignonnais. Dans aucun des débats que j’ai analysés lors de différentes
sessions du festival, je n’ai pu trouver de remise en cause de la division
entre la création autonome et la loyauté du spectateur. C’est un principe
permanent et structurant de division. Pendant les débats, les spectateurs
commencent par féliciter les artistes, même si la discussion fait apparaître
rapidement qu’ils n’ont pas aimé, ou pas compris, le spectacle. Il n’en reste
pas moins que le temps de la manifestation de la gratitude du spectateur
contribue fortement au développement de la relation critique. Il s’agit de
produire à nouveaux frais une symétrie dans la relation qui va permettre au
spectateur de s’adresser directement à l’artiste. L’incompréhension vis-à-vis
de formes esthétiques est ainsi contrebalancée par la constitution d’un droit à
la parole qui peut être exprimé sous cette forme générale : je n’ai pas tout
compris (et je n’ai peut-être rien compris), mais l’œuvre a déclenché en moi
des effets dont je ne soupçonnais pas qu’ils pussent exister. J’ai eu
l’occasion d’analyser cette forme dans les discussions qui se sont développées
autour de Puur,
œuvre de l’artiste flamand Wim Wandeckeybus, dont un
très petit nombre de spectateurs avait saisi qu’il était construit sur une
référence au Massacre des Innocents [Fabiani 2008].
Le fait d’apprécier sans comprendre est d’ailleurs un moyen pour le spectateur
de reconstituer un espace d’autonomie que l’absolutisation du geste créateur a
réduit à néant. L’égalisation fictionnelle des conditions entre le spectateur
et l’artiste repose sur la convention suivante : l’audience accepte comme
inévitable le fait qu’elle n’est pas à même de comprendre l’ensemble de l’acte
créatif dans la mesure où il est structurellement hors de sa portée. Une
réponse claire et univoque de l’artiste à ce sujet ruinerait la spécificité du
geste créateur. En retour, le spectateur cherche à garantir un droit propre,
celui de produire des interprétations sauvages à l’égard de manifestations dont
le sens est, par construction, caché. Ce type d’échange est extrêmement
fréquent dans l’ensemble des débats analysés à Avignon.
Le public a-t-il donc renoncé à toute
véritable ambition démocratique ? Pourrait-on prendre la Cour d’honneur
comme Michel de Certeau disait qu’on avait pris la
Bastille en mai 1968 ? Les choses sont complexes. Le droit à la parole
demeure une des caractéristiques principales du festival. Les spectateurs ne
viennent pas seulement pour voir les acteurs, ils viennent aussi pour leur
parler. Comme le principe de l’autonomie artistique est accepté par tous,
presque personne ne cherche à replacer les représentations dans un cadre à
dominante idéologique, attitude encore assez répandue dans les années 1950 et
1960. On admet très bien aujourd’hui que le créateur puisse s’adonner à la
création en dehors de toute forme d’engagement idéologique. Une telle forme de
dépolitisation ne signifie pas pour autant la disparition de la dimension
civique du théâtre : mais l’espace critique s’est déplacé. Le modèle
brechtien de la distanciation, qui présupposait une théorie des relations du
spectateur et de l’œuvre sensiblement différente, et qui a joué un rôle si
important dans la constitution du théâtre public français de l’après-guerre,
pas seulement dans les bastions communistes, a fait place à une forme moins
idéologique d’engagement du spectateur.
