Festivals de cinéma et politiques culturelles dans l'Europe de la guerre froide : diversité des enjeux et des acteurs

 

De la sortie de la Seconde Guerre mondiale au tournant des années 1960, toute une première série de festivals vit le jour en Europe, aussi bien à l'ouest qu'à l'est du continent, autour de manifestations artistiques diverses (théâtre, musique, danse...). Il est important pour l'histoire des relations culturelles internationales de cette période d'étudier une telle dynamique en cherchant, au-delà de simples monographies, à repérer les interactions entre festivals – que ce soit les effets d'opposition, de concurrence ou de dialogue, mais aussi de circulations, y compris de part et d'autre du rideau de fer [1] . Cette contribution souhaiterait revenir plus précisément sur la diversité des acteurs, publics, privés, officiels et officieux, mobilisés dans le développement du phénomène festivalier, étudié ici dans le domaine du cinéma.

Véritables tribunes où le film est tout à la fois objet d’art, vecteur idéologique mais aussi produit industriel, les festival internationaux de cinéma permettent en effet de se pencher plus largement sur la question de la place de la culture et des politiques culturelles en Europe du temps de la guerre froide [2] . L'importance des enjeux politiques, mais aussi économiques et commerciaux de ces festivals dans le contexte spécifique de fortes tensions diplomatiques internationales sera plus précisément au cœur de cette étude, sans oublier la dimension artistique et créative. L’histoire de la première vague de naissances de festivals jusqu'au tournant des années 1960 révèle combien perspectives locales, nationales et internationales, voire transnationales, se croisent, dans un jeu d’échelles spatiales et temporelles (Jacques Revel) qui a pour ambition d'éviter une histoire trop monolithique des débuts de la guerre froide et des confrontations culturelles en Europe. De même, une lecture trop étatique des politiques menées dans le domaine des festivals de cinéma ne saurait rendre compte de l'influence de certains milieux professionnels à l'exemple des producteurs, européens ou non, sur la naissance et l'évolution des principaux festivals internationaux de la période.

Les festivals internationaux de cinéma et le renouveau culturel européen après 1945

De la Libération jusqu’à la fin des années 1950, l'Europe tente de relancer ses activités et sa production culturelles. La forme festivalière s'avère correspondre à de tels objectifs, répondant clairement à des mécanismes obéissant d’une part aux enjeux politiques nationaux et internationaux des débuts de guerre froide, mais aussi, d’autre part, à une logique de concurrence économique internationale où les Etats jouèrent un rôle non négligeable, sans pour autant être les seuls initiateurs. En témoignent le champ du cinéma et la première vague de création de festivals.

Ce fut, on le sait, dans un contexte de tensions diplomatiques très vives, en réaction au festival de Venise, la Mostra créée sous le régime fasciste en 1932, et devenue la vitrine de la politique culturelle de l'Axe Rome-Berlin, que s’imposa dès 1938 l’idée de créer en France un festival qui deviendrait le lieu d'expression des démocraties et de leurs productions cinématographiques [3] . Ce sont les pouvoirs publics français qui lancèrent ce projet de « festival des démocraties », coordonné par l'Association française d'action artistique (AFAA) rattachée au secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts et au ministère des Affaires étrangères et dirigée par Philippe Erlanger à partir de 1938. La ville de Cannes, haut lieu du tourisme international, notamment anglo-saxon, et située dans une région traditionnelle de production cinématographique (notamment à Nice), devait accueillir le futur festival en septembre 1939 [4] . Les soutiens locaux et régionaux, très favorables à l'organisation d'un tel événement qui ne pouvait que profiter à la vie économique, furent importants et la ville concurrente, Biarritz, fut finalement éliminée.

