La festivalisation de la vie culturelle berlinoise
Berlin a
toujours été une ville de festivals, notamment musicaux, grâce à l’exceptionnelle
richesse du paysage musical de la capitale allemande. Aujourd’hui, les
festivals se sont diversifiés, à la fois de par leurs genres artistiques et de
par les lieux qu’ils investissent dans la ville. Ils rythment la vie culturelle
berlinoise en toute saison. Ainsi, on est passé d’un calendrier estival des
festivals à un calendrier annuel, où chaque mois est marqué par un ou plusieurs
festivals d’importance, en plus de la myriade de festivals plus confidentiels
ou des fêtes de quartier qui sont également une caractéristique festivalière de
Berlin.
Déjà du temps de
la partition de la ville, les festivals culturels jouaient un rôle de premier
plan à Berlin-Ouest (I). Les deux années 1987, avec le Jubilé de Berlin (les
750 ans), et 1988, où Berlin-Ouest est capitale européenne de la culture,
marquent une accélération de la mode des festivals à Berlin, avant que la chute
du Mur l’année suivante libère les énergies créatrices et lance véritablement
la mode des festivals tous azimuts. Aujourd’hui, les festivals remplissent une
autre fonction que du temps de la guerre froide, une fonction à la fois
festive, mais aussi de marketing urbain, au point qu’on peut se poser la
question de l’instrumentalisation de la culture « festivalisée » pour
les besoins de l’attraction touristique et de la mise en scène de la ville
(II). Berlin fait ainsi partie de ces « Entertainment-cities » que
les chercheurs anglo-saxons ont décrites, et que la sociologue allemande
Annette Baldauf a également analysées dans son livre éponyme paru en 2007, Entertainment
cities [Baldauf, 2007]. Le thème de la
festivalisation est en outre à rapprocher du paradigme de la ville créative,
celle qui crée en permanence, qui crée de l’art, mais qui crée aussi
l’événement afin qu’on parle d’elle [Florida, 2002 et 2005]. Berlin en est un
prototype. On y assiste à une festivalisation de la vie culturelle depuis une
vingtaine d’années, qui ne semble pas s’essouffler, mais qui, pour autant,
n’empêche pas la vie culturelle berlinoise de se déployer de manière plus
classique, dans des lieux pérennes.
I. Avant 1989 : une vie culturelle placée sous le
signe de la guerre froide
1. De
l’importance de la scène culturelle dans une ville divisée
A Berlin, la
culture et les festivals ont toujours eu une importance particulière. Durant
l’âge d’or des années 1920, Berlin était la capitale incontestée de la musique
classique et moderne, du théâtre et du cinéma en Europe, concurrençant non
seulement Vienne, mais aussi Paris. A cette époque, même si l’on ne parlait pas
encore de festivals, le nombre de spectacles, de concerts et d’opéras était
plus élevé que dans n’importe quelle autre capitale européenne, au point que
les visiteurs relevaient déjà cette propension de Berlin à créer l’événement en
permanence. Des expressions comme « la ville qui ne dort jamais » ou
« la Babylone pécheresse, ville de tous les plaisirs » –
« et de tous les vices », ajoutaient les critiques – ne datent
pas d’hier, et traduisent bien cette capacité de la Weltstadt d’alors à créer
la sensation, voire le sensationnel, et donc à choquer par ses excès.
Après le
désastre de la Seconde Guerre mondiale et des bombardements, il est intéressant
de constater que Berlin se relève en partie grâce à la culture. En effet, dans
une ville encore en ruine, le Philharmonique de Berlin se reconstitue et donne,
fin 1945, un concert mémorable qui, de l’aveu même des témoins de l’époque,
redonnera le moral aux habitants. Ce n’est pas non plus un hasard si les
premiers bâtiments reconstruits dans la ville en ruine ne sont pas seulement
les hôpitaux, mais aussi les salles de concert et de théâtre. J’ai montré dans
mon livre sur « Berlin métropole culturelle » à quel point la culture
était consubstantielle de cette ville [Grésillon, 2002]. Il y a, après guerre,
malgré les privations, un appétit culturel qui est aussi un appétit de vivre.
Durant les 40
années de division, entre 1949 et 1989, la culture en général, et les festivals
en particulier, revêtent une signification singulière. La fonction assignée à
la culture n’est plus seulement d’élever l’esprit ou de divertir, elle est
aussi de permettre à Berlin, surtout à Berlin-Ouest, de continuer d’exister sur
la scène internationale. En effet, après la « double peine
historique » infligée à la ville avec la destruction de 1945, puis la
division, les fonctions cardinales, celles qui caractérisent les capitales, ont
disparu. Les champions industriels, tels Siemens et AEG, ont quitté la ville de
la Spree et ont migré vers les villes d’Allemagne de l’Ouest en y implantant
leur siège, de même que les banques. L’appareil productif de Berlin-Ouest est
démantelé, alors que Berlin était l’un des pôles industriels et financiers
majeurs de l’Europe avant la guerre. C’est, d’un coup, une fonction cardinale
qui disparaît. Berlin-Ouest va devenir pendant 40 ans une ville économiquement
assistée. L’autre fonction cardinale, c’est bien sûr le rôle de capitale
politique. Certes, Berlin-Est est promue capitale du nouveau régime de RDA,
mais ce n’est qu’une moitié de ville. Quant à Berlin-Ouest, elle perd toute
importance politique puisque la capitale politique de la RFA est installée à
Bonn, à l’autre bout de l’Allemagne. Avec le départ de l’industrie et des
banques et la perte de la fonction politique et diplomatique, qui se
caractérise par la migration de milliers de fonctionnaires, des ministères et
des ambassades, des bords de la Sprée vers les rives du Rhin, que reste-t-il à
Berlin-Ouest ? Rien, si ce n’est la culture. Et encore ! presque tous
les équipements culturels phares, tels l’opéra d’Unter den Linden, le
Schauspielhaus, le Deutsches Theater, l’université Humboldt et l’île aux musées
sont situés à Berlin-Est, dans l’arrondissement de Mitte.
Berlin-Ouest,
s’il veut exister au moins sur le plan culturel, se doit donc de construire de
nouveaux équipements culturels, de créer de nouvelles formations et de
promouvoir de nouveaux événements. C’est ainsi que sont inaugurés dans les
années 1950 et 1960 le Schiller-Theater, la Freie Volksbühne, le Deutsche Oper,
la Schaubühne, le complexe muséal de Dahlem ainsi que la nouvelle Université
libre de Berlin comme pendant de l’Université Humboldt. De nouvelles formations
symphoniques sont lancées, comme le Deutsches Symphonie Orchester. Mais c’est
surtout l’inauguration du Kulturforum dans les années 1960 qui marque un
changement. Avec la création, par l’architecte Hans Scharoun, d’une grande
salle de concert hyper moderne, la Philharmonie, de sa petite sœur, la
Kammermusiksaal, et de la Staatsbibliothek (que Wim Wenders a magnifié dans son
film « Les ailes du désir »), c’est un nouveau concept culturel qui
est inauguré, celui de « Festival Market Place » dirait-on
aujourd’hui, autrement dit de forum culturel appelé à devenir un pôle vivant et
animé de la vie culturelle berlinoise. Même si cet objectif ne sera pas
atteint, tout cela atteste l’immense effort réalisé par la ville-Land de Berlin
et par le Bund (l’Etat fédéral) pour créer ou recréer un paysage culturel digne
d’une capitale, même si Berlin-Ouest n’en a plus ni le statut ni les attributs.
C’est bien cela qui rend Berlin si particulier : alors même que la ville
est divisée en deux et perd toute importance, les deux Berlin continuent de
porter très haut les couleurs de la culture et de constituer un paysage
culturel digne d’une grande capitale.
Car Berlin-Est
n’est pas en reste. De ce côté-ci du Mur, la culture est aussi élevée au rang
de priorité nationale. L’accent est mis sur les formations et les lieux de
prestige, à l’instar des deux opéras (celui d’Unter den Linden, rebaptisé
Staatsoper, et l’Opéra comique – Komische Oper –), du Berliner
Ensemble dirigé par Bertolt Brecht revenu d’exil, du Deutsches Theater dirigé
par Wolfgang Langhoff, de la Volksbühne, du Musée de Pergame, etc. De part et
d’autre du Mur, il s’agit par conséquent de créer une vitrine culturelle qui,
d’une certaine manière, justifie l’existence même de cette ville double aux
yeux du monde, et de manière plus prosaïque la priorité qui leur est donnée en
matière de subventions et d’investissements. Car les équipements culturels de
prestige sont presque davantage destinés au public du monde entier et à l’image
de la « Weltstadt Berlin » qu’aux habitants eux-mêmes. Pourtant,
Berlin ne saurait se réduire à ces établissements culturels « in ». A
Berlin-Ouest dans les années 1970, s’épanouit une scène « off » tout
à fait foisonnante, notamment dans le domaine des arts vivants. C’est à
Berlin-Ouest que David Bowie s’installe et compose quelques-uns de ses plus
fameux albums, de même qu’Iggy Pop. Dans le domaine de la musique punk, c’est
aussi à Berlin-Ouest que Nina Hagen, transfuge de l’Est, crée et devient
l’égérie de ce courant en 1976 dès la sortie de son premier album. On ne compte
plus les squats alternatifs et les « Kommunen »
post-soixante-huitardes qui se créent un peu partout dans le quartier de
Kreuzberg, à l’image de l’UFA-Fabrik, devenu un des premiers centres culturels
alternatifs d’Allemagne [Berlin, Autrement, 1983].
2. Quand
Berlin-Ouest et Berlin-Est deviennent des terres de festivals
C’est dans ce
contexte géopolitique si particulier que les festivals sont amenés à jouer un
rôle spécifique. Il s’agit, en plus des équipements culturels existants, de
susciter une animation qui permette à la ville de faire parler d’elle et
d’attirer des touristes et des visiteurs, à défaut de pouvoir attirer des
investisseurs et des entreprises. Ainsi, à Berlin-Ouest, la ville lance de
grands festivals, richement dotés, dans tous les domaines de la vie artistique.
Le plus connu est bien sûr la Berlinale, le Festival international du film, le
deuxième en importance en Europe après le Festival de Cannes, qui permet à
Berlin-Ouest d’être identifié sur la carte des métropoles cinématographiques
mondiales. Depuis 1950, tous les ans au mois de février, le cinéma
international et les stars hollywoodiennes sont ainsi à l’honneur. Dans le
domaine du théâtre, on crée les Berliner Theatertreffen, un festival qui
rassemble les 10 meilleurs spectacles de théâtre allemands de l’année, qui sont
redonnés ensemble à Berlin. C’est donc un festival d’envergure nationale, voire
internationale, puisque son rayonnement se situe à l’échelle de l’espace
germanique. Sur le modèle du festival d’automne à Paris, les Berliner
Festwochen sont également lancées et proposent tous les ans au mois de
septembre une programmation éclectique de concerts, de spectacles et
d’expositions. On pourrait citer d’autres festivals moins connus, mais bien
identifiés, dans les domaines du jazz ou de l’opéra. Afin de créer des
événements moins élitistes et susceptibles d’attirer des jeunes, la ville lance
dans les années 1980 le « Carnaval des cultures », inspiré par le
Carnaval de Notting Hill de Londres et conçu comme une célébration de la
diversité ethnique et culturelle de Berlin, lors du week-end de Pentecôte. Ce
festival et d’autres sont aussi destinés à donner une image festive de
Berlin-Ouest, l’image d’une ville « multi-Kulti » c’est-à-dire
multiculturelle, ouverte et cosmopolite, qui fera sa réputation. De fait, le
carnaval des cultures prend la forme d’un immense défilé impliquant des dizaines
de chars, des centaines de musiciens et des milliers de spectateurs.