Interprétation
Ordinairement, le débat ne met pas
en avant le conflit des interprétations entre auteurs et spectateurs. Les
commentaires peuvent se situer sur des voies parallèles qui conduisent à une
sorte de relativisme induite par la forme ouverte des œuvres. La
« bible », ce petit dépliant qui proposait depuis Jean Vilar une
sorte de guide de lecture de l’œuvre produit par l’institution, a laissé la
place à un document qui fait la part belle à l’entretien avec l’artiste, mais
qui ne propose jamais de grille interprétative. Dans les débats, la question de
l’interprétation juste est de ce fait rarement posée, mais il arrive que le
malentendu se fasse jour. Alors que les animateurs des débats ne cessent
d’inviter les spectateurs à exprimer leur « ressenti », et de ce fait
d’exhiber leur subjectivité la plus profonde à propos des œuvres d’art, les
artistes répondent ordinairement par le scepticisme aux manifestations les plus
débridées d’individualisme émotionnel. Il ne faut pourtant pas s’arrêter à ce
constat quelque peu désenchanté. L’espace public constitué autour du
commentaire de l’œuvre survit assez aisément aux malentendus qui le
constituent. Même lorsque la réponse du metteur en scène n’est pas claire ou
qu’elle est franchement à côté de la plaque, même lorsque le spectateur essaie
maladroitement de construire une théorie à partir de ce qu’il a vu et entendu,
il se crée un espace temporaire de reconnaissance mutuelle, qui tend à
identifier des cadres de l’expérience interprétative. Le langage du partage et
de la participation cesse d’être anecdotique à ce point. Ce qui se joue dans ce
partage d’interprétations, y compris lorsqu’on fait le constat de leur
irréductible multiplicité, c’est l’émergence d’un espace de compétences commun,
qui reconstitue les conditions de possibilité d’un véritable événement collectif.
Comme Jim Mc Guigan l’a utilement rappelé à propos de la télévision, les interventions critiques
« ne sont pas nécessairement mesurables en termes d’impact social »
[Mc Guigan 2004, p. 440]. Si l’on veut être précis,
le festival d’Avignon reste la manifestation d’une forme d’aristocratie
culturelle, fût-elle radicalement disjointe par ses caractéristiques sociales
des couches économiquement dominantes. Les débats d’Avignon, pas plus que les
controverses cannoises, n’ont pas de véritable impact sur la politique
culturelle et ne peuvent guère changer le cours de l’action politique en
général. Toutefois, et ce n’est pas la moindre conséquence de leur forte
présence dans les médias, ces discussions maintiennent ce que Mc Guigan appelle dans le même texte « la tradition
vivace de la critique indépendante vis-à-vis du pouvoir et de l’idéologie
dominante dans la sphère culturelle publique ». Une représentation
collective de la dispute démocratique est ici concrètement représentée. Bien
qu’elle soit le plus souvent timide ou maladroite, la forme d’expression qui
s’y déploie reste le symbole du droit politique à l’émancipation culturelle
comme condition de la pleine citoyenneté.
Quand le local
devient global
La première partie de cette
intervention était fondée sur une micro-analyse des situations d’interaction
qui constituent le pacte contemporain entre l’artiste et le spectateur
lorsqu’il est configuré par la forme festival. Bien que les généralisations
soient impossibles, et souvent dangereuses, on peut se demander maintenant, de
manière provisoire, si l’on peut décrire un nouveau type de lien politique
entre les protagonistes des mondes culturels qui offriraient une relève
effective du modèle habermasien de la sphère publique
bourgeoise et qui correspondrait à l’âge de la globalisation.
Il faut d’abord signaler que la
constitution moderne du spectateur enveloppe une contradiction qui n’a cessé de
s’aiguiser au cours du XXe siècle. L’espace public ouvert par les
institutions culturelles de l’ère bourgeoise a emprisonné l’ancien modèle de connoisseurship dans la cage de fer des contraintes démocratiques. L’institution de la culture
dans les démocraties implique simultanément que tout individu peut être
transformé en connaisseur par les dispositifs variés de la médiation
culturelle : chacun, au moins à l’état virtuel, peut s’orienter librement
pour faire son choix dans l’espace profus de l’offre culturelle dont la fréquentation régulière est censée permettre
l’expression accomplie d’une subjectivité unique. Si l'on a pu voir dans le XXe siècle un « âge des masses » dont le résultat principal était la
production de foules indifférenciées sous le rapport de leurs consommations
culturelles, on doit garder à l’esprit que tous les édifices institutionnels
destinés à promouvoir l’accès à la culture légitime (théâtres, musées et plus
tard, festivals) étaient fondés sur la croyance en la possibilité de constituer
le spectateur en personnalité authentique qui pût être à la fois le membre
actif d’un réseau social intégré et une personne singulière capable de
développer des jugements de goût fondés. Parallèlement, peut-être comme une
conséquence inattendue de l’action, un effet pervers si l’on veut, ces
institutions ont tendu à produire des effets de distinction particulièrement
puissants dans un espace social déjà stratifié par les formes culturelles. De
ce fait, leur fonction alléguée d’émancipation culturelle ne fut que très
partiellement remplie. Il n’est pas étonnant de ce fait que le festival
d’Avignon n’ait jamais contribué significativement à la recomposition
sociodémographique du théâtre, alors même que sa contribution civique à la
reconstruction culturelle et politique de la France est incontestable. Comment
penser de manière prospective les fonctions d’un tel festival en un âge
post-national où la dimension de construction ou de reconstruction de la nation
tend naturellement à s’effacer ? De très nombreux critiques radicaux ont
tiré à boulets rouges dans les années 1990 contre le caractère exclusivement
français d’Avignon : les organisateurs n’ont pas tardé à internationaliser
l’offre, particulièrement en direction de l’Europe centrale et orientale, ce
qui a conduit progressivement à l’émergence d’un nouveau type de festival, et
d’un pacte de réception légèrement différent : l’insertion d’Avignon dans
un espace international de référence qui tend à imposer de nouveaux standards
de création très éloignés du classicisme imposé par Vilar et rarement mis en
question par ses successeurs immédiats a suscité une nouvelle opposition, qui
regrette le reflux du théâtre de texte au profit de formes hybrides et d’une
logique délibérément expérimentale. Sous ce rapport, le festival de Cannes,
dont le socle idéologique et politique est incontestablement moins développé
que celui d’Avignon, a prêté une attention plus précoce aux phénomènes de
globalisation et aux mutations des sensibilités culturelles, comme en témoigne
la reconnaissance indiscutée du cinéma asiatique.
Comment définir le public d’un
festival ? Le collectif éphémère de spectateurs assemblés en un espace
singulier ne constitue pas une forme régressive de sociation qui conduirait à revenir à un état indivis de l’être social, sous la forme de
la « solidarité mécanique » dans la définition qu’en donna Durkheim.
Au contraire, l’observation des publics de festivals met au jour la réflexivité
des interactions qui s’y développent. La métaphore religieuse a beaucoup servi
pour rendre compte des rassemblements culturels et les festivals ont semblé
constituer une illustration privilégiée tant les rassemblements de population
en une unité de temps et de lieu peuvent évoquer les grands pèlerinages. Il y a
plus d’un demi-siècle, l’écrivain et chroniqueur du Canard enchaîné Morvan Lebesque avait
comparé les festivaliers d’Avignon à des pèlerins. L’image a fait florès :
elle était tentante, si l’on considère, comme on l’a fait au début de cette
présentation, le mélange d’effervescence et d’ascèse caractéristique de ce
rassemblement estival. Elle est trompeuse aussi : nul salut culturel,
nulle rédemption esthétique n’est au programme d’Avignon. Les festivals sont au
contraire un bon exemple de laïcisation de la culture. Cela ne doit pas
surprendre : si l’on utilise, de manière souple, un cadre d’analyse habermasien, on doit considérer que le théâtre fut une des
configurations socio-spatiales les plus appropriées pour l’émergence d’une
véritable sphère publique. Le théâtre est incontestablement devenu une activité
sociale minoritaire dans le monde contemporain, et son existence réelle est
aujourd’hui très éloignée des potentialités que lui prêtait Aristote dans sa Poétique ou Bertolt Brecht dans sa
théorie de la Verfremdung. Il n’en
reste pas moins que la mise en festival du théâtre exprime la capacité de re-susciter sa dimension explicitement politique,
particulièrement parce qu’y est désigné un espace propre pour l’intervention
critique, qu’il se trouve situé au sein du cadre de la représentation ou dans
la configuration plus large de l’événement. Les festivals contemporains
présentent de plus en plus un caractère multi-site, même lorsque, comme c’est
le cas à Avignon, ils sont localisés dans un même espace micro-régional. Au
grand rassemblement de la Cour d’honneur imaginé par Jean Vilar pour rendre
présente à elle-même la communauté nationale, a succédé une configuration
complexe qui associe le plein air et les salles fermées ainsi que les espaces à
vocation culturelle et ceux qui ont été détournés de leur fonction initiale.
