Le rôle des festivals à l’aune des ambitions urbaines

 

 

Lorsqu’en 2004, Dragan Klaic a eu l’idée de créer un groupe de recherche européen sur les festivals [1] , il est parti d’un constat partagé par un certain nombre de chercheurs : la multiplication des festivals à l’échelle du continent, en particulier, depuis les années 1980 – phénomène renforcé par la création ou la relance de nombreux festivals en Europe centrale et orientale. Nous manquons de chiffres pour attester de l’ampleur de ce mouvement, mais nous pouvons considérer que le titre de « festival » est revendiqué par plus de 6 000 manifestations se déployant aujourd’hui en Europe, de taille et de durée diverses et embrassant tous les sujets possibles – de la danse à la gastronomie, via la géographie et la science.

Si le Groupe de recherche européen sur les festivals s’est principalement intéressé aux festivals des arts de la scène à vocation internationale situés dans les espaces urbains, nous avons également considéré de façon plus ponctuelle d’autres thématiques. Plusieurs caractéristiques nous ont paru communes à ces événements : l’évolution de leur rôle depuis les années fondatrices (entre-deux-guerres et surtout post-Seconde Guerre mondiale), leur fonction de dé- et de re-territorialisation des espaces, ainsi que leur signification spécifique dans l’ensemble des mobilisations individuelles et collectives actuelles. Enfin, nous nous sommes penchés, avec le groupe CIRCLE [2] , sur la prise en compte des festivals par les politiques publiques.

 

Les premiers festivals : prestige et tradition, plongée dans une mémoire pré-industrielle

À l’époque du développement industriel, beaucoup de cités européennes sont devenues le théâtre de manifestations prestigieuses qui s’y développaient en raison même de l’attractivité patrimoniale de leur centre historique (Festival international d’Édimbourg, Holland Festival à Amsterdam, Festival d’été de Dubrovnik). La concentration de ces festivals sur des sites historiques conférait aux lieux choisis une aura pré-industrielle. La création de festivals musicaux en Espagne, sous un régime dictatorial, se fondait sur un agenda économique, touristique et symbolique : dans un pays en proie au sous-développement chronique, on créait des enclaves d’excellence à l’attention de visiteurs fortunés (Semaine de musique religieuse à Cuenca, Festival de Palma de Majorque aux Baléares). La création de tels festivals résultait de la rencontre entre des personnalités du monde artistique – artistes, critiques, programmateurs – et des autorités nationales ou locales, désireuses de qualifier un édifice comme un repère prestigieux dans l’agenda international des festivals et des festivaliers (opéras de Budapest et de Bayreuth). Pour cette catégorie de visiteurs avertis, le temps du festival entrait en résonance avec les fastes atemporels de la haute culture, déliés des préoccupations socio-économiques contemporaines. L’une des qualités principales de ce mode de festivalisation était la capacité à raviver un passé plus rêvé que « commun ». Les échos de ces préoccupations animaient les débats des membres de l’Association européenne des festivals de musique [3] , créée en 1952 par le philosophe Denis de Rougemont et le chef d’orchestre, Igor Markevitch. Face aux critiques de gauche notamment italiennes sur l’inutilité sociale des festivals de musique savante, réservés à « une clientèle snob et non démocrate  [4]  », les responsables de l’association insistaient en 1956, sur « l’atmosphère particulière à laquelle concourent le paysage, le caractère de la ville, l’engagement de ses habitants et les traditions culturelles de toute une région ».

Nouveaux engagements esthétiques et culturels sur fond de désindustrialisation

Avec la fin des Trente Glorieuses, la première génération des festivals est contestée par de nouveaux entrants dans la carrière, à la fois issus des courants minoritaires et régionalistes et de nouvelles écoles de pensée artistique, relayés par des édiles locaux qui mettent le rôle démocratique de la culture au premier plan. Dans l’arène des classements culturels, les amateurs de rock s’imposent par des manifestations bruyantes et vibrantes qui s’appuient sur le scandale comme premier mode de reconnaissance (Festival de Roskilde, Danemark, Paléo Festival de Nyon, Suisse, Festival de Glastonbury, Royaume-Uni, Roch Werter en Belgique respectivement créés entre 1951 et 1970).