La fin des
années 1980 est placée sous le signe de la festivalisation de la vie
culturelle. Deux événements majeurs rythment alors la vie culturelle. En 1987
est fêté en grande pompe le Jubilé des 750 ans de la ville. La rivalité des
deux vitrines culturelles que sont Berlin-Est et Berlin-Ouest atteint son
paroxysme. Les deux villes rivalisent de projets, de grandes expositions et de
festivals. Chacune s’empare de l’événement à sa manière. Berlin-Est profite de
l’occasion pour inaugurer des équipements culturels de prestige fidèlement
reconstruits, comme le Schauspielhaus conçu au début du XIXe siècle
par le grand architecte berlinois Schinkel. De son côté, Berlin-Ouest met
davantage l’accent sur les défilés, les expositions de peinture et les grandes
parades festivalières. Dans les deux cas, derrière les inaugurations et les
paillettes, l’intention est claire : il s’agit de faire parler de soi et
de donner au monde une image positive, si loin des tristes réalités d’une ville
coupée en deux par le « mur de la honte ». L’objectif est d’ailleurs
atteint, car la presse internationale parle de Berlin et de ses événements
artistiques en termes positifs, voire élogieux, et la ville de Berlin-Ouest
enregistre un afflux de visiteurs. Elle profite de l’expérience acquise l’année
suivante, en 1988, où elle est alors officiellement la « ville européenne
de la culture ». Là aussi, l’accent est mis sur les événements artistiques
éphémères, parfois au risque d’une forme de festivalisation de la vie
culturelle. Le côté artificiel de ces grands messes n’échappe d’ailleurs pas à
certains critiques. Mais c’est après la chute du Mur et la réunification que,
dans le contexte tout autre d’une ville réunifiée, la festivalisation de la vie
culturelle s’accroît.
II. La chute du Mur et la libération des énergies
créatrices
1. L’effervescence
artistique du Berlin post-1989
En novembre
1989, lorsque le Mur tombe, les Berlinois constatent, ébahis, qu’ils possèdent
un paysage culturel d’une richesse exceptionnelle. En effet, les deux Berlin,
pendant la période de la guerre froide, n’ayant eu de cesse de rivaliser entre
eux en termes d’équipements et d’événements culturels, le patrimoine culturel
de la ville désormais réunifiée est sur-dimensionné pour une ville de 3,4
millions d’habitants. A force de dépenser sans compter et d’édifier de nouveaux
établissements culturels prestigieux, les deux Etats allemands concurrents ont
fini par doter Berlin du paysage culturel le plus dense des métropoles
européennes et mondiales, avec trois opéras, huit orchestres symphoniques, 40
théâtres subventionnés et une centaine de musées. Une telle profusion est en
partie le résultat paradoxal de la guerre froide.
La force du
Berlin réunifié, dans les années 1990, sera de maintenir cette profusion malgré
les problèmes économiques et l’énormité de la dette publique, qui se creuse
davantage chaque jour pour atteindre aujourd’hui 60 milliards d’euros. La seule
exception, notable certes, sera la fermeture du Schiller-Theater en 1993, la
plus grande salle de théâtre de Berlin, pour des raisons d’économie budgétaire.
Mais la situation aurait pu être bien pire lorsqu’on sait qu’un certain nombre
d’institutions culturelles existaient en double : il y avait et il y a
toujours deux orchestres et chœurs radiophoniques même s’ils ne portent plus ce
nom, deux bibliothèques « nationales », deux opéras de répertoire
ainsi qu’un opéra comique, etc. De tels équipements coûtent extrêmement cher à
la collectivité, et avec un peu de recul, on ne peut que s’étonner que la
Ville-Land de Berlin ait réussi à tous les maintenir, même au prix de
réductions drastiques de personnel et de baisses continues des subventions.
Cela atteste, une fois encore, de la priorité donnée à la culture, même en
temps de crise.
Cela dit, le
Berlin de l’après chute du Mur ne se résume pas à la somme de ses institutions
culturelles. C’est une ville en plein renouveau culturel et urbain, et en
pleine effervescence artistique. Les artistes y viennent du monde entier, comme
aimantés par la vitalité de cette drôle de ville qui tente de se réinventer un
avenir pour oublier un passé trop présent. De grands noms de la musique comme
Daniel Barenboim, à la tête de l’Opéra d’Unter den Linden, Claudio Abbado à la
tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin ou Vladimir Ashkenazi, qui reprend
les rênes du Deutsches Symphonie Orchester, n’hésitent pas à s’installer à
Berlin, qui apparaît alors comme une mecque musicale et de la création.
L’effervescence artistique berlinoise se traduit aussi par une scène
« off » en pleine ébullition, avec de nouvelles galeries qui se
créent, des clubs underground ou de musique techno qui ouvrent un jour et
ferment parfois le lendemain, des compagnies de danse ou de théâtre « off »
qui se créent.
2. De nouveaux festivals et de nouvelles pratiques
culturelles
Cette
effervescence artistique change la donne culturelle de la capitale, et elle
renouvelle également la pratique festivalière. Celle-ci devient plus festive et
ludique, à l’image de la fameuse Love Parade, plus grand défilé de musique et
de culture techno du monde, dont la première est lancée en 1989 et qui, dix ans
plus tard, réunit plus d’un million de jeunes venus de toute l’Europe. Aux
festivals « in » répond souvent un festival « off » qui
trouve rapidement ses adeptes. La Love Parade, réputée trop consensuelle après
dix ans d’existence, n’échappe pas à la règle : une
« Fuck-Parade » est organisée en signe de protestation contre cet
événement culturel devenu commercial. Hormis la Love Parade, dans la même veine
à la fois festive et revendicative, il faut aussi mentionner le défilé du
Christopher Street Day, l’un des plus importants d’Europe, auquel s’ajoute
quelques années plus tard la « Lesbian & Gay Street Fare » dans
le quartier de Schöneberg. La vie culturelle berlinoise se renouvelle, se
diversifie, s’internationalise et se « festivalise » en cherchant à
créer de nouveaux événements fédérateurs. Ainsi, à la fin des années 1990 est
lancée la première « nuit des musées » en plein hiver –
« die lange Nacht der Museen » –, qui est tout de suite un
succès. Il est d’ailleurs symptomatique que Paris ait cherché à copier Berlin
(sans le dire, bien sûr) en créant à la fois la « nuit blanche » et sa
Techno Parade sur le modèle berlinois au tournant des années 1990 et 2000. Cela
signifie que Berlin, après avoir copié Paris ou Londres dans les années
1960-1980, invente de nouveaux modes festifs et festivaliers, que les autres
métropoles européennes tentent ensuite d’imiter ou d’adapter.
Sur le plan de
l’art contemporain, il se passe peu ou prou la même chose. Berlin devient une
mecque de l’art contemporain dans les années 1990. D’innombrables galeries,
parfois très connues, s’y implantent, notamment dans le quartier de Mitte à
Berlin-Est. Elles y trouvent des loyers faibles et de beaux espaces de
diffusion. En revanche, elles n’y trouvent guère de clients car Berlin, ville
pauvre, est dépourvue d’un marché de l’art et d’amateurs d’art fortunés ou de
riches mécènes. Par rapport à des villes comme Bâle et sa fameuse foire d’art
contemporain, Cologne ou Düsseldorf, Berlin est ici handicapée. Mais faute de
marché de l’art, la ville va inventer une nouvelle forme de salon de l’art
contemporain qui correspond bien à son profil de ville de création, c’est
l’« art forum » de Berlin, autrement dit une sorte de foire
« off » où les galeristes berlinois sont bien représentés et où les
clients affluent de toute l’Europe et des Etats-Unis à la recherche des
nouveaux talents. Dix ans plus tard, l’« art forum » de Berlin est
bien identifié par les collectionneurs comme le salon où l’on peut dénicher les
pépites de l’art contemporain de demain.
Grâce à ces
événements et à ses nouveaux festivals comme l’« art forum », la
longue nuit des musées ou la Love Parade, Berlin attire de nouveaux publics et
promeut de nouvelles pratiques culturelles, plus ludiques que par le passé. Ces
festivals jouent un rôle important dans le décollage touristique de Berlin. La
capitale de l’Allemagne accède ainsi au troisième rang des destinations
urbaines touristiques d’Europe, derrière Paris et Londres, mais devant Rome.
Ces festivals jouent également un rôle moteur dans le changement d’image de
Berlin, qui apparaît comme une des villes les plus « cool » et
branchée d’Europe, bien loin de l’image sérieuse que donnait l’ex-capitale de
la Prusse. Une étape supplémentaire sur la voie de la festivalisation et de la
commercialisation de la culture est franchie dans les années 2000.
III. Le « tout-festival » des années 2000, ou la
culture au risque de l’événementiel
- Nouvelle époque, nouveaux festivals…
Le tournant des
années 1990-2000 est marqué par l’installation à Berlin du pouvoir
fédéral : le Bundestag, les principaux ministères, la chancellerie
s’implantent sur les rives de la Sprée. Cela donne une autre coloration à la
vie culturelle de Berlin, la ville se devant désormais de représenter
l’Allemagne. Même si la scène « off » et les
« contre-festivals » demeurent très vivaces, la fonction de
« laboratoire » – « laboratoire de la réunification »
pour qualifier le choc identitaire entre l’Est et l’Ouest, laboratoire
politique avec la mise en place inédite d’une coalition
« rouge-rouge » (SPD / Die Linke) à la tête du Land de Berlin,
laboratoire urbain avec tous les chantiers du centre-ville, enfin laboratoire
culturel avec l’invention de genres et pratiques culturels nouveaux –, la
fonction de laboratoire, donc, progressivement s’efface pour laisser la place
aux paradigmes de la représentation et de l’événementiel. Il s’agit désormais
autant de créer que de le faire savoir, autant de produire que de vendre une
œuvre d’art ou un festival. Les fameux « créatifs », qu’analyse le
chercheur américain Richard Florida [Florida, 2002 et 2005], rejoignent les
créateurs dans la célébration d’une ville qui ne dort jamais et qui invente en
permanence. Bien sûr, il y a dans ce mouvement de promotion une part
d’auto-célébration. Berlin, est, avec Barcelone, la ville d’Europe où il faut
être – « the place to be »
–, et lorsqu’on y est, en tant qu’artiste, il faut le faire savoir. Les
fonctions de marchandisation, de publicisation et de
« spectacularisation » [Zepf, 2010] de la culture se développent
beaucoup, et de nouveaux métiers comme les web designers ou les spécialistes du
multimedia apparaissent, métiers dont Berlin se fait une spécialité au même
titre que Londres ou Montréal et bien davantage que Paris [Greffe, 2010].
A l’image de ces
nouveaux métiers créatifs associés de près ou de loin à la sphère culturelle au
sens large, de nouveaux festivals sont lancés. Ils mettent l’accent sur le
numérique et témoignent parfaitement du changement d’époque. On peut citer dans
le domaine des arts numériques (video, musique électronique…) le festival
Transmediale, un des plus grands festivals au monde de la culture numérique,
avec des expositions et des projections d'artistes travaillant avec la vidéo,
la télévision, l'animation par ordinateur,
Internet et d’autres supports visuels et les technologies numériques ; le
festival Worldtronics dans le domaine des musiques électroniques ; le
festival Ultra Schall dans le domaine de la musique contemporaine ; le
festival Popkomm, l’un des plus grands salons de l’industrie musicale. Autant
de festivals qui viennent singulièrement bousculer les habitudes festivalières
des Berlinois et qui viennent s’ajouter à une offre déjà pléthorique. Mais il
faut noter que tous ces festivals, tous récemment créés, ont non seulement tout
de suite trouvé leur public, mais aussi qu’ils sont devenus en très peu de
temps établis et internationalement reconnus. Grâce à eux, Berlin apparaît
aujourd’hui comme la capitale de la musique électronique et des arts
numériques, alors qu’elle faisait plutôt figure de pôle de l’art contemporain
et des arts vivants (ce qu’elle est toujours) dans les années 1990-2000. Force
est ainsi de constater la capacité des festivals à modifier l’image de marque
culturelle d’une ville en peu de temps, et à attirer à la fois de nouveaux
types de touristes et de nouvelles catégories socioprofessionnelles, en
l’occurrence ceux que les sociologues appellent les créatifs. Berlin conserve
donc sa capacité d’innovation qui lui permet de maintenir son rang de métropole
créatrice et créative en Europe, et ce dans un contexte de concurrence
inter-métropolitaine exacerbée.
2. …et nouveaux paradigmes
Même si Berlin
dispose de trop d’équipements culturels pérennes pour passer du tout-culturel
qu’elle symbolise au « tout-festival » que d’aucuns revendiquent, le
risque de la festivalisation de la vie culturelle est néanmoins réel. Par
festivalisation de la culture, nous entendons trois aspects. Premièrement, la
tendance exponentielle à l’accroissement des festivals. On en compte plus de
400 par an à Berlin, soit plus d’un par jour ! Deuxièmement, le fait que
la multiplicité des festivals a tendance à inciter les opérateurs culturels à
programmer un cycle comme on programme un festival. Troisièmement, qui dit
« festivalisation de la culture » dit goût pour l’événementiel plus
que pour la profondeur, tendance au zapping culturel et mise en place de modes
de fonctionnement adaptés au caractère éphémère des manifestations. Les modes
de management des équipes festivalières n’ont rien à voir avec le management du
personnel salarié d’un opéra ou d’un théâtre de répertoire. La festivalisation
à outrance peut donc engendrer des conséquences négatives dans divers domaines.
D’une part, trop d’événements tuent l’événement ; d’autre part, le risque
de lasser le public par une offre trop pléthorique est réel ; enfin, le
danger d’imposer des formes de gouvernance nouvelles, fondées sur la
flexibilité, la mobilité et la précarité à des équipes qui n’y sont pas prêtes
ne doit pas être occulté.
Au final, la
festivalisation de la vie culturelle peut être déchiffrée comme un avatar de la
pensée libérale appliquée au territoire et à la sphère culturelle. Il s’agit
bien, à Berlin comme ailleurs, de « vendre la combinaison “divertissement,
fête et spectacle” aux visiteurs et aux investisseurs […]. En d’autres termes,
le citoyen et le visiteur tendent à être traités comme de simples clients à
travers lesquels est perçue une forme de profit » [Zepf, 2010]. Ces propos
de Markus Zepf concernent la festivalisation de la vie culturelle de Montréal,
perceptible notamment à travers la création du nouveau « quartier des
spectacles », mais ils s’appliquent également à Berlin.
L'espace urbain au service de l’événement
Berlin constitue
un observatoire privilégié pour analyser la façon dont la vie culturelle s’est
progressivement, au cours des deux dernières décennies, « festivalisée »,
sans pour autant perdre de son authenticité ni de son dynamisme. C’est bien là,
la force d’une vraie métropole culturelle : elle arrive à
« vendre » sa culture comme une marque tout en restant créative de
par la masse critique de créateurs qu’elle réunit en son sein et qui se
renouvelle en permanence. Berlin est donc à la fois aujourd’hui une ville de
création, comme j’ai pu la définir [Grésillon, 2002], et une ville créative au
sens où l’entendent le sociologue Charles Landry [Landry, 2000] et les
urbanistes anglo-saxons [Miles et Miles, 2004 ; Miles, 2007]. Elle est
identifiée comme telle et est devenue, grâce à cette image, une des premières
destinations touristiques d’Europe.
Mais pour ce
faire, la ville et les espaces publics doivent également participer à cette
mise en scène. Afin de renvoyer l’image d’une
ville-où-il-se-passe-toujours-quelque-chose, les responsables culturels ont
tendance à vouloir élaborer une image de « big happening » permanent
et d’Entertainment-city comme aux Etats-Unis [Baldauf, 2007]. Dans cette
stratégie, l’espace public est mis à contribution. Certaines places centrales
sont transformées en scènes pour des shows ou des performances, afin de donner
l’image d’une ville hyper festive. Lorsque la Berlinale s’est installée, en
2000, dans ses nouveaux locaux de la Potsdamer Platz rénovée, elle a d’emblée
su attirer un public plus large, car l’espace était totalement conçu pour la
fête et les paillettes. Situé en plein cœur du quartier (privé) de
Daimler-Benz, sur la Potsdamer Platz, la Marlene-Dietrich-Platz semble
configurée pour recevoir les limousines, dont s’extraient les stars, avant, non
pas de « monter les marches », mais de fouler le tapis rouge jusqu’au
palais du festival devant un public de fans. Autrement dit, l’espace urbain
lui-même participe de cette mise en scène urbaine et festive, il devient un
« produit » de plus au service d’une stratégie de marketing culturel
et urbain parfaitement huilée. La théâtralisation de l’espace urbain va de pair
avec la festivalisation et la marchandisation de la vie culturelle, au risque
de l’instrumentalisation de cette dernière. A l’orée d’une nouvelle décennie,
il sera intéressant d’observer quels nouveaux paradigmes créatifs et urbains la
ville de Berlin, toujours pionnière, proposera.
Boris Grésillon
Université de Provence,
UMR Telemme (MMSH)
Indications
bibliographiques :
-
Pour citer cet article :
Boris Grésillon, « La festivalisation de la vie culturelle berlinois » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/B_Gresillon.html
Auteur : Boris Grésillon
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944