Cet espace composite, qui complexifie les itinéraires des spectateurs et fait
ressortir le caractère construit de la relation entre les œuvres et leurs
récepteurs, correspond bien à un âge post-national de la culture, qui joue
beaucoup plus sur un système de différences et de variations d’échelle que sur
la production d’une homogénéité symbolique.
Pierre Sorlin,
qui fut le premier grand sociologue français de la radio et du cinéma, a donné
une définition adéquate du public en affirmant qu’il s’agissait d’une « sociation qui n’était jamais donnée d’avance [Sorlin 1992]. Une telle assertion est vérifiée
empiriquement par toutes les enquêtes de public que nous avons menées et elle
permet d’éviter toute essentialisation de la notion de public. Il n’y a pas de
public universel qui existerait indépendamment des objets localisés qui le
constituent comme tel. Si l’on suit la tentative récente la plus cohérente pour
construire une théorie de la forme « public », l’ouvrage de Michael
Warner, Publics and Counterpublics [Warner 2002], on peut dire que les publics constitués par la configuration
spatio-temporelle des festivals sont une fiction qui a pris corps (embodied fiction). Une audience est toujours le
résultat de la conjonction d’une multiplicité indéfinie de rapports individuels
à l’œuvre, et partant le produit de la collision d’histoires contingentes. Un
public quel qu’il soit est toujours le produit de la tension entre le niveau
local (le hic et nunc de la
représentation) et une aspiration à ce que faute de mieux, on peut appeler
l’universel (la cité, ou polis, comme
espace politique dévolu à la discussion sur les fins de l’action). C’est la
persistance d’une telle tension qui permet d’ouvrir un espace pour l’intervention
critique. Elle est inconnue au niveau de ce que Jim Mc Guigan désigne comme le « populisme non critique », encore que
l’appropriation silencieuse et braconnière de produits culturels de masse
puisse susciter des formes de créativité marginales ou et quasi-clandestines,
comme l’avait montré Michel de Certeau. L’orientation
que Mc Guigan nomme la « subversion
radicale » permet sans doute de désigner les brefs moments de forte
effervescence, comme ceux qui ont vu émerger des formes violemment
protestataires à Avignon et à Cannes en 1968. Ces moments ne permettent pas
toutefois de caractériser une véritable modalité de la sphère culturelle
publique, qui serait constituée par des flux de communication spécifique et des
formes d’appropriation reconnaissables comme radicales et subversives. Notons à
ce point un paradoxe : le radicalisme est partout présent dans
l’institution contemporaine au titre de rhétorique de la création, et en même
temps il ne produit jamais d’effet de mobilisation, ni même d’effet critique.
C’est que la radicalité pure, si on la prend au pied de la lettre, se situe
dans un au-delà de l’espace critique, parce que la réponse à la question de
l’organisation de la cité ou à celle du choix d’une vie bonne y est toujours
donnée d’avance comme surgissement de la révolution ou de la nouveauté
radicale. Ce n’est évidemment pas le cas du modèle de relation entre les œuvres
et les spectateurs qui a été esquissé dans cette présentation à propos du
festival d’Avignon. Dans le cas dont nous avons entamé la description,
l’incertitude est le principe constitutif de la relation entre les œuvres et
leurs récepteurs, et le résultat de l’interaction n’est jamais donné d’avance.
