Le rôle des festivals à l’aune des ambitions urbaines
Lorsqu’en 2004,
Dragan Klaic a eu l’idée de créer un groupe de
recherche européen sur les festivals
[1]
,
il est parti d’un constat partagé par un certain nombre de chercheurs : la
multiplication des festivals à l’échelle du continent, en particulier, depuis
les années 1980 – phénomène renforcé par la création ou la relance de
nombreux festivals en Europe centrale et orientale. Nous manquons de chiffres
pour attester de l’ampleur de ce mouvement, mais nous pouvons considérer que le
titre de « festival » est revendiqué par plus de 6 000
manifestations se déployant aujourd’hui en Europe, de taille et de durée
diverses et embrassant tous les sujets possibles – de la danse à la
gastronomie, via la géographie et la science.
Si le Groupe de
recherche européen sur les festivals s’est principalement intéressé aux
festivals des arts de la scène à vocation internationale situés dans les
espaces urbains, nous avons également considéré de façon plus ponctuelle d’autres
thématiques. Plusieurs caractéristiques nous ont paru communes à ces événements :
l’évolution de leur rôle depuis les années fondatrices (entre-deux-guerres et
surtout post-Seconde Guerre mondiale), leur fonction de dé- et de re-territorialisation des espaces, ainsi que leur
signification spécifique dans l’ensemble des mobilisations individuelles et
collectives actuelles. Enfin, nous nous sommes penchés, avec le groupe CIRCLE
[2]
, sur la prise en
compte des festivals par les politiques publiques.
Les premiers
festivals : prestige et tradition, plongée dans une mémoire pré-industrielle
À l’époque du
développement industriel, beaucoup de cités européennes sont devenues le
théâtre de manifestations prestigieuses qui s’y développaient en raison même de
l’attractivité patrimoniale de leur centre historique (Festival international
d’Édimbourg, Holland Festival à Amsterdam, Festival d’été de Dubrovnik). La
concentration de ces festivals sur des sites historiques conférait aux lieux
choisis une aura pré-industrielle. La création de
festivals musicaux en Espagne, sous un régime dictatorial, se fondait sur un
agenda économique, touristique et symbolique : dans un pays en proie au
sous-développement chronique, on créait des enclaves d’excellence à l’attention
de visiteurs fortunés (Semaine de musique religieuse à Cuenca, Festival de
Palma de Majorque aux Baléares). La création de tels festivals résultait de la
rencontre entre des personnalités du monde artistique – artistes,
critiques, programmateurs – et des autorités nationales ou locales,
désireuses de qualifier un édifice comme un repère prestigieux dans l’agenda
international des festivals et des festivaliers (opéras de Budapest et de
Bayreuth). Pour cette catégorie de visiteurs avertis, le temps du festival
entrait en résonance avec les fastes atemporels de la haute culture, déliés des
préoccupations socio-économiques contemporaines. L’une des qualités principales
de ce mode de festivalisation était la capacité à
raviver un passé plus rêvé que « commun ». Les échos de ces
préoccupations animaient les débats des membres de l’Association européenne des
festivals de musique
[3]
,
créée en 1952 par le philosophe Denis de Rougemont et le chef d’orchestre, Igor
Markevitch. Face aux critiques de gauche notamment italiennes sur l’inutilité
sociale des festivals de musique savante, réservés à « une clientèle snob
et non démocrate
[4]
»,
les responsables de l’association insistaient en 1956, sur « l’atmosphère
particulière à laquelle concourent le paysage, le caractère de la ville, l’engagement
de ses habitants et les traditions culturelles de toute une région ».
Nouveaux
engagements esthétiques et culturels sur fond de désindustrialisation
Avec la fin des
Trente Glorieuses, la première génération des festivals est contestée par de nouveaux
entrants dans la carrière, à la fois issus des courants minoritaires et
régionalistes et de nouvelles écoles de pensée artistique, relayés par des
édiles locaux qui mettent le rôle démocratique de la culture au premier plan.
Dans l’arène des classements culturels, les amateurs de rock s’imposent par des
manifestations bruyantes et vibrantes qui s’appuient sur le scandale comme
premier mode de reconnaissance (Festival de Roskilde, Danemark, Paléo Festival
de Nyon, Suisse, Festival de Glastonbury, Royaume-Uni, Roch Werter en Belgique respectivement créés entre 1951 et 1970).
Parallèlement, des
cités apparaissent comme les laboratoires des expressions scéniques nouvelles
dans des programmations délibérément internationales et utilisant souvent la
rue et les espaces non dédiés comme lieux de représentation : Polverigi (Italie), Belgrade (Yougoslavie), Wroclaw
(Pologne), Nancy...
Quant aux cultures
régionales, elles dessinent alors les premiers traits de leur émergence dans
l’espace public : Festival de Carinthie (Autriche) et Interceltique de Lorient, 1971.
Ces mobilisations
convergent avec la désindustrialisation qui frappe successivement l’Europe
occidentale du nord au sud. De vastes infrastructures commerciales,
industrielles et portuaires se trouvent désaffectées. Certaines sont détruites,
mais celles qui demeurent se trouvent réappropriées à la fois comme espaces de
création et de production culturelles d’un genre nouveau et en tant que témoins
de la mémoire industrielle. C’est donc un patrimoine d’une autre essence qui se
trouve valorisé, en rupture avec la référence aux monuments et quartiers
historiques et fondé sur des récits concurrents de la ville, lieu de production
et de mémoire ouvrière. Des festivals sont organisés pour promouvoir
l’inauguration et le fonctionnement de ces nouveaux lieux, à la demande ou avec
l’appui d’élus locaux préoccupés par la nécessité de recréer un sentiment
d’appartenance dans des espaces urbains socialement déprimés et en butte à la
spéculation immobilière. Ce mouvement, qualifié aux États-Unis et au
Royaume-Uni de « régénération urbaine », s’étend progressivement à
toute l’Europe : Glasgow, Rotterdam, Helsinki, Copenhague, Bruxelles,
Berlin-Ouest en sont les premiers avant-postes
[5]
.
Les rapides
mutations est-européennes
Outre une lecture
nouvelle de la ville et des ses fractures, le mouvement festivalier entend non
seulement mobiliser des visiteurs extérieurs, mais aussi, et surtout, les
habitants des espaces urbains. Dans cette perspective, il opère une re-territorialisation et dessine de nouvelles continuités
urbaines. Ces initiatives se développent en Europe centrale et orientale, avec
une rapidité surprenante à partir des années 1990, dans un contexte de
mutations politiques, économiques et sociales de grande ampleur. Les milieux
non institutionnels de la culture créent des festivals artistiques
internationaux, tout à la fois pour s’assurer des financements extérieurs, se
donner une marge de manœuvre sous le label européen, permettre aux artistes et
aux publics de se confronter aux expressions artistiques venues d’ailleurs et
consolider leurs réseaux internationaux, tant en termes de création que de
conditions de travail et de diffusion : Tanec Praha à Prague, Divadelna Nitra à
Nitra (Slovaquie), Malta à Poznán, Moving Cake à Ljubljana, naissent dans le milieu des années 1990. Certains d’entre eux
investissent puis se voient confier des « friches » industrielles et
militaires ou d’anciens équipements collectifs. C’est le cas de Bunker,
organisateur de Moving Cake, qui, avec d’autres
associations, s’installe dans une ancienne caserne au centre de la capitale
slovène et de Malta qui investit, à Poznán, des
équipements sportifs construits au temps du communisme.
La rue en scène
dans des espaces publics fragilisés
Face aux enjeux
économiques et sociaux des années 2000, les villes européennes se trouvent
confrontées à des pressions grandissantes. La circulation mondiale des capitaux
leur impose de promouvoir une attractivité qu’elles construisent à partir de
différents pôles (recherche, implantation d’entreprises de services,
tourisme...). Un festival reconnu, drainant une participation internationale,
peut apparaître comme le gage symbolique de cette attractivité, comme, en
France, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Mais,
parallèlement, les grandes villes deviennent des « entrepreneurs
politiques
[6]
»,
devant gérer au mieux la coexistence de multiples populations, langues et
mémoires. C’est pourquoi, avec l’accord des élus, une nouvelle génération de
manifestations dites « participatives » émerge, sous forme de
carnavals et de « festivals des arts urbains ». À côté des festivals,
ou en coopération avec ces derniers, les carnavals deviennent des rendez-vous
réguliers dans nombre de villes : Lyon, Bruxelles, Notting Hill, Berlin, Bordeaux... pour ne citer que quelques exemples. Tous ces
événements s’appuient sur une pédagogie informelle établie dans la durée,
engagée avec des quartiers, des associations, des établissements scolaires,
associant des artistes amateurs et bénéficiant d’un nombre considérable
d’apports bénévoles. Parallèlement, les festivals d’art de la rue ou arts in situ se développent en Europe, à
partir des exemples pionniers de la France et de l’Espagne (Fira de Teatre al Carrer de Tarrega,
Espagne, 1981, « Éclats » à Aurillac à partir de 1986). Les mutations
urbaines génèrent encore une nouvelle génération de festivals, nés pour la
plupart au début des années 2000, et regroupés par Katarina Pejovic sous le terme de « festivals d’art urbain
[7]
». Au nombre de trente à quarante
en Europe, ces manifestations comportant une majorité d’offres gratuites,
structurent littéralement leur programmation sur le thème de la ville
elle-même. Nous ne retiendrons ici que deux exemples, celui d’InnMotion créé à Barcelone par la chorégraphe Simona Levi
et le Festival de Zagreb, tous deux nés en 2001. Outre une programmation de
spectacles vivants contemporains, InnMotion fait la
part belle à des dîners de quartier et à des débats où les problèmes de
logement, d’urbanisme et d’emploi sont largement débattus. Disposant désormais
d’une ancienne usine aménagée au centre de Zagreb, le festival d’art urbain de
cette ville déplace systématiquement ses interventions dans des lieux oubliés
ou relégués, tout en organisant des débats nourris sur la condition citadine.
Les festivals, une
réponse aux modes contemporains de socialisation ?
Une enquête menée
par CIRCLE, en coopération avec le Groupe de recherche sur les festivals
européens et Interarts, de mai à octobre 2007, a permis
de réunir des données sur l’attention des pouvoirs publics au phénomène
festivalier. Incontestablement, malgré des prises en compte très inégales, les
festivals figurent de plus en plus à l’agenda des pouvoirs publics, tous
échelons confondus. Avant de mesurer plus avant les caractéristiques de ces
contributions, il est peut-être utile de se demander pourquoi les festivals
semblent répondre aux attentes contemporaines, tant dans la forme d’événement
qu’ils suscitent que par leur impact. En effet, si les pouvoirs publics
prennent de plus en plus en compte le phénomène festivalier, quitte à vouloir
réduire son périmètre, c’est bien parce qu’il semble une réponse idoine à toute
une série de questions aujourd’hui posées dans les sociétés où il se développe.
Pourquoi la forme
« festival » paraît-elle si bien adaptée aux imaginaires
contemporains ? Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question. Retenons
tout d’abord les hypothèses de succès des festivals telles que les a avancées
l’Observatoire de Budapest en 2006
[8]
. Une série de
remarques concerne tout d’abord les individus eux-mêmes : les festivals
génèrent une sensation d’égalité par-delà les clivages sociaux. Ils proposent
le « meilleur » d’un domaine et les spectateurs se sentent
privilégiés. Ils offrent un avant-goût de culture à des personnes « peu
concernées », en particulier les jeunes. Les formes de la culture
populaire y deviennent les « hôtes » de la haute culture et des actes
de la vie quotidienne comme le boire et le manger revêtent, par là-même,
l’aspect d’évènements exceptionnels. Beaucoup de festivals se caractérisent
donc comme un carrefour informel, leur fréquentation est facultative, leur
caractère ponctuel libère de toute sensation d’obligation à long terme. Et
d’ailleurs peu importe que la manifestation se répète d’une année sur l’autre.
Dans leur politique de communication, beaucoup de festivals insistent sur leur
caractère unique et fugace de l’édition du moment, susceptible de briser la
routine quotidienne et d’offrir des instantanés de plaisir et d’émotion. De ce
point de vue, certains festivals s’ajustent a
priori parfaitement aux promesses d’expérience immédiate et intense qui
sous-tend une bonne part des stratégies de marketing
[9]
.
Par ailleurs, les
festivals construisent l’image d’une communauté dont les caractéristiques ont
été aussi scrutées par les chercheurs de Budapest : tout d’abord, il
s’agit d’une sociabilité fluide, « liquide » pour reprendre le terme
de Zygmunt Bauman à propos
de la modernité
[10]
. Les auteurs canadiens Éric Gagnon et
Andrée Fortin décrivent les mobilisations sociales actuelles comme « une
forme d’individualisation et d’affirmation des différences et des
particularités de chacun ; multiples identités et souvent transitoires
[11]
». Par
leur caractère agrégatif dans un seul lieu, les festivals seraient susceptibles
de proposer toute une gamme d’activités dans laquelle chacun puise à loisir ce
qui lui conviendra le mieux – différents styles artistiques, des
programmations en compétition et hors compétition, des spectacles pour enfants,
des débats… Dans le cadre de cette socialisation « à la carte », les
festivals offriraient « une culture diversifiée pour des gens
divers », comme en témoignent les habitants d’Helsinki interrogés par Satu Silvanto
[12]
.
D’après les chercheurs de Budapest, les festivals confortent le sentiment
d’identité d’un territoire, en particulier lorsque des organisateurs locaux y
sont impliqués. Au-delà, les festivals internationaux ouvrent les imaginaires à
tous les champs des possibles. Face aux peurs de standardisation engendrées par
la globalisation des loisirs, le festival constitue une ressource de
« singularisation », à partir du moment où « c’est le champ
culturel, artistique ou créatif qui délimite l’espace de l’échange et non
l’identité primordiale du territoire, [...] le festival devient le lieu dense
et éphémère d’une globalité culturelle mise à disposition des subjectivités
singulières
[13]
».
Ainsi, les festivals contribueraient à localiser le monde, tout en créant des
espaces locaux « à échelle multiple », et non plus seulement
dépendants des hiérarchies territoriales physiques et administratives
[14]
. Et par-là
même, soutiennent les chercheurs de Budapest, ils contribueraient à réduire les
préjugés à l’égard des cultures étrangères.
De l’excellence à
la promotion/cohésion des territoires
D’après les
informations recueillies par CIRCLE dans dix-sept pays ou régions en Europe,
les attentes nationales diffèrent parfois des attentes régionales et locales.
Ainsi, en Angleterre, le Conseil des Arts privilégie l’excellence artistique et
la dimension internationale des festivals alors que les autorités locales
prennent d’abord en compte leurs effets positifs sur la communauté. Toutefois,
dans beaucoup de pays, la part des financements nationaux aux festivals
demanderait une analyse plus affinée, étant donné que ceux-ci apparaissent
rarement comme tels dans la liste des financements, les critères de leurs
subventions restant attachés aux disciplines de référence. Pour ce qui est du
spectacle vivant, les festivals de musique seraient les plus financés, suivis
par ceux de théâtre, la danse contemporaine restant la moins lotie. D’après
l’enquête de CIRCLE, on peut toutefois noter que les gouvernements du Portugal,
de Pologne, de Bulgarie, d’Estonie et de Hongrie et les deux principales
communautés de Belgique se sont efforcés, ces dernières années, de définir des
critères et des modes d’intervention pour les festivals. Dans ces pays, les
critères de la qualité artistique et la dimension internationale sont
contrebalancés par d’autres, témoignant sans doute d’une évolution des attentes
nationales à leur sujet. Citons les critères du ministère de la Culture de
Bulgarie, lequel soutient onze festivals de spectacle vivant sur une base
régulière : le partenariat avec les municipalités, la qualité de la
programmation, le respect des droits d’auteur, l’élargissement du public, les
programmations parallèles, l’organisation de tables rondes, de discussions et
d’activités promotionnelles. Autrement dit, comme le souligne Dragan Klaic, la dimension pédagogique des festivals semble de
plus en plus sollicitée. On attend de leur part des formes de médiation allant
au-delà de l’offre artistique et censées contribuer à l’élargissement des
publics et à la cohésion de la communauté.
Dans la plupart des
pays, le rôle prépondérant en matière de financement, revient aux régions
– ou aux États fédérés – et aux collectivités locales. En
Communauté flamande de Belgique par exemple, le rôle social des festivals
semble l’emporter sur toute autre préoccupation : l’idée de produire la ville
autrement, de permettre un partage effectif des imaginaires, figure en tête des
préoccupations. N’oublions pas non plus que la Flandre a été pionnière en
matière de communication commune sur l’ensemble des festivals se déroulant dans
la région, et ce sans doute en lien avec des préoccupations identitaires
exprimées depuis plusieurs décennies. Depuis 2001, en Flandre, des soutiens
pluriannuels sont mobilisables par les festivals. Il ne s’agit pas là d’un cas
unique, mais cette mesure apparaît comme un indice supplémentaire de la
détermination de la Flandre à offrir un cadre de travail propice aux festivals.
La dimension
internationale est-elle toujours présente à l’échelon local ? L’expert Lluis Bonet observe qu’en Espagne, le nombre de festivals
de spectacle vivant a été multiplié par deux, entre 1990 et 2000. 70% d’entre
eux sont gérés par des entités locales et très peu présentent une dimension
internationale.
La situation
polonaise est intéressante : terre de festivals de longue date, ce pays a connu
une organisation rapide de sa décentralisation après 1990. Alors que le
ministère de la Culture cofinance un certain nombre de festivals avec des
municipalités, une concurrence s’est instaurée entre ces dernières pour attirer
– et retenir – des manifestations d’importance. Ainsi, en 2004, le
festival « Port Legnica » a déménagé de Legnica à Wroclaw, en raison
des avantages contractuels proposés par cette dernière cité,
laquelle d’ailleurs n’hésite pas à se promouvoir comme « ville des
festivals
[15]
».
À l’ouest comme à
l’est de l’Europe, on constate donc de fortes disparités entre métropoles
nationales et régionales et localités de plus petite taille. Alors que les
premières ont les moyens de créer un véritable milieu festivalier, propre à
animer la vie de la cité et de la région pendant plusieurs mois, les autres
misent sur un nombre plus restreint de festivals, sauf exception, de dimension
moins internationale. Dans certains cas, la « réinvention » de la tradition
locale y est aussi utilisée comme un vecteur de promotion, tant du point de vue
des responsables locaux que d’une partie des habitants et des touristes.
En termes
d’organisation, il serait intéressant de faire le départ précis entre les
festivals commandés par des collectivités, sans que d’ailleurs le thème en soit
toujours fixé a priori et de ceux qui
émanent de professionnels du milieu culturel, mais exigeant, dans la plupart
des cas, une coopération entre ces derniers et les représentants d’une ou de
plusieurs autorités locales. L’enquête de CIRCLE a également confirmé que la
tentative de mainmise des collectivités sur les festivals n’était pas rare,
notamment dans les communes de petite taille. C’est le cas en Espagne, mais
également en Hongrie où les entités locales mettent une partie de leur
personnel à disposition – gratuite – des festivals. Ce type de
fonctionnement est considéré par les rédacteurs du rