Le public du festival de Salzbourg 1920-1950

 

1917. En pleine guerre, deux inconnus déposent les statuts de l’association Festspielhaus-Gemeinde (Communauté du palais des festivals) à Vienne. Il s’agit du notable salzbourgeois Friedrich Gehmacher et du critique musical Heinrich Damisch. Ils rêvent de faire ériger un palais des festivals en l’honneur de Mozart à Salzbourg, la ville natale du compositeur. Une idée inspirée par le Bayreuth de Wagner. Des noms prestigieux s’associent au projet comme le metteur en scène Max Reinhardt, l’écrivain Hugo von Hofmannsthal, ou encore les chefs d’orchestre Richard Strauss et Franz Schalk. Ces hommes prennent rapidement le contrôle artistique de l’association. Plus question de se restreindre à Mozart, le festival doit être pluridisciplinaire (musique, théâtre et danse) avec des auteurs classiques de langue allemande et étrangère. La première édition du festival de Salzbourg se tient du 22 au 26 août 1920. Faute de moyens, seule la pièce Jedermann de Hofmannsthal est représentée en plein air [1]. Mais dès 1925, spectateurs et journalistes étrangers affluent. Un succès qui ne s’est pas démenti jusqu’à aujourd’hui.

Max Reinhardt et surtout Hugo von Hofmannsthal pensent l'idée du festival de Salzbourg bien avant de passer aux travaux pratiques. Il est capital pour eux de redonner un sens au mot festival en faisant de Salzbourg une vraie fête réunissant toutes les classes sociales et non un festival réservé aux élites fortunées [2]. La question est de savoir si cela n’est resté qu’un vœu pieux. Nous commençons notre étude en 1917, date de création de l’association Festspielhausgemeinde, et nous y mettons un terme en 1950, année qui marque la reprise en main totale du festival par les Autrichiens et le retour des touristes en masse après la guerre.

Quel public le festival de Salzbourg a-t-il attiré de 1917 à 1950 ?

De 1917 à 1925, le festival s’impose progressivement comme un événement culturel majeur en Europe. A partir de 1933, Salzbourg est menacé par les nazis au pouvoir en Allemagne. En 1938, la manifestation est réduite à un rôle de simple rouage de la propagande hitlérienne après l’Anschluss. Le festival retrouve son prestige sous l’action de l’armée américaine qui libère le Land (la province) en 1945.

A Salzbourg, les étrangers ne sont pas les bienvenus (1920-1925)

Initiative d'origine privée, le festival de Salzbourg trouve peu de soutiens à ses débuts. Les élus locaux se montrent réticents, tandis que le Land (la région) et le Bund (le gouvernement fédéral) hésitent à accorder des subventions. Le festival de Salzbourg est donc condamné à devenir international dès sa création, l’association trouvant sa principale source de financement dans les cotisations des adhérents et dans les recettes des spectacles. Malgré le niveau inégal des représentations et le manque de moyens, la manifestation bénéficie immédiatement de la bienveillance de quelques journalistes étrangers et de la curiosité de touristes européens et nord-américains. Ils sont attirés par la notoriété de Hofmannsthal, et Schalk, mais aussi par les mises en scène de Reinhardt et un festival de musique contemporaine parallèle lancé par Strauss. Il faut souligner également que le festival de Salzbourg est alors le premier en Europe à proposer une programmation aussi diverse et ambitieuse. Parmi les personnalités notables qui s’y rendent ces années-là, citons Romain Rolland [3], Paul Géraldy, ou encore Aldous Huxley qui vient en tant que critique musical [4].

La création du festival a pour conséquence de développer le tourisme à Salzbourg. «Salzbourg est rempli d'étrangers» [5], peut-on lire dans la presse dès 1921. Trois ans plus tard, les journaux font état de 130 000 touristes passés à Salzbourg durant la saison estivale de 1922 [6]. Un chiffre élevé au regard des 38 000 habitants de la ville [7]. Une réussite pour Hofmannsthal qui voulait faire de Salzbourg un festival international. Mais sa volonté de réduire le fossé entre les élites et le peuple se heurte vite à des difficultés.