Parallèlement, des cités apparaissent comme les laboratoires des expressions scéniques nouvelles dans des programmations délibérément internationales et utilisant souvent la rue et les espaces non dédiés comme lieux de représentation : Polverigi (Italie), Belgrade (Yougoslavie), Wroclaw (Pologne), Nancy...

Quant aux cultures régionales, elles dessinent alors les premiers traits de leur émergence dans l’espace public : Festival de Carinthie (Autriche) et Interceltique de Lorient, 1971.

Ces mobilisations convergent avec la désindustrialisation qui frappe successivement l’Europe occidentale du nord au sud. De vastes infrastructures commerciales, industrielles et portuaires se trouvent désaffectées. Certaines sont détruites, mais celles qui demeurent se trouvent réappropriées à la fois comme espaces de création et de production culturelles d’un genre nouveau et en tant que témoins de la mémoire industrielle. C’est donc un patrimoine d’une autre essence qui se trouve valorisé, en rupture avec la référence aux monuments et quartiers historiques et fondé sur des récits concurrents de la ville, lieu de production et de mémoire ouvrière. Des festivals sont organisés pour promouvoir l’inauguration et le fonctionnement de ces nouveaux lieux, à la demande ou avec l’appui d’élus locaux préoccupés par la nécessité de recréer un sentiment d’appartenance dans des espaces urbains socialement déprimés et en butte à la spéculation immobilière. Ce mouvement, qualifié aux États-Unis et au Royaume-Uni de « régénération urbaine », s’étend progressivement à toute l’Europe : Glasgow, Rotterdam, Helsinki, Copenhague, Bruxelles, Berlin-Ouest en sont les premiers avant-postes [5] .

Les rapides mutations est-européennes

Outre une lecture nouvelle de la ville et des ses fractures, le mouvement festivalier entend non seulement mobiliser des visiteurs extérieurs, mais aussi, et surtout, les habitants des espaces urbains. Dans cette perspective, il opère une re-territorialisation et dessine de nouvelles continuités urbaines. Ces initiatives se développent en Europe centrale et orientale, avec une rapidité surprenante à partir des années 1990, dans un contexte de mutations politiques, économiques et sociales de grande ampleur. Les milieux non institutionnels de la culture créent des festivals artistiques internationaux, tout à la fois pour s’assurer des financements extérieurs, se donner une marge de manœuvre sous le label européen, permettre aux artistes et aux publics de se confronter aux expressions artistiques venues d’ailleurs et consolider leurs réseaux internationaux, tant en termes de création que de conditions de travail et de diffusion : Tanec Praha à Prague, Divadelna Nitra à Nitra (Slovaquie), Malta à Poznán, Moving Cake à Ljubljana, naissent dans le milieu des années 1990. Certains d’entre eux investissent puis se voient confier des « friches » industrielles et militaires ou d’anciens équipements collectifs. C’est le cas de Bunker, organisateur de Moving Cake, qui, avec d’autres associations, s’installe dans une ancienne caserne au centre de la capitale slovène et de Malta qui investit, à Poznán, des équipements sportifs construits au temps du communisme.

 

La rue en scène dans des espaces publics fragilisés

Face aux enjeux économiques et sociaux des années 2000, les villes européennes se trouvent confrontées à des pressions grandissantes. La circulation mondiale des capitaux leur impose de promouvoir une attractivité qu’elles construisent à partir de différents pôles (recherche, implantation d’entreprises de services, tourisme...). Un festival reconnu, drainant une participation internationale, peut apparaître comme le gage symbolique de cette attractivité, comme, en France, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Mais, parallèlement, les grandes villes deviennent des « entrepreneurs politiques  [6]  », devant gérer au mieux la coexistence de multiples populations, langues et mémoires. C’est pourquoi, avec l’accord des élus, une nouvelle génération de manifestations dites « participatives » émerge, sous forme de carnavals et de « festivals des arts urbains ». À côté des festivals, ou en coopération avec ces derniers, les carnavals deviennent des rendez-vous réguliers dans nombre de villes : Lyon, Bruxelles, Notting Hill, Berlin, Bordeaux... pour ne citer que quelques exemples. Tous ces événements s’appuient sur une pédagogie informelle établie dans la durée, engagée avec des quartiers, des associations, des établissements scolaires, associant des artistes amateurs et bénéficiant d’un nombre considérable d’apports bénévoles. Parallèlement, les festivals d’art de la rue ou arts in situ se développent en Europe, à partir des exemples pionniers de la France et de l’Espagne (Fira de Teatre al Carrer de Tarrega, Espagne, 1981, « Éclats » à Aurillac à partir de 1986). Les mutations urbaines génèrent encore une nouvelle génération de festivals, nés pour la plupart au début des années 2000, et regroupés par Katarina Pejovic sous le terme de « festivals d’art urbain  [7]  ». Au nombre de trente à quarante en Europe, ces manifestations comportant une majorité d’offres gratuites, structurent littéralement leur programmation sur le thème de la ville elle-même. Nous ne retiendrons ici que deux exemples, celui d’InnMotion créé à Barcelone par la chorégraphe Simona Levi et le Festival de Zagreb, tous deux nés en 2001. Outre une programmation de spectacles vivants contemporains, InnMotion fait la part belle à des dîners de quartier et à des débats où les problèmes de logement, d’urbanisme et d’emploi sont largement débattus. Disposant désormais d’une ancienne usine aménagée au centre de Zagreb, le festival d’art urbain de cette ville déplace systématiquement ses interventions dans des lieux oubliés ou relégués, tout en organisant des débats nourris sur la condition citadine.

 

Les festivals, une réponse aux modes contemporains de socialisation ?

Une enquête menée par CIRCLE, en coopération avec le Groupe de recherche sur les festivals européens et Interarts, de mai à octobre 2007, a permis de réunir des données sur l’attention des pouvoirs publics au phénomène festivalier. Incontestablement, malgré des prises en compte très inégales, les festivals figurent de plus en plus à l’agenda des pouvoirs publics, tous échelons confondus. Avant de mesurer plus avant les caractéristiques de ces contributions, il est peut-être utile de se demander pourquoi les festivals semblent répondre aux attentes contemporaines, tant dans la forme d’événement qu’ils suscitent que par leur impact. En effet, si les pouvoirs publics prennent de plus en plus en compte le phénomène festivalier, quitte à vouloir réduire son périmètre, c’est bien parce qu’il semble une réponse idoine à toute une série de questions aujourd’hui posées dans les sociétés où il se développe.

Pourquoi la forme « festival » paraît-elle si bien adaptée aux imaginaires contemporains ? Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question. Retenons tout d’abord les hypothèses de succès des festivals telles que les a avancées l’Observatoire de Budapest en 2006  [8] . Une série de remarques concerne tout d’abord les individus eux-mêmes : les festivals génèrent une sensation d’égalité par-delà les clivages sociaux. Ils proposent le « meilleur » d’un domaine et les spectateurs se sentent privilégiés. Ils offrent un avant-goût de culture à des personnes « peu concernées », en particulier les jeunes. Les formes de la culture populaire y deviennent les « hôtes » de la haute culture et des actes de la vie quotidienne comme le boire et le manger revêtent, par là-même, l’aspect d’évènements exceptionnels. Beaucoup de festivals se caractérisent donc comme un carrefour informel, leur fréquentation est facultative, leur caractère ponctuel libère de toute sensation d’obligation à long terme. Et d’ailleurs peu importe que la manifestation se répète d’une année sur l’autre. Dans leur politique de communication, beaucoup de festivals insistent sur leur caractère unique et fugace de l’édition du moment, susceptible de briser la routine quotidienne et d’offrir des instantanés de plaisir et d’émotion. De ce point de vue, certains festivals s’ajustent a priori parfaitement aux promesses d’expérience immédiate et intense qui sous-tend une bonne part des stratégies de marketing  [9] .