Le spectateur peut se retirer du jeu à n’importe quel moment et conserve sa
liberté de citoyen. On pourra construire des rapprochements avec la forme
brechtienne du théâtre qui pose à son principe l’objectivation de la
représentation et avec la tragédie grecque, conçue comme rituel démocratique
accompli devant l’assemblée des citoyens (à l’exclusion des esclaves,
naturellement, puisqu’ils sont rejetés hors du jeu politique). La tragédie
grecque associe la représentation de la société à la constitution d’un espace
critique, exprimé particulièrement par le chœur. Le cadre spatial et temporel
du festival d’Avignon renforce la dimension critique de la représentation dans
la mesure où il délimite un agencement consacré à l’intervention évaluative.
Très souvent, on se contente paresseusement de définir les festivals en termes
« communautaristes » en utilisant de manière laxiste la métaphore
religieuse et en exagérant à plaisir l’unité symbolique et le consensus
idéologique qui s’en dégagent. Le collectif avignonnais n’est jamais une
communauté de vrais croyants, mais un groupe à la fois constitué et divisé par
les capacités de l’intervention critique. Le spectateur n’est jamais pris au
piège d’un lien univoque. Il peut s’endormir ou quitter l’espace de la
représentation, ou même protester. L’intrigue festivalière, qui noue par des
liens forts, peut toujours être dénouée. La disponibilité du spectateur avant
et après la représentation, qui constitue un des traits les plus saillants de
la situation festivalière, est un adjuvant puissant du jugement critique.
Pour conclure, on peut réaffirmer
que la forme de festival analysée ci-dessus appartient plutôt à une forme de
politisation de l’esthétique, forme inversée de l’esthétisation de la politique
analysée par Walter Benjamin à propos du fascisme. En effet, le reflux apparent
des mobilisations idéologiques autour des œuvres, tel que nous avons pu
l’évoquer ici, traduit surtout l’affaiblissement de forces politiques qui ont
longtemps constitué un pôle de référence dans le champ culturel français (le
Parti communiste en particulier, le marxisme comme horizon indépassable d’une
manière plus générale). Le débat public autour du théâtre à Avignon ne semble
pas s’être appauvri idéologiquement. Il demeure vivace et constitutif de
l’expérience festivalière, mais a pris d’autres formes. Dans un monde
post-national affecté par la globalisation culturelle, les discussions
présentent un caractère de moins en moins localisé. Il n’est pas étonnant de ce
fait que les plus anciens observateurs n’y reconnaissent plus les formes les
plus établies de la critique idéologique à la française. Le théâtre est le
monde autant que le monde est un théâtre et l’internationalisation très marquée
de la programmation produit des déplacements
significatifs de la liste des thèmes présents sur l’agenda critique. Il ne faut
pas voir pourtant dans ce constat une sorte de plaidoyer pour la mondialisation
heureuse ou la démocratie culturelle participative dont Avignon serait le
nouveau creuset. Il serait en effet naïf de manifester un optimisme excessif à
propos d’une forme culturelle qui n’est accessible qu’à une minorité dans la
minorité cultivée de la population (seule une petite partie de la population
des universitaires, contrairement à ce que croient les sociologues pressés,
fréquente le festival d’Avignon). Ce qu’Antoine Vitez nommait heureusement
« l’élitisme pour tous » n’est encore qu’une utopie. Doit-on en
conclure que l’espace critique dont nous avons dessiné les contours est réservé
à une minorité consciente et que la majorité doit se contenter de
l’esthétisation à bon marché de la politique qui inonde la culture de masse et
la plupart des méga-événements ? L’espace consacré à l’intervention
critique ressemble encore souvent à une forme de monarchie censitaire dans
laquelle le capital culturel remplacerait les titres de propriété. L’observation
est générale et ne se limite pas aux festivals. Il n’en reste pas moins que la
démocratisation de l’accès à la capacité critique constitue un thème politique
majeur dont les festivals, particulièrement Avignon, nous rappellent
régulièrement le caractère central.
Jean-Louis Fabiani
EHESS
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