Guerre oblige, il fallut cependant attendre le 20 septembre 1946 pour voir s’ouvrir le premier festival de Cannes. Dès novembre 1944 le projet avait été relancé, avec le soutien toujours actif de l'Etat et du ministère des Affaires étrangères. Philippe Erlanger reprit en effet ses fonctions au sein de l'AFAA, toujours sous tutelle du Quai d'Orsay, et le projet de festival fit partie de ses priorités. Détail non négligeable, Suzanne Borel, l'une de ses proches collaboratrices et première femme diplomate française [5] , épousa en décembre 1945 Georges Bidault, qui fut lui-même ministre des Affaires étrangères de septembre 1944 à juin 1948. Le festival disposait ainsi à divers titres de soutiens d'importance au sein de l'Etat français. Autre organisme jouant un rôle essentiel, le Centre national de la cinématographie, créé à la suite de la loi du 25 octobre 1946 qui plaça le nouvel organisme professionnel sous la tutelle du ministère de l'Information. Il finança très largement le festival de Cannes.

Certes, l'enjeu n'était plus de combattre la propagande fasciste italienne, mais le jeune festival français trouva un nouveau défi à relever dans la volonté de relancer l’économie cinématographique et la vie cultuelle en Europe. En 1966, à l'occasion des 20 ans du festival, Philippe Erlanger rappelait ainsi l'objectif premier du festival, « faire de la Côte d'Azur le Hollywood européen ». Il regrettait cependant, que, faute de moyens, il n’ait pas été possible de « dépasser le stade du projet, pour le plus grand profit de Cinecitta » [6] . Certes, le cinéma américain devint la référence constante après 1945 pour les organisateurs de Cannes, mais l'Italie, ses studios de Cincecitta, et Venise représenta longtemps la concurrence immédiate. A la suite d'un compromis avec Cannes, Venise organisa ainsi un festival de transition fin août-début septembre 1946 avant de reprendre véritablement en 1947. La Mostra aurait même souhaité que les deux festivals aient lieu en alternance un an sur deux. En 1951 un compromis fut enfin trouvé, après de longues négociations entre les différentes parties concernées : Cannes s'ouvrit au printemps, pour se distinguer de Venise qui resta fin août [7] . On voit ici la mise en place d'un partage des rôles à l'échelle internationale.

Juste avant Cannes, en août 1946, avait eu lieu plus à l’est, en Tchécoslovaquie, le véritable premier festival international de cinéma en Europe depuis 1945, dans deux villes d'eau, Marianske Lazne et Karlovy Vary, qui avaient le précieux avantage, dans un pays encore non reconstruit, de disposer de suffisamment de logements et de chambres d'hôtel pour les invités et participants [8] . La volonté d’offrir une large tribune à la production cinématographique tchécoslovaque nationalisée en 1945 avait encouragé le jeune gouvernement démocratique à créer cet événement, lui aussi étatique, comme Cannes. Au cours de l’année 1947 les tensions de plus en plus fortes entre les Alliés aboutirent cependant aux débuts de la guerre froide et à la division de l’Europe. En février1948, le coup d'Etat de Prague amena au pouvoir les communistes. Un an plus tard, le festival, qui se tenait désormais à Karlovy Vary uniquement, se vit formaté selon les exigences idéologiques officielles : il devait désormais servir de vitrine non plus tant à une production culturelle et cinématographique nationale, mais à l’ensemble du bloc de l’Est. « Pour un nouvel individu, pour un monde plus parfait » puis « Vers des relations plus sincères entre les peuples, et une amitié durable entre les nations » furent les nouvelles devises du festival, dont le contrôle par l'Etat se trouva confirmé.

Le festival de Locarno qui vit le jour ce même été 1946, le 23 août, obéit, lui, à une autre logique que Cannes ou Karlovy Vary [9] . Pour ses fondateurs, dont Vinicio Beretta, né en 1920 à Lugano, rédacteur et critique cinématographique, journaliste à la radio suisse italienne, la manifestation était tournée plutôt vers le cinéma italien et un public italien. La proximité géographique et linguistique du comtat du Tessin avec l'Italie couplée à la volonté de rendre hommage à la production néo-réaliste de l'époque expliquent cette direction première prise par Locarno, qui se distinguait ainsi des autres festivals créés au même moment par des Etats soucieux de mettre en scène leur production nationale, pour des raisons politiques et commerciales. L'été s'avère la période favorite de ces premiers festivals, signe de l'importance touristique liée à leur création : en août 1947 le festival de cinéma d'Edimbourg vit ainsi le jour à son tour, dans le cadre plus large du Festival international de la ville. Là aussi ce fut non pas une initiative étatique, mais des cinéphiles et une association, la Edinburgh Film Guild, créée en 1930, en concurrence avec celle de Londres, qui fut à l'origine de la manifestation, consacrée alors à la promulgation et à la diffusion des films documentaires, britanniques, mais pas uniquement [10] . Il s'agissait de rendre hommage notamment à l'œuvre de John Grierson notamment ou de Paul Rotha, encore associés à la mobilisation du temps de la guerre. Dès 1950 cependant la programmation s'ouvrit à la fiction et par conséquent à un public plus large : la production documentaire n'était désormais plus suffisante pour nourrir une programmation annuelle de qualité [11] .

Dans ces deux derniers cas, la forme festivalière visait ainsi à offrir une tribune, la plus attractive possible, et une chance de diffusion internationale à une certaine production cinématographique, dans une perspective non étatique. La dimension artistique du festival de cinéma se trouvait ici au cœur même du projet originel.

 

Les festivals dans les politiques culturelles de guerre froide

En 1951, la naissance du festival de Berlin-Ouest offrit à son tour l'exemple d'une manifestation créée sur l'impulsion d'acteurs publiques et privés locaux, mais également d'acteurs étrangers et avant tout soucieux de positionner le festival au sein de l'Europe de la guerre froide. L'enjeu diplomatique prit le pas sur l'enjeu artistique.

Ce fut en effet avant tout sous l'influence d'un contexte diplomatique international de plus en plus tendu qu'eut lieu en juin 1951 la première édition de la Berlinale dans une volonté commune d’empêcher l’isolement politique et économique de Berlin-Ouest, symbole de l’Allemagne divisée. Il fallait pour cela garder à tout prix des contacts avec la scène culturelle internationale. [12] Les autorités municipales ne pouvaient en effet que constater combien la ville avait perdu son statut de capitale internationale du cinéma dont elle bénéficiait dans l'entre-deux-guerres et que l'économie cinématographique allemande se trouvait dans une crise profonde [13] . Or au sein de l'Administration des forces d'occupations américaines, Oscar Martay, l'officier chargé du cinéma, décida de soutenir activement les salles de cinéma et la production cinématographique ouest-allemande et réussit à réunir les fonds nécessaires pour lancer le festival, avec l'appui de producteurs américains conscients de l'enjeu politique et commercial que représentait la RFA [14] . Au printemps 1950 un journaliste ouest-allemand, Manfred Barthel, proposa en effet d'organiser à Berlin-Ouest, sur le modèle de Cannes, une « Olympiade du film », en référence explicite à « celles de Venise, Locarno, Bruxelles ». [15] La date de juin fut retenue pour que la Berlinale ait lieu avant d’autres festivals prévus à Cologne ou à Munich : la concurrence nationale était en effet très vive dans un pays divisé et occupé où était en train de se redéployer la géographie culturelle d'une région à l'autre. Le gouvernement fédéral de Bonn ne fut d'ailleurs pas à l'origine de ce projet dont il se méfia dans un premier temps. Au niveau international, l'enjeu était de ne pas avoir lieu à une date trop proche de Venise, qui se déroulait, comme on l'a vu, fin août-début septembre. Il fallait en outre se positionner par rapport à l'Est et à la RDA et notamment faire contrepoids au Festival mondial de la jeunesse qui était prévu à Berlin-Est pour l’été 1951. Enjeux locaux, nationaux et internationaux se mêlèrent ainsi pour présider à la naissance d'un festival étroitement lié aux politiques culturelles des Européens de l'Ouest et des Etats-Unis au cœur des tensions de guerre froide.

Dernier de cette première vague de naissances de festivals internationaux de cinéma en Europe après 1945, le festival de Moscou fut relancé en août 1959 par les dirigeants soviétiques [16] . Un premier festival avait eu lieu, mais à une seule reprise, en 1935 [17] . Organisée par le ministère de la Culture et par l'Union des cinéastes, la manifestation s'inscrivait clairement dans la politique culturelle de l'Etat soviétique, soucieux, après la mort de Staline, de renouer des relations avec l'Ouest. Dans cette période dite du dégel, la production culturelle y compris cinématographique, alors en plein essor et renouveau, justifiait pleinement la mise en place d'une telle vitrine internationale dans la capitale soviétique [18] . Réalisateurs, producteurs, acteurs, journalistes et critiques cinématographiques de l'Ouest comme de l'Est furent invités à Moscou et Nikita Khourchtchev lui-même ouvrit le festival sous le signe de la « Lutte pour la paix » dans un discours tenu devant 15 000 personnes réunies dans un stade de la ville. Mise en scène idéologique et ouverture internationale allèrent de pair pour cette première édition.

Dans le complexe système d’instrumentalisation de l’image du temps de la guerre froide [19] , les festivals internationaux apparaissent ainsi comme des rouages importants au sein des relations diplomatiques et des politiques étatiques culturelles à l'Ouest comme à l'Est. La politique des invitations et de la programmation des différents festivals l'illustre clairement. Ainsi, exemple bien connu, à Cannes, seuls pouvaient être invités les pays reconnus diplomatiquement par Paris [20] . Le règlement interdisait en outre tout film pouvant « atteindre au sentiment national » d'un pays invité – formule floue et qui se traduisit par des incidents diplomatiques comme l'interdiction de projeter en 1956 le film documentaire d'Alain Resnais, Nuit et brouillard, en sélection officielle – sous prétexte de refuser de risquer de blesser les représentants de la RFA. Projeté hors programme il connut cependant le succès que l'on sait [21] . Par le jeu de concurrence et d'écho entre festivals, il eut en outre sa revanche à Karlovy Vary en 1957 où il gagna le grand prix du documentaire. Le maire de Berlin-Ouest Willy Brandt organisa de son côté une projection hors compétition, mais à l'occasion de la Berlinale. A la suite de cet événement, le règlement de Cannes fut en partie modifié, même si ce fut en 1972 seulement que le Comité d'organisation se déclara le seul décideur concernant la liste des films invités, et non plus le Quai d'Orsay ni les gouvernements ou pays invités. La Berlinale, elle, n'invita des représentants des pays communistes qu'à partir de 1974, suite à de longues négociations. Le caractère international des festivals de la période se trouvait de fait fortement relativisé par ces contraintes diplomatiques fortes [22] .

De Cannes à Moscou en passant par Berlin-Ouest et Karlovy Vary, la création des festivals fut ainsi le résultat tout au long des années 1940 et 1950 d’un entrecroisement complexe de politiques aux enjeux à la fois culturels, diplomatiques et commerciaux, et mobilisant des acteurs locaux, nationaux et internationaux. Si l'Etat fut à l'origine de nombre d'entre eux, à l'Est comme à l'Ouest, soulignant la dimension diplomatique de ces événements culturels, il est important de souligner le rôle joué par des instances plus officieuses, européennes et non européennes, obéissant à d'autres logiques [23] .

 

Les producteurs, arbitres des politiques festivalières ?

Les rapports de force entre l'Est et l'Ouest, mais aussi au sein de chaque bloc, reposèrent  également, durant la période qui nous concerne, sur des questions économiques, elles-mêmes bien entendu étroitement liées aux enjeux politiques de guerre froide. Les politiques culturelles en œuvre au sein des festivals internationaux de cinéma ne firent ici nullement exception. Les Etats se virent ici concurrencés, voire relayés, par d'autres acteurs. En témoigne le rôle joué par les producteurs au sein des relations et circulations internationales dans le domaine des festivals de cinéma [24] .

Il n'est ainsi pas anodin que ce fût à l'occasion du festival de Venise en août 1950 que se tint le premier « Congrès international des Producteurs cinématographiques » de la Fédération internationale des associations de producteurs de films (FIAPF) [25] . L'enjeu était clair : réunir différentes associations de producteurs « tant en raison de la crise mondiale que de la nécessité pressante de mettre au point les rapports entre producteurs et collaborateurs de création, et ceci dans chaque pays respectifs aussi bien que sur le plan international  [26]  ». La politique suivie par la Fédération en ce début des années 1950 souhaitait ainsi  mettre en place une « économie générale du cinéma basée sur des accords internationaux ». Il s'agissait bel et bien de mettre en place un nouvel ordre international dans le domaine du cinéma – avec pour modèle le travail de l'UNESCO notamment, qui, en retour, voulait symboliser une circulation culturelle internationale. Les festivals apparaissaient comme des relais essentiels de ce projet, à la fois comme lieux de sociabilité (où l'on pouvait se réunir, échanger, débattre), mais aussi comme lieux de distribution et de commercialisation des films.

De fait, le festival de Cannes inaugura, à la différence de Venise par exemple, sa première « Exposition- marché du film » dès septembre 1950, en parallèle à la compétition officielle, avant de lancer en 1959 le Marché du Film à proprement parler, qui réunit dans un même lieu les professionnels français et étrangers [27] . Cette dimension économique du cinéma et son intégration au festival fut revendiquée par Favre le Bret, délégué général du festival, qui se félicita de la présence ainsi des producteurs et professionnels du domaine à Cannes, en écho à Philippe Erlanger. Selon ce dernier, Cannes, en 1966, avait prouvé une fois encore qu'il restait « pratiquement le seul grand rendez-vous du cinéma mondial. L'exemple de Venise [était] là pour prouver à quoi il serait réduit s'il n'était plus qu'une sorte de ciné-club  [28]  ». Le jugement porté par Philippe Erlanger sur la Mostra ne saurait néanmoins faire oublier la présence dès les débuts du festival italien, qui ne fut nullement une initiative gouvernementale au départ, des producteurs y compris américains [29] . De fait, la politique festivalière menée en Europe ne dépendit pas que d'acteurs européens.

Les débuts de la guerre froide influencèrent fortement la politique menée par la FIAPF dont l'équilibre interne connut un important changement. A l'occasion de l'Assemblée générale de septembre 1951 les producteurs américains entrèrent en effet au sein de la Fédération. Ils y étaient représentés par un acteur aussi bien économique que diplomatique de première importance : l'Association Américaine des producteurs et distributeurs de Films (Motion Picture Producers and Distributors of America, MPPDA). Cette adhésion fit de la Fédération celle « de la production cinématographique du Monde Libre », selon les termes des journalistes du Film Français [30] . Sur les 22 pays représentés en 1951, on en comptait 13 européens – en plus de la Turquie, d'Israël, de l'Egypte, de l'Inde, du Pakistan, du Japon, et du Mexique ou de l'Argentine  – sans oublier les Etats-Unis. Aucun pays d'Europe de l'Est n'y était représenté.

La MPPDA, créée en 1922, était rapidement devenue un acteur à part entière de la politique culturelle extérieure des Etats-Unis : « la seule entreprise des Etats-Unis qui négocie directement avec les gouvernements étrangers » selon Jack Valenti qui en prit la tête en 1966. De 1945 à 1963, ce fut de fait Eric Johnston qui la présida. Or il ne s'agissait nullement d'un homme issu du sérail des professionnels du cinéma. Républicain, Eric Johnston avait été auparavant président de la Chambre de commerce des Etats-Unis. De 1953 à 1956 Eisenhower lui demanda de négocier un accord entre Israël et la Jordanie sur le partage des eaux de la vallée du Jourdain. En homme très proche donc des plus hautes instances politiques, il fut désigné notamment pour ses capacités de négociation, malgré des positions politiques très claires : le 2 novembre 1947, il fut à l'origine de la liste noire à Hollywood dans le contexte de la commission contre les activités antiaméricaines. Et en 1951, il décida donc d'engager la MPAA dans la FIAPF. D'une fédération internationale, la FIAPF devint une arme dans le contrôle par les Etats-Unis de la politique culturelle menée en Europe dans le domaine cinématographique.

La FIAPF décida d’établir une hiérarchie entre les festivals, qui furent divisés entre quatre catégories, pour tenter de limiter leur expansion [31] . Il s’agissait ainsi de réguler la concurrence entre les festivals, mais aussi leur répartition géographique et stratégique. La catégorie A comprenait les plus grands festivals, répondant aux critères politiques et économiques suivants : envoyer les invitations par voie diplomatique, programmer des films encore inédits en Europe, organiser une compétition internationale avec un jury international. La FIAPF disposa ainsi d'un instrument pour contrôler l'expansion géopolitique des festivals de part et d'autre du rideau de fer, dans la seule optique du « Monde libre ». Le festival de Moscou en subit les conséquences : le Kremlin dut tenir compte de la FIAPF, dominée par les pays de l’Ouest, et sans qui le festival ne pouvait espérer accueillir les stars et les films occidentaux, et qui décréta qu’un seul festival de fiction pourrait prétendre à la catégorie A à l’Est. Or depuis 1956 Karlovy Vary détenait ce privilège. C’est pourquoi Moscou dut imposer, comme seule solution, à Karlovy Vary d’avoir lieu en alternance avec lui, tous les deux ans, et de se partager ainsi le prestigieux statut de festival A [32] .

Ce compromis témoigne des tensions internes provoquées par l'offensive culturelle de la guerre froide au sein même de chaque bloc, et aussi de l’impact d’acteurs non étatiques comme la FIAPF sur les politiques culturelles nationales. En outre, loin de démontrer le caractère imperméable des relations entre l'Est et l'Ouest du continent, le succès de la politique de contrôle exercée par la FIAPF témoigne bel et  bien des effets de dépendance des politiques festivalières de part et d'autre du rideau de fer et au sein d'un même bloc.

A travers l'étude de la période allant de la sortie de la Seconde guerre mondiale au tournant des années 1960, et qui a vu naître les principaux festivals internationaux de cinéma en Europe, est apparue toute la complexité d'une dynamique festivalière mêlant une grande diversité d'acteurs répondant à des enjeux multiples. Les politiques culturelles menées au niveau local (municipal notamment), régional, national et international, étatiques ou non, se croisent, voire s'opposent, d'un festival à l'autre. Toutes cependant souhaitent ainsi pouvoir s'inscrire, par le biais de la forme festivalière, dans un mouvement de circulations et d'échanges internationaux, et éviter tout provincialisme culturel, que ce soit vis-à-vis des voisins européens, ou des Etats-Unis. 

Les festivals semblent ainsi être aux yeux de leurs initiateurs les manifestations les mieux adaptées pour rendre compte des diverses fonctions du cinéma – artistique, politique et économique. Espaces de mise en scène et de représentation étatiques officielles, espaces de sociabilité entre professionnels, ouvert ou non à un large public, espaces de diffusion et de commercialisation, ils s'avèrent de fait des lieux d’observation de première importance pour cerner les multiples aspects des politiques culturelles du temps de la guerre froide, et l’interaction de leurs acteurs.

 

 

Caroline Moine
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines


[1]  Voir Moine Caroline, « Les festivals internationaux de cinéma, lieux de rencontre et de confrontation dans l'Europe de la guerre froide », dans Dulphy Anne, Frank Robert, Matard-Bonucci Marie-Anne et Ory Pascal [dir.], Les relations culturelles internationales au XXe siècle, Peter Lang, Bruxelles, 2010, p. 299-306.
[2]  Iriye Akira, « Culture and International History », dans M. J. Hogan, Th. G. Paterson [dir.], Explaining the History of  American Foreign Relations, Cambridge, New York, CUP, 1991, p. 215.
[3]  Voir notamment pour les débuts de Venise : Coll., Vingt ans de cinéma à Venise, Rome, 1952, p. 11-30 ; Bono Francesco, « La Mostra del cinema di Venezia : nascita e sviluppo nell’anteguerra (1932-1939) », Storia Contemporanea, 1991, a.XXII, n° 3, p. 513-549 ; Id., Cronaca di un festival senza orbace, censure e coppe di regime, dans Venezia. 1932. Il cinema diventa arte, Edizione La Biennale di Venezia, Venezia 1992, p. 91-109 ; Stone Marla Susan, The Patron State : Culture and Politics in Fascist Italy, Princeton, New Jersey, PUP, 1998 ; Taillibert Christel, L’institut international du cinéma éducatif. Le rôle du cinéma éducatif dans la politique internationale du fascisme italien, Paris, L'Harmattan, 1999.
[4]  Latil Loredana, Le festival  de Cannes sur la scène internationale, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 36-41.
[5]  Lejeune Élodie, Suzanne Bidault : une pionnière oubliée. Essai biographique sur la première femme diplomate française (1930-1962), mémoire de maîtrise en histoire sous la direction de Robert Frank, Univ. Paris I, 2002.
[6]  Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN), Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Service des activités artistiques, 1er versement, 937, dossier Cannes 1966, non paginé.
[7]  Bibliothèque du Film de la Cinémathèque française (BiFi), Archives du Festival International du Film de Cannes  (FIFA), FIFA 215 B30, Festival 1952, Dossier 5, Organisation générale .
[8]  Zoralova Eva et Passek Jean-Loup, Le cinéma tchèque et slovaque, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996, p. 95, et le site officiel du festival, http ://2002.MFFKV.cz.
[9]  Ambrosioni Dalmazio, Locarno città del cinema. I cinquant’ anni del Festival Internazionale del Film, Locarno, Armando Dadò,  1998 ; Volontiero Guglielmo, Dalle suggestioni del Parco alla Grande Feste del Cinema. Storia del Festival di Locarno 1946-1997, Marseille, Venise, 1997.
[10]  Aldgate Tony, « Grierson et après : documentaire, cinéma et télévision », dans Odin Roger [dir.], L'Age d'or du documentaire. Europe : années cinquante, Paris, L'Harmattan, vol. 2, p. 9-10.
[11]  Il faudrait évoquer ici la naissance d'autres festivals internationaux consacrés aux courts-métrages et aux documentaires à la même époque, dont ceux notamment en RFA de Mannheim en 1952 et Oberhausen en 1954 et en RDA de Leipzig en 1955.
[12]  Janse Peter W., « Der heiße Sommer von 1970 », dans Freunde der deutschen Kinemathek, Zwischen Barrikaden und Elfenbeinturm. Zur Geschichte des unabhängigen Kinos. 30 Jahre Internationales Forum des Jungen Films, Berlin, Henschel Verlag, 2000, p. 21.
[13]  Fehrenbach Heidi, Cinema in Democratizing Germany : Reconstructing National Identity after Hitler, Chapel Hill/Londres, Univ. of North Carolina Press, 1995, p. 234-259.
[14]  Jacobsen Wolfgang, 50 Jahre Berlinale, Internationale Filmfestspiele Berlin, Berlin, Nicolai, 2000, p. 11-32.
[15]  Jacobsen Wolfgang, op.cit., p. 13-14.
[16]  On notera que l'Espagne franquiste organisa également son propre festival international  le 21 septembre 1953, à San Sebastian, ville de bord de mer elle aussi très attractive pour les invités étrangers.
[17]  Karl Lars, « Zwischen politischem Ritual und kulturellem Dialog. Die Moskauer Internationalen Filmfestspiele im Kalten Krieg 1959-1971 » dans Karl Lars [dir.], Leinwand zwischen Tauwetter und Frost, Berlin, Metropol, p. 278-287.
[18]  Woll Josephine, Real Images. Soviet Cinema and the Thaw, Londres/New York, I.B. Tauris, 2000, p. 9 et suivantes.
[19]  Frank Robert, « Images et imaginaire : problèmes et méthodes », dans R. Frank [dir.], Images et imaginaires dans les relations internationales depuis 1938, dossier des Cahiers de l'Institut d'Histoire du Temps Présent, 1994,  n° 28, p.6 et 10.
[20]  Voir par exemple Gallinari Pauline, « L’URSS au festival de Cannes 1946-1958 : un enjeu des relations franco-soviétiques à l’heure de la guerre froide »,  1895, 2007, n° 51, p. 22-43.
[21]  Lindeperg Sylvie, Nuit et Brouillard. Un film dans l'histoire, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 157-170.
[22]  Sur la présence de l'URSS au festival de Venise, voir Pisu Stefano, Grande schermo e guerra fredda : l’Unione Sovietica alla Mostra internazionale d’arte cinematografica di Venezia (1946-1953), Studi e Ricerche, 2009, n° 2, p.211-231.
[23]  Ory Pascal, « De la diplomatie culturelle à l’acculturation », Relations Internationales, 2003, n° 116, p. 479-481.
[24]  Voir Moine Caroline, « La FIAPF, une fédération de producteurs au cœur des relations internationales après 1945 », dans Creton Laurent, Dehée Yannick, Layerle Sébastien, Moine Caroline [dir.], Les producteurs. Enjeux créatifs, enjeux financiers, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 249-266.
[25]  Fondée en 1939, sur l'initiative du Président du Syndicat Français des Producteurs et Exportateurs de Films, Charles Delac, la Fédération avait été reconstituée en 1948. Dans la période qui nous concerne ici, la présidence fut assurée d'abord par Charles Delac (1948), puis par J.P. Frogerais (1949) à qui  succéda l'Italien Renato Gualino (1950-1956), avant le retour de J.P. Frogerais en 1957. Voir BiFi, Annuaire de l'industrie cinématographique internationale. 1958-1959 / Yearbook of the International Motion Picture Industry 1959-1959,  Roma 1958, p. 13.
[26]  Ainsi s'exprime Me Rappoport, conseilleur juridique de la FIAPF dans Le Film Français du 29 septembre 1950.
[27]  Annoncé dans Le Film Français, 1er septembre 1950, p. 6.
[28]  CADN,  Service des activités artistiques, 1er versement, 937, dossier Cannes 1966, non paginé.
[29]  Voir Pelé Laëtitia, La Mostra de Venise et la constitution du champs cinématographique, Master Histoire et patrimoine du cinéma sous la direction de Sylvie Lindeperg, Univ. Paris I, 2009 et son travail de doctorat en cours sur la naissance de la Mostra.
[30]  Le Film Français, 14 septembre 1951.
[31]  La version mise à jour du règlement de la FIAPF selon les décisions de son assemblée générale tenue à Londres en 1956 est publiée dans l'Annuaire de l'industrie cinématographique internationale. 1958-1959 op.cit., p. 40-45.
[32]  Caute David, The Dancer Defects. The Struggle for Cultural Supremacy during the Cold War, Oxford, OUP, 2003, p. 656.


Pour citer cet article :
Caroline Moine, « Festivals de cinéma et politiques culturelles dans l'Europe de la guerre froide : diversité des enjeux et des acteurs » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/C_Moine.html
Auteur : Caroline Moine
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944



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