La population se montre en effet résolument hostile à ces visiteurs étrangers. Il faut dire que la situation économique de l’Autriche à la fin de la guerre est désastreuse [8]. Le manque de matières premières et de produits alimentaires, ainsi que l'augmentation du chômage provoque une crise sociale et politique [9]. Salzbourg n’échappe pas à ce climat d’agitation. Les habitants ne perçoivent donc pas d’un bon œil l'organisation de la première édition du festival en 1920. C’est ce que raconte Gottfried Reinhardt, le fils du metteur en scène, dans ses mémoires :

« Il y eut des manifestations. On avait peur que les étrangers viennent manger le pain de la population, et les journaux fulminaient contre la stimulation attendue du tourisme – un mot alors employé curieusement comme une insulte – 10]

Par la suite, les étrangers deviennent les boucs émissaires idéaux de l’inflation. Le sentiment de xénophobie est tel qu’il remet un temps en cause la tenue du festival en 1921 [11].

Il est vrai que les billets sont chers et excluent d’emblée la population des festivités. Leur prix se situe entre 50 et 300 couronnes en 1920, sachant qu'un kilo de pommes de terre coûtait alors 6 couronnes [12].

Dans ce contexte, le festival de Salzbourg devient la cible privilégiée des antisémites. Max Reinhardt qui est juif, est l’objet d’un véritable harcèlement de la part de plusieurs journaux liés au parti national-socialiste et à l’Union antisémite [13]. Si les journaux antisémites se radicalisent encore les années suivantes, la fin de l’inflation et l’amélioration de la situation économique dès 1923 apaisent les tensions au sein de la population. Les manifestations de xénophobie et d’antisémitisme vis-à-vis du festival se font plus rares.

« Le centre de l’Europe » (1925-1933) [14]

De 1925 à 1933, le festival de Salzbourg connaît des difficultés financières telles que son existence est menacée. Il doit son salut au Landeshauptmann (président de la province) Franz Rehrl. Ce dernier assainit les finances de l’association et pilote sa réorganisation. En contrepartie, des représentants de la ville, du Land, et du Bund entrent dans la direction. Rehrl impose également la création du Fremdenverkehrsförderungsfond  (fonds pour la promotion du tourisme dans le Land de Salzbourg). Une forme de taxe sur les entreprises qui profitent du tourisme dont le produit est reversé à des associations comme le Festspielhaus-Gemeinde. Enfin, la manifestation est officiellement reconnue par le Bund dont la participation financière reste cependant limitée.

Dans le même temps, le festival connaît une profonde mutation artistique. Hofmannsthal meurt en 1929 et Reinhardt prend ses distances avec la direction. L’art dramatique n’occupe plus qu’une place restreinte de la programmation. La danse est réduite à portion congrue. Désormais, des chefs d’orchestre prestigieux (Bruno Walter, Clemens Krauss) se battent pour prendre le pouvoir. La notoriété des interprètes lyriques n’est pas en reste (Richard Mayr, Lotte Schöne, Elisabeth Schumann, Franz Völker ). La marque de fabrique du festival devient donc un répertoire musical classique, associé à la pièce phare Jedermann, toujours jouée en plein air. La manifestation a beau être critiquée pour sa programmation conservatrice, elle fait figure de modèle prestigieux pour les voisins européens de l’Autriche. Sa réussite repose sur la participation d’artistes renommés à un festival centré sur la musique et rendant hommage à Mozart. Une sorte de lieu de pèlerinage dans une ville rassemblant de nombreux atouts : son architecture, ses paysages et la proximité immédiate des montagnes et de la campagne.

De 1925 à 1933, le nombre de festivaliers oscille chaque année entre 60 000 et 70 000 [15]. La répartition par nationalité réserve quelques surprises d’après les quelques indices statistiques qui subsistent [16]. En 1926 et 1927, les Autrichiens représentent entre 35 et 40 % des visiteurs. Du côté des visiteurs étrangers, les Allemands sont les plus nombreux : entre 46 et 47 % des festivaliers. Le reste vient d’Europe, des Etats-Unis, d’URSS, d’Afrique et d’Asie [17]. Tous les continents sont ainsi représentés. A partir de 1928, le nombre d'Autrichiens est réduit à portion congrue : 80 % des visiteurs viennent de l’étranger [18].

Mais c'est la douche froide en 1931. Les effets de la dépression commencent à se faire sentir, conjugués à la crise dite du hundert Marksperre. Le gouvernement allemand impose en effet à ses ressortissants de s'acquitter d'une taxe de 100 marks pour se rendre en Autriche. Au final, la fréquentation baisse et les touristes allemands se raréfient [19].

L’importance des touristes étrangers sur la fréquentation du festival n’est pas sans conséquence sur la programmation. Les spectacles pouvant plaire potentiellement à ces visiteurs sont donc choisis prioritairement [20].

Désormais, Salzbourg fait figure de capitale européenne culturelle le temps d’un été. La ville devient, comme l’écrit Stefan Zweig dans ses mémoires, le « centre de l’Europe [21] ». Le retentissement de cet événement est international : on dénombre des centaines des journalistes accrédités et des dizaines de radios qui retransmettent les concerts en Occident. Salzbourg devient un lieu de villégiature pour la haute société internationale. Un mélange de magnats américains (Edward Filene, William Averell Harriman), d'aristocrates européens (l’ex-Kron-Prinz,le prince de Bassiano Roffredo Caetani), d'hommes politiques (Gaston Doumergue, Winston Churchill), d'intellectuels et d'artistes renommés (Richard Beer-Hofmann, Tristan Bernard, Franz Molnar). Photographes et badauds se pressent devant l’entrée du palais des festivals les soirs de première pour apercevoir le ballet des voitures luxueuses qui déposent les personnalités sur le tapis rouge. Salzbourg alimente ainsi les chroniques mondaines des journaux du monde entier.

Mais les prix des places restent élevés. Une situation qui provoque un débat récurrent dans la presse. Les courriers des lecteurs contiennent souvent des plaintes [22]. Devant ces protestations, la direction accorde presque chaque année des places à tarif réduit pour la population [23]. Malgré cela, l'animosité des habitants vis-à-vis du festival reste un sujet de préoccupation pour le conseil d’administration [24].  

Salzbourg contre Bayreuth (1933-1938)

L’Autriche entre ouvertement en conflit avec l’Allemagne à partir du mois de juin 1933. Le festival est aussitôt pris pour cible par les nazis [25]. Une taxe est imposée aux Allemands qui souhaitent se rendre en Autriche [26] et des célébrités comme Richard Strauss ou Wilhelm Furtwängler reçoivent l’interdiction de se produire à Salzbourg en 1934. Un point critique est atteint à l’été de la même année, lorsque les attentats à la bombe se multiplient dans la ville après l’assassinat du chancelier Dollfuss. Privée de ses touristes allemands et de ses artistes les plus prestigieux, la manifestation s’ouvre encore davantage aux autres nationalités. Son attractivité est, par ailleurs, renforcée par sa nouvelle image de festival anti-Bayreuth.

Une véritable communauté d’artistes réfugiés d’Allemagne se forme dans les environs de Salzbourg. Dans la ville même, résident toujours Max Reinhardt et Stefan Zweig[27]. Ils sont rejoints dans la région par Bruno Frank et Carl Zuckmayer. Chez eux, ils accueillent durant le festival Theodore Dreiser, Jakob Wassermann, Thomas Mann [28], Franz Werfel [29] et son épouse Alma Mahler ou encore le comédien Max Pallenberg [30] et la famille de Thomas Mann [31].

Dans les rangs des festivaliers, on compte également des intellectuels engagés. Salzbourg devient un lieu de rassemblement antinazi prisé par Marlene Dietrich, Erich Maria Remarque, Herbert George Wells, James Joyce, Ödön von Horvath, André Gide, l’écrivain américain Theodore Dreiser, Marguerite Yourcenar ou encore François Mauriac [32].

Certains journaux affirment que des festivaliers habitués à se rendre à Bayreuth, auraient délaissé le festival pour soutenir politiquement Salzbourg. Il y aurait là tout le gotha de Paris, Rome et Londres :

« Les élites européennes ne sont pas fâchées, en effet, de se réunir dans un centre de culture où l’on ne brûle pas les bibliothèques et où l’on n’oblige pas les partitions à faire de la politique [33]. »

Tout ce petit monde semble fasciné par le chef d’orchestre haut en couleurs Arturo Toscanini, qui s’impose comme l’homme fort du festival de 1934 à 1938. Ce farouche opposant à Mussolini et à Hitler, fait le choix de Salzbourg contre Bayreuth où on le priait de se produire. Ultime pied de nez aux nazis, il s’obstine à diriger du Wagner à deux pas de la frontière et de la résidence du Führer à Berchtesgaden. Il contribue ainsi à faire de Salzbourg « le refuge de la culture allemande [34] » comme l’écrit François Mauriac dans un article.

L’Europe entière se presse aux représentations du festival de Salzbourg. Cadre prestigieux et valorisant, il permet à l’Autriche de soigner et d’entretenir ses relations diplomatiques avec ses pays voisins. Horthy, Humbert de Piémont ou encore Edouard VIII se rendent sur les rives de la Salzach. Mais cela ne doit pas masquer les ambiguïtés de la direction et du Bund. D’ailleurs, la ville finit par accueillir de nouveau chaleureusement des personnalités du Reich après la conclusion du gentlemen’s agreement entre le chancelier Schuschnigg et Hitler le 11 juillet 1936. Grâce au retour des touristes allemands et à l’aura de Toscanini, le nombre d’étrangers venant à Salzbourg augmente à partir de 1936. Un record est même atteint en 1937 avec 52 000 visiteurs ayant passé au moins une nuit dans la ville de Salzbourg au mois d’août [35].

Au service des nazis (1938-1945)

Suivant les volontés du ministre de la Propagande Joseph Goebbels et avec la bénédiction de Hitler, Salzbourg devient le deuxième festival du Reich après Bayreuth. La manifestation doit servir à la fois à amadouer l’opinion internationale et illustrer le prestige du régime [36].

Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, Goebbels n’opère aucune révolution artistique. Il n’hésite d’ailleurs pas à choisir des artistes pour leur talent plutôt que leurs opinions politiques. Il sollicite, par exemple, des metteurs en scène restés fidèles à Max Reinhardt comme Heinz Hilpert [37]. La programmation reste ainsi presque inchangée, exception faite des opéras de Wagner qui sont écartés pour ne plus concurrencer Bayreuth. Les nazis inscrivent ainsi Salzbourg dans la continuité de ses débuts, même s’ils rejettent officiellement l’héritage des fondateurs.

Le festival se déroule comme prévu du 23 juillet au 31 août 1938. La fréquentation est en forte baisse pour les festivaliers étrangers [38]. En outre, le public comprend pour la première fois des travailleurs qui bénéficient de billets à tarif réduit grâce au Kraft-durch-Freude (La force par la joie), l’organisation de loisirs du Deutsche Arbeitsfront (Le Front allemand du travail) [39]

En 1939, le grand événement est la présence de Hitler qui fait l’honneur de sa visite à deux reprises. Salzbourg fait alors figure de lieu culturel prestigieux du Reich [40]. C’est la raison pour laquelle de hauts dignitaires s’y rendent encore cette année-là comme le commissaire à la réunification de l’Autriche Josef Bürckel, le Gauleiter de Vienne Baldur von Schirach, le Gauleiter de l’Oberdonau August Eigruber ou le Gauleiter du Tyrol-Vorarlberg Franz Hofer.

Tout change à la fin de l’année 1940. Goebbels veut se servir du festival comme moyen de ressouder la population face à la guerre et de remonter le moral des troupes. En récompense aux sacrifices et à l’effort de guerre, les spectacles sont ainsi ouverts principalement aux soldats en convalescence et en permission, ainsi qu’à la classe ouvrière qui travaille dans l’armement. Salzbourg a également pour mission d’exalter avec émotion les combats et d’exprimer la gratitude de la patrie pour le sang versé [41].

En 1941, sur les 37 représentations étalées sur 23 jours, 20 000 places sont occupées par des gens portant l’uniforme. Goebbels se réjouit lorsqu’il contemple le public :

« L’orchestre est cette fois occupé principalement par des soldats, des blessés et des travailleurs. Quelle autre image par rapport au dernier festival de l’été 1939 peu de temps avant l’éclatement de la crise européenne [42] ! »

L’absence de touristes étrangers est compensée en partie par l’afflux de festivaliers japonais et italiens [43]. Parmi eux, des invités de marque et notamment des diplomates comme l’ambassadeur italien Dino Alfieri [44], l’ambassadeur du Japon Oshima Hiroshi, ou encore l’ambassadeur danois Otto Carl Mohr. Le maire de Salzbourg reçoit les invités prestigieux à Hellbrunn [45].

Malgré cela, le festival traverse la Seconde Guerre mondiale en étant relativement épargné par les événements. Il faut attendre 1944 et la « guerre totale » pour que des représentations soient annulées.

1945, une seconde naissance (1945-1950)

Les Américains pénètrent dans Salzbourg le 4 mai 1945. Dès le mois d’août suivant, l’US army parvient à rétablir le festival. Une opération qui relèverait presque du miracle avec tous les problèmes logistiques que pose une ville partiellement détruite par les bombardements et où affluent des milliers de réfugiés [46].

C’est la raison pour laquelle les habitants redoutent le rétablissement du festival. A la pénurie de logements, s’ajoutent les difficultés d’approvisionnement en nourriture [47]. Il est, par ailleurs, impossible de voyager entre les différentes zones d’occupation [48] ce qui empêche de facto toute reprise du tourisme. Le festival se déroule du 12 août au 1er septembre. La programmation est réduite à seulement cinq représentations de l’opéra L’Enlèvement au sérail de Mozart, trois de la pièce Le fou et la mort de Hugo von Hofmannsthal et trois soirées de concert.