Par ailleurs, les festivals construisent l’image d’une communauté dont les caractéristiques ont été aussi scrutées par les chercheurs de Budapest : tout d’abord, il s’agit d’une sociabilité fluide, « liquide » pour reprendre le terme de Zygmunt Bauman à propos de la modernité  [10] . Les auteurs canadiens Éric Gagnon et Andrée Fortin décrivent les mobilisations sociales actuelles comme « une forme d’individualisation et d’affirmation des différences et des particularités de chacun ; multiples identités et souvent transitoires  [11]  ». Par leur caractère agrégatif dans un seul lieu, les festivals seraient susceptibles de proposer toute une gamme d’activités dans laquelle chacun puise à loisir ce qui lui conviendra le mieux – différents styles artistiques, des programmations en compétition et hors compétition, des spectacles pour enfants, des débats… Dans le cadre de cette socialisation « à la carte », les festivals offriraient « une culture diversifiée pour des gens divers », comme en témoignent les habitants d’Helsinki interrogés par Satu Silvanto  [12] . D’après les chercheurs de Budapest, les festivals confortent le sentiment d’identité d’un territoire, en particulier lorsque des organisateurs locaux y sont impliqués. Au-delà, les festivals internationaux ouvrent les imaginaires à tous les champs des possibles. Face aux peurs de standardisation engendrées par la globalisation des loisirs, le festival constitue une ressource de « singularisation », à partir du moment où « c’est le champ culturel, artistique ou créatif qui délimite l’espace de l’échange et non l’identité primordiale du territoire, [...] le festival devient le lieu dense et éphémère d’une globalité culturelle mise à disposition des subjectivités singulières  [13]  ». Ainsi, les festivals contribueraient à localiser le monde, tout en créant des espaces locaux « à échelle multiple », et non plus seulement dépendants des hiérarchies territoriales physiques et administratives  [14] . Et par-là même, soutiennent les chercheurs de Budapest, ils contribueraient à réduire les préjugés à l’égard des cultures étrangères.

 

De l’excellence à la promotion/cohésion des territoires

D’après les informations recueillies par CIRCLE dans dix-sept pays ou régions en Europe, les attentes nationales diffèrent parfois des attentes régionales et locales. Ainsi, en Angleterre, le Conseil des Arts privilégie l’excellence artistique et la dimension internationale des festivals alors que les autorités locales prennent d’abord en compte leurs effets positifs sur la communauté. Toutefois, dans beaucoup de pays, la part des financements nationaux aux festivals demanderait une analyse plus affinée, étant donné que ceux-ci apparaissent rarement comme tels dans la liste des financements, les critères de leurs subventions restant attachés aux disciplines de référence. Pour ce qui est du spectacle vivant, les festivals de musique seraient les plus financés, suivis par ceux de théâtre, la danse contemporaine restant la moins lotie. D’après l’enquête de CIRCLE, on peut toutefois noter que les gouvernements du Portugal, de Pologne, de Bulgarie, d’Estonie et de Hongrie et les deux principales communautés de Belgique se sont efforcés, ces dernières années, de définir des critères et des modes d’intervention pour les festivals. Dans ces pays, les critères de la qualité artistique et la dimension internationale sont contrebalancés par d’autres, témoignant sans doute d’une évolution des attentes nationales à leur sujet. Citons les critères du ministère de la Culture de Bulgarie, lequel soutient onze festivals de spectacle vivant sur une base régulière : le partenariat avec les municipalités, la qualité de la programmation, le respect des droits d’auteur, l’élargissement du public, les programmations parallèles, l’organisation de tables rondes, de discussions et d’activités promotionnelles. Autrement dit, comme le souligne Dragan Klaic, la dimension pédagogique des festivals semble de plus en plus sollicitée. On attend de leur part des formes de médiation allant au-delà de l’offre artistique et censées contribuer à l’élargissement des publics et à la cohésion de la communauté.

Dans la plupart des pays, le rôle prépondérant en matière de financement, revient aux régions – ou aux États fédérés – et aux collectivités locales. En Communauté flamande de Belgique par exemple, le rôle social des festivals semble l’emporter sur toute autre préoccupation : l’idée de produire la ville autrement, de permettre un partage effectif des imaginaires, figure en tête des préoccupations. N’oublions pas non plus que la Flandre a été pionnière en matière de communication commune sur l’ensemble des festivals se déroulant dans la région, et ce sans doute en lien avec des préoccupations identitaires exprimées depuis plusieurs décennies. Depuis 2001, en Flandre, des soutiens pluriannuels sont mobilisables par les festivals. Il ne s’agit pas là d’un cas unique, mais cette mesure apparaît comme un indice supplémentaire de la détermination de la Flandre à offrir un cadre de travail propice aux festivals.

La dimension internationale est-elle toujours présente à l’échelon local ? L’expert Lluis Bonet observe qu’en Espagne, le nombre de festivals de spectacle vivant a été multiplié par deux, entre 1990 et 2000. 70% d’entre eux sont gérés par des entités locales et très peu présentent une dimension internationale.

La situation polonaise est intéressante : terre de festivals de longue date, ce pays a connu une organisation rapide de sa décentralisation après 1990. Alors que le ministère de la Culture cofinance un certain nombre de festivals avec des municipalités, une concurrence s’est instaurée entre ces dernières pour attirer – et retenir – des manifestations d’importance. Ainsi, en 2004, le festival « Port Legnica » a déménagé de Legnica à Wroclaw, en raison des avantages contractuels proposés par cette dernière cité, laquelle d’ailleurs n’hésite pas à se promouvoir comme « ville des festivals  [15]  ».

À l’ouest comme à l’est de l’Europe, on constate donc de fortes disparités entre métropoles nationales et régionales et localités de plus petite taille. Alors que les premières ont les moyens de créer un véritable milieu festivalier, propre à animer la vie de la cité et de la région pendant plusieurs mois, les autres misent sur un nombre plus restreint de festivals, sauf exception, de dimension moins internationale. Dans certains cas, la « réinvention » de la tradition locale y est aussi utilisée comme un vecteur de promotion, tant du point de vue des responsables locaux que d’une partie des habitants et des touristes.

En termes d’organisation, il serait intéressant de faire le départ précis entre les festivals commandés par des collectivités, sans que d’ailleurs le thème en soit toujours fixé a priori et de ceux qui émanent de professionnels du milieu culturel, mais exigeant, dans la plupart des cas, une coopération entre ces derniers et les représentants d’une ou de plusieurs autorités locales. L’enquête de CIRCLE a également confirmé que la tentative de mainmise des collectivités sur les festivals n’était pas rare, notamment dans les communes de petite taille. C’est le cas en Espagne, mais également en Hongrie où les entités locales mettent une partie de leur personnel à disposition – gratuite – des festivals. Ce type de fonctionnement est considéré par les rédacteurs du rapport de CIRCLE, comme préjudiciable à l’indépendance éditoriale des responsables tout comme à l’efficacité de leur gestion.

 

Festival ou evenementiel ?

Depuis quelques années, l’attention portée aux festivals semble se dissoudre dans un référentiel plus large, celui de l’événementiel. Cet élargissement des catégories tient peut-être à la difficulté grandissante de définir ce qu’est un festival, comme le suggéraient Emmanuel Négrier et Marie-Thérès Jourda en 2007 : « Le dénombrement des festivals est une tâche presque impossible, car le terme embrasse trop de réalités disparates, incomparables, et pour lesquelles l’usage même du terme ne peut faire illusion  [16] . » De même, Dragan Klaic pense que le terme de festival « s’applique de façon arbitraire à un nombre croissant de phénomènes hétérogènes, motivés par des enjeux artistiques, politiques, communautaires ou commerciaux [17]  ». Toujours est-il que l’Université Métropolitaine de Leeds au Royaume-Uni (Leeds Met) s’est dotée d’un centre pour la gestion de l’événementiel (UK Centre for Events Management). Sur le site de ce dernier, des offres prometteuses sont faites aux étudiants potentiellement intéressés : « Nos cours offrent une exploration passionnante du monde des événements – depuis les manifestations sportives à grande échelle […] jusqu’aux festivals, lancements de produits, conférences et expositions. » Quant au Centre de recherche sur les « biens d’expérience » de l’Université danoise de Roskilde (Centre for Experience Research), il inclut les événements dont les festivals, au rang des activités de service à haute valeur symbolique, au même titre que les médias ou le design. Dans ce contexte dont les Capitales européennes de la Culture constituent une illustration, une question difficile se pose : quelle articulation peut-on trouver entre l’activité des festivals et les offres culturelles de long terme ? Selon Claude Vauclare, la mise en œuvre de cette articulation « pourrait participer […] au renouvellement des politiques culturelles [18] ». De plus en plus de structures culturelles, notamment en France, mettent en œuvre des festivals, selon elles, susceptibles d’intéresser un public différent du public habituel, tout en autorisant des audaces par rapport à la programmation régulière. C’était le propos de Charles Tordjman lorsqu’il a créé le festival « Passages » à la Manufacture de Nancy dont il était alors le directeur : « Durant l’année, on ne vit pas de la même manière la rencontre, on ne connaît pas ces surprises qu’apporte un festival [19] »

L’un des points sur lesquels l’on peut suivre Claude Vauclare quant à la source d’inspiration que peuvent constituer les festivals pour les activités culturelles de long terme, est certainement les compétences développées par les festivals en matière de partenariat. Dans leur étude déjà citée concernant quatre-vingt-six festivals français, Emmanuel Négrier et Marie-Thérèse Jourda signalent la diversité des partenariats développés par les festivals, devenus « d’une certaine manière, les médiateurs de ces relations entre collectivités publiques, mécènes, sociétés de droit et associations  [20]  ». Cette assertion rejoint les conclusions de Dragan Klaic qui évoque « l’art du partenariat » comme l’une des caractéristiques des festivals internationaux de spectacle vivant. Il cite, à ce propos, l’expérience d’une ville néerlandaise, Groningue, où les considérations de marketing liées à l’implantation d’un festival, ont, semble-t-il, généré des alliances locales durables. Groningue (175 000 habitants) est une ville universitaire du nord des Pays-Bas, de haut niveau culturel, mais souffrant « d’une réputation de rigidité calviniste ». Or, soucieux de diversifier et d’élargir ses publics, le musée de Groningue s’est engagé, en 2005, dans la réalisation d’un festival consacré à Sergei Diaghilev. L’objectif de ce festival était de montrer l’interaction à l’œuvre entre les avant-gardes européennes avant et après la Seconde Guerre mondiale. Des manifestations associant toutes les disciplines ont donc été organisées, avec un grand succès public. Ce festival unique a permis de jeter des ponts entre toutes les institutions culturelles de la ville, désormais regroupées au sein d’un fonds spécial pour « les activités culturelles grand public », avec le soutien de la municipalité et de la province, ainsi que de plusieurs entreprises. Pourtant, conclut Dragan Klaic, une telle expérience reste peu répandue tant les partenariats liés au contexte local, sont encore source de concurrence plus que de coopération.

 

Au terme de ce parcours rapide, il importe de dire que la succession des générations de festivals n’implique aucunement la disparition des festivals historiques, mais bien plutôt leur évolution dans le contexte mouvant qui est le leur. Un festival de cinquante ans ou plus – comme dans les cas de Venise, de Salzbourg, de Vérone ou d’Orange – revêt, au fil du temps, différents avatars qui sont autant de costumes le préparant à passer le temps. Si les collectivités locales et certains États misent sur les festivals comme des gages de créativité et de production symbolique, il reste à se demander comment les compétences propres aux festivals peuvent se conjuguer utilement et durablement avec l’irrigation culturelle quotidienne des espaces de vie et de travail. Les politiques publiques locales ont, sur ce point, de vastes chantiers devant elles, chantiers dont la coopération européenne et internationale peut faciliter l’aboutissement.

 

Anne-Marie Autissier
Institut d’études européennes de l’Université de Paris 8


[1] European Festival Research Project (EFRP). Les contributions du groupe sont consultables sur le site de l’Association européenne des Festivals : www.efa-aef.org/efrp. L’EFRP est constitué d’un consortium regroupant l’Université de Montfort (Royaume-Uni), l’Institut d’études européennes de Paris 8, l’Université de Leiden (Pays-Bas), l’Observatoire de Budapest et la Fondation Fitzcarraldo (Italie).
[2] Cultural Information and Research Centres Liaison in Europe.
[3] Devenue l’Association européenne des festivals, déjà citée, à la fin des années 1970
[4] Il Contemporaneo, 1956.
[5] Un réseau culturel européen s’est constitué sur la base de ces premières initiatives, Trans Europe Halles.
[6] Selon l’expression d’Alain Bertho, « Lieux éphémères de la mondialisation culturelle », in Anne-Marie Autissier [coord.], L’Europe des festivals, De Zagreb à Édimbourg, points de vue croisés, Les Éditions de l’Attribut/ Culture Europe International, Toulouse, 2008, p. 45.
[7] Katarine Pejovic, « Les festivals d’art urbain : une empreinte sur le territoire », in Anne-Marie Autissier [coord.], op. cit., p. 61.
[8] Zsuzsa Hunyadi, Péter Inkei et János Zoltán Szabó, Festival-world Summary Report, National Survey on Festivals in Hungary, Kutúrpont Iroda, The Budapest Observatory, Budapest, 2006.

[9] Voir, en particulier, Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, Paris, 2005.
[10] Voir notamment, Zygmunt Bauman, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006.
[11] Éric Gagnon, Andrée Fortin, Nouvelles Pratiques Sociales, vol. 15, n° 2, 2002, p. 75.
[12] Satu Silvanto « La participation des habitants d’Helsinki aux festivals : le cas d’Helsinki » in Anne-Marie Autissier [coord], op. cit., p. 119.
[13] Alain Bertho, Ibidem, p. 49.
[14] Le terme de « local à échelle multiple » est emprunté à Saskia Sassen, La globalisation. Une sociologie, Gallimard, Paris, 2009, p. 206.
[15] Anne-Marie Autissier et Andreas Korb « Décentralisation et coopération européenne », Culture Europe International, Dossier « Pologne », avril 2004, p. 6-7.
[16] Les nouveaux territoires des festivals, France Festivals/Michel de Maule, 2007, p. 10.
[17] « Du festival à l’événementiel », in Anne-Marie Autissier [coord.], op. cit., p. 211.
[18] Étude du ministère de la Culture et de la Communication : www.culture.gouv.fr/deps, 2009 - 3.
[19] Extrait de « Ces lieux qui créent un festival » (propos recueillis par Marie-Agnès Joubert) in La Scène, n° 44, mars 2007, Dossier spécial « Festivals ».

[20] Emmanuel Négrier et Marie-Thérèse Jourda, op. cit., p. 97.

Pour citer cet article :
Anne-Marie Autissier, « Le rôle des festivals à l’aune des ambitions urbaine » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/AM_Autissier.html
Auteur : Anne-Marie Autissier
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944



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