Le public est composé aux deux tiers du Second Corps de l’armée américaine cantonné à Salzbourg et de quelques officiers des autres puissances alliées. Le tiers restant est réservé à la population autrichienne [49]. Les billets coûtent de 2 à 25 RM. Des prix raisonnables : à la même époque, une cigarette coûte 1 RM. Mais la population se soucie plus de son quotidien que du festival [50]

Les difficultés d’organisation sont sensiblement les mêmes en 1946. Le public des représentations reste majoritairement de couleur kaki .

La situation commence à s’améliorer à partir de 1947. Les visiteurs sont autorisés à séjourner dans les établissements de Bad Gastein et Bad Hofgastein dans le Land [51]. Les Américains refusent cependant d’assumer la charge des artistes et des touristes du festival[52]. Enfin, les festivaliers doivent payer leurs dépenses en dollars ou en devises étrangères. Ils ne peuvent organiser seuls leur séjour et sont obligés de passer par l’intermédiaire d’agences de voyage spécifiquement habilitées comme l’American Express Company ou Thomas Cook. Les transports demeurent également très limités pour les civils. Le train ou la route sont les deux seuls moyens pour parvenir jusqu’à Salzbourg. Encore faut-il surmonter toutes les difficultés administratives pour obtenir des visas. Il s’agit également de vérifier le passé de chaque visiteur. C’est ce que raconte avec agacement un critique musical français qui parvient à se rendre à Salzbourg en 1947 :

« Me voici à Salzbourg. Non sans peine. Pour y être admis, il a fallu un bon mois de démarches et d’enquêtes, non pas du tout sur ma compétence musicale, mais sur mon passé et mes opinions. Lecteurs candides, qui vous obstinez à demander “comment il faut s’y prendre pour aller à Salzbourg”, résignez-vous, cette année encore, à croire sur parole les récits des privilégiés [53]. »

Salzbourg est donc toujours dominé par la présence américaine, que ce soit dans les rues, dans les hôtels ou dans les salles de spectacle. Pas du tout préparées à entendre des concerts classiques et à assister à des opéras, les troupes font preuve d’un certain laisser-aller qui choque les rares observateurs autrichiens ou étrangers [54].

C’est le cas du professeur de musique Adalbert Lorenz qui raconte de façon ironique une scène dont il est témoin en 1946 :

« J’ai vu des officiers lors d’un concert au palais des festivals qui étaient assis au premier rang et qui mâchaient du chewing-gum, les pieds appuyés sur la rampe dorée. C’est de cette façon qu’ils appréciaient Bruckner [55]. »

Il faut rappeler que le festival n’est pas gratuit pour les soldats américains qui utilisent leur solde pour s’acheter des billets. Il semblerait même, selon le témoignage d’Ernst Lothar, qu’ils aient été obligés d’assister aux représentations dans les premiers temps [56].

Le festival change d’aspect à partir de l’été 1948 avec le retour des touristes. 11 978 touristes sont ainsi enregistrés à Salzbourg durant le mois d’août et l’édition 1948 compterait même 72 000 festivaliers. Ce chiffre est à relativiser puisqu’il comprend encore de nombreux soldats américains stationnant à Salzbourg et assistant aux représentations. Toutefois, l’augmentation du nombre de civils est bien réelle et s’expliquerait par la possibilité d’acheter des places de l’étranger et l’assouplissement de l’obtention des visas[57].

Malgré le manque d’hôtels, le retour de la haute société internationale est notable :

« Cet éclatant succès, le nombre et la qualité des visiteurs le confirment. Visiteurs venus des plus lointains horizons : Américains du Nord et du Sud, Anglais, Scandinaves, Suisses, Hollandais, Orientaux de toutes origines, Ethiopiens, Grecs, Chinois, se coudoient ici dans une même pensée pieuse [58]. »

L'activité touristique connaît encore une nouvelle impulsion en 1949. La direction de la police de Salzbourg comptabilise 100 000 spectateurs, soit 40 % d’augmentation par rapport à l’année précédente. 18 219 touristes auraient passé au moins une nuit dans la ville de Salzbourg durant le mois d’août. Le festival aurait, par ailleurs attiré 372 journalistes représentant 700 journaux autrichiens et étrangers. Les nationalités qui dominent seraient les Américains, les Italiens, les Suisses, les Britanniques et les Français [59]. Parmi les personnalités qui sont citées dans les chroniques mondaines, la comédienne britannique Jean Simmons [60], le Prince égyptien Mohamed Abdel Moneim et la comtesse Wenkheim [61]

Le tourisme franchit encore un pallier en 1950 avec 83 720 festivaliers [62] et 29 240 visiteurs étrangers dans la ville de Salzbourg au mois d’août [63]. La plupart viennent d’Autriche. On compte néanmoins 3 750 Italiens, 3 020 Suisses, 2 089 Américains, 1 782 Anglais, 1 608 Français. Il n’y a quasiment pas de ressortissants des pays d’Europe centrale (18 Tchécoslovaques, 22 Hongrois et quatre Roumains) alors qu’ils étaient très présents avant 1938. Un seul Soviétique est à l’appel [64]. Le tourisme de masse commence même à pointer le bout de son nez avec des cars venant de toute l’Europe déversant ses clients dans les auberges de jeunesse [65]. Cette année-là, plusieurs centaines de radios retransmettent les concerts du festival dans 13 états européens. Un potentiel de 60 millions d’auditeurs [66]. Du jamais vu pour le festival qui a enfin retrouvé tout son lustre d’avant guerre.

La critique la plus souvent développée à l’encontre du festival de Salzbourg est de s’être coupé très vite de la population locale en privilégiant de riches spectateurs étrangers [67]. L’opposé de ce qu’auraient voulu Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt.

Il faudrait pourtant se garder d’interpréter les textes de Hofmannsthal à la lumière d’un Théâtre National Populaire façon Jean Vilar. L’écrivain a-t-il pensé que les paysans de Salzbourg assisteraient réellement aux représentations ? Il n’a en tous cas jamais confondu son public avec le peuple. Il espérait certes avoir une certaine influence sur l’ensemble des Autrichiens comme sur l’ensemble des Européens, mais en touchant d’abord les élites qui transmettraient ensuite ses idées au reste de la société [68].

Or, le festival de Salzbourg a véritablement conquis les élites européennes et américaines, provoquant ainsi l’intérêt des médias internationaux. Grâce à cette audience, il a contribué à véhiculer une image positive de l’Autriche, et il est devenu l’un des symboles de son indépendance face à l’Allemagne. Un regard étranger qui a pesé également dans le développement du sentiment d’identité nationale autrichien.

 

Amélie Charnay
Université de Paris I Panthéon Sorbonne



1] Jaklitsch Hans, Die Salzburger Festspiele.Verzeichnis der Werke und der Künstler 1920–1990 Band III, Salzburg und Wien, Residenz Verlag, 1991.
[2] Reinhardt Max, « Denkschrift zur Errichtung eines Festspielhauses in Hellbrunn », in Fetting Hugo, Max Reinhardt. Schriften. Aufzeichnunen. Briefe. Reden, Berlin, Henschelverlag Kunst und Gesellschaft, 1974, p. 176-182.
[3] Duchatelet Bernard, Romain Rolland tel qu’en lui-même, Paris, Albin Michel, 2002.
[4]Huxley Aldous, « The Salzburg Festival. A Visiting Englishman’s Impressions of an International Fair of Contemporary Music », Vanity Fair, décembre 1922.
[5] « Der Salzburger Festspielmonat », Neue Freie Presse, 10/08/1921.
[6]Hanisch Ernst, « Wirtschaftswachstum ohne Industrialisierung. Fremdenverkehr und sozialer Wandel in Salzburg 1918-1938 », in hrsg Haas Hans, Weltbühne und Naturkulisse. Zwei Jahrhunderte Salzburg-Tourismus, Salzburg, Verlag Anton Pustet, 1994, p. 104-112.
[7] Dopsch Heinz, Geschichte Salzburgs Stadt und Land, Band II/2, Salzburg, Universitätsverlag Anton Pustet Salzburg, 1988, Tabelle 2 p. 1343. Les frontières de la ville de Salzbourg ont été étendues en 1935 aux communes de Berheim, Hallwang, Koppl et Siezenheim. Salzbourg aurait compté 60 000 habitants en 1923 avec ces communes. 
[8] Milza Olivier, Histoire de l’Autriche, Paris, Hatier, 1995, p. 200-201.
[9] Ibidem, p.201.
[10]Reinhardt Gottfried, Der Liebhaber : Erinnerungen seines Sohnes, München-Zürich, Droemer Knaur, 1973, p. 361.
[11]ÖStA/AdR, Wiener Staatsoper, Kt 1921-1927, 628/1921, lettre de Heinrich Damisch à Franz Schalk du 04/05/1921.
[12] Kubadinow Irina-Eleonora, Dauerbrenner Jedermann. Rezeptionsgeschichte und soziokulturelles Umfeld, Grund und Integrativwissenschaftlichen Fakultät, Wien, Diplomarbeit, 1992.
[13]  Volksruf, 26/08/1922.
[14] Titre tiré d’une phrase écrite par Stefan Zweig : « C’est ainsi que dans ma propre ville [Salzbourg], je vivais tout à coup au centre de l’Europe » dans : Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Paris, Livre de Poche, 1998, p.405.
[15] « Salzburger Fremdenverkehrs-Tagung », Salzburger Volksblatt, 09/11/1931; ÖStA/AvA, BMU 15, Kt 3275 « Salzburger Festspiele/Musikwesen 1/1927-1934 », Zl 27 715/1932 ; SA, Gemeinderats-Sitzung, 17/10/1932.
[16] Chiffres recueillis dans les articles des journaux locaux et quelques documents des Archives du Festival.
[17] ASF/Zur Gründung der Salzburger Festspiele, Karton 2, Statistik der Festspielbesucher in den Jahren 1926 und 1927.
[18]Auernheimer Raoul, « Theater der Republik », in : Exner Wilhelm, 10 Jahre Wiederaufbau. Die staatliche kulturelle und wirtschaftliche Entwicklung der Republik Österreich 1918-1928, WienWirtschaftszeitungs-Verlags-Ges., 1928, p. 189.
[19] « Vorschau auf die Salzburger Festspiele », Neue Freie Presse, 24/07/1931.
[20] LA, RSTH GK 222/1927, Sitzung des Aufsichtsrates am 24/01/1927.
[21] Titre tiré d’une phrase écrite par Stefan Zweig : « C’est ainsi que dans ma propre ville [Salzbourg], je vivais tout à coup au centre de l’Europe » dans : Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Paris, Livre de Poche, 1998, p. 405.
[22] « Die Salzburger und die Festspiele », Salzburger Volksblatt, 25/08/1925.
[23] « Festspiel-Bilanz », Salzburger Chronik, 31/08/1929.
[24] LA/RSTH GK 223/1928, Sitzung des Aufsichtsrates am 02/11/1926.
[25] Weinberg, Gerhard L., « Die deutsche Außenpolitik und Österreich 1937/38 », in : Stourzh Gerald, Österreich, Deutschland und die Mächte. Internationale und Österreichische Aspekte des « Anschlusses » vom März 1938, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1990, p. 62 ;  Lassner Alexander N., « Austria between Mussolini and Hitler : War by Other Means », in : (hrsg) Bischof Günter, Contemporary Austrian Study 14, New Brunswick and London, 2006, p.93 ; Goldinger Walter, Binder Dieter A., Geschichte der Republik Österreich 1918-1938, Wien, Verlag für Geschichte und Politik Oldenbourg, 1992, p. 205.
[26] Badia Gilbert, « Un échec de Hitler : le putsch de 1934 », Austriaca n°26, Rouen, janvier 1988, p. 84.
[27] Stefan Zweig quitte toutefois Salzbourg dès le 29 août 1934 pour s’installer à Londres.
[28]Walter Bruno, Thema und Variationen. Erinnerungen und Gedanken, Frankfurt, S. Fischer Verlag, 1963, p. 405.
[29]Franz Werfel aurait eu un projet théâtral avec Reinhardt et serait venu principalement pour cela à Salzbourg selon Gottfried Reinhardt. (Reinhardt Gottfried, Der Liebhaber : Erinnerungen seines Sohnes, München-Zürich, Droemer Knaur, 1973, p. 219.
[30] Le comédien meurt dans accident d’avion en 1934.
[31] Zuckmayer Carl, Als wär’s ein Stück von mir. Horen der Freundschaft, Wien, S. Fischer Verlag, 1966, p. 40-41 et 54-55.
[32]ASF/Revues de presse  et photos de presse ; BnF/département de la musique Louvois, cartons festival de Salzbourg.
[33] Vuillermoz Emile, « Lettre de Salzbourg », Candide, 24/08/1933.
[34] Mauriac François, « La Harpe de David », Le Temps, 28/08/1934.
[35] « Ein Rückblick auf die Festspielsaison 1937 », Salzburger Chronik, 01/09/1937.
[36] « Festliche Stadt-Festspielbeginn ! », Salzburger Volksblatt, 01/08/1939.
[37] Fröhlich Elke (Hrsg), Die Tagebücher von Joseph Goebbels, München, K.G. Saur, Teil I: Aufzeichnungen 1923–1941, Bd. 5. Dezember 1937-Juli 1938, 2000, 20/03/1938.
[38]« Der Fremdenverkehr im Festspielmonat », Salzburger Volksblatt, 01/09/1938.
[39] « Music : Nazi Salzburg », Time, 01/08/1938 
[40] « Salzburg, ein Mittelpunkt des Reiches », Salzburger Volksblatt, 16/08/1939.
[41]Fröhlich Elke (Hrsg), Die Tagebücher von Joseph Goebbels, München, K.G. Saur, Teil I : Aufzeichnungen 1923-1941, Bd 8, April-November 1940, 1997, 05/10/1940 ; Staatsarchiv,  694/1941.
[42] Fröhlich Elke (Hrsg), Die Tagebücher von Joseph Goebbels, München, K.G. Saur, Teil II : Diktate 1941–1945, Bd 1, Juli-September 1941, 1996, 03/08/1941.
[43] «  Zahlreiche hohe Festspielgäste », Salzburger Landeszeitung, 22/08/1942.
[44]« Staatssekretär Gutterer spricht zur Eröffnung der Festspiele », Salzburger Landeszeitung, 30/07/1942.
[45] SA/Geimeinderats-Sitzung, discours du maire en janvier 1942.
[46]Donald R Whitnah. and Florentine E., Whitnah, Salzburg under Siege US Occupation 1945-1955, New York, Contributions in Military Studies, Number 120, Westport, Greenwood Press.
[47](Hrsg) Floimair Roland, Vom Wiederaufbau zum Wirtschaftswunder. Eine Lesebuch zur Geschichte Salzburgs, Salzburg, Verlag Anton Pustet, 1994,  p. 4.
[48]Strasser Otto, Und dafür wird man noch bezahlt. Mein Leben mit den Wiener Philharmoniker, Wien-Berlin, Paul Neff Verlag, 1974, p.227.
[49] « Allierte Besucher der Festspiele », Salzburger Nachrichten, 21/08/1945.
[50]Rathkolb Olivier, Politische Propaganda der amerikanischen Besatzungsmacht in Österreich 1945 bis 1950. Ein Beitrag zur Geschichte des Kalten Krieges in der Presse-, Kultur- und Rundfunkpolitik, Wien, Dissertation zur Erlangung eines Doktorates an der Geisteswissenschaftlichen Fakultät der Universität Wien, 1981, p. 281.
[51]Schöndorfer Claudia Elisabeth, Festspiele für Jedermann ? Das Salzburger Festspielpublikum nach 1945, Diplomarbeit zur Erlangung des Magistergrades an der Geisteswissenschaftlichen Fakultät der Universität Salzburg, Salzburg, 2001, p. 28.
[52] ÖStA/AdR, BMHW, 230.184/47.
[53] Gavoty Bernard, « Dans Salzburg occupé », Le Monde, 25/10/1947.
[54]Klanfer Jules, « Wilhelm Furtwängler au Festival de Salzbourg redevenue autrichienne », Combat, 22/08/1948.
[55] Lorenz Adalbert, Hinter den Kulissen. Die Salzburger Festspiele, Salzburg, Eigenverlag, 1982, p. 55.
[56]Lothar Ernst, Das Wunder des Überlebens. Erinnerungen und Ergebnisse, Wien –Hamburg, Paul Zsolnay Verlag, 1961, p.286.
[57]Idem.
[58] M.J., « Mozart, prince de Salzbourg », L’Epoque, 10/09/1948.
[59] ÖNB/Report of the United States High Commissioner, August 1949, p. 76 ; Wolter Udo, « Sous le ciel de Salzbourg », Gentiane, 23/08/1949.
[60] Idem.
[61] Idem.
[62] «Fast 90 000 sahen die Festspiele », Wiener Kurier, 23/08/1950.
[63] « Salzburger Festspiele in Zahlen », Demokratisches Volksblatt Salzburg, 07/09/1950.
[64] Idem.
[65] « Salzburg-Publikum-total verändert », Die Presse, 26/08/1950.
[66]« 60 Millionen hörten die Salzburger Festspiele », Salzburger Nachrichten, 01/09/1950 ; « Salzburg–Schaubühne Europas », Hessische Nachrichten, 08/08/1950.
[67] Voir par exemple l’ouvrage de Michael P. Steinberg, The Meaning of the Salzburg Festival. Austria as Theater and Ideology 1890-1938, New-York, Cornell Univ. Press, 1990.
[68] Michèle Pauget, L’Interrogation sur l’art dans l’œuvre essayistique de Hugo von Hofmannsthal, Frankfurt, Verlag Peter Lang, 1984, p.474.

 

Pour citer cet article :
Amélie Charnay, « Le public du festival de Salzbourg, 1920-1950 » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 15 janvier 2013.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/A_Charnay.html
Auteur : Amélie Charnay
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944



Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer

 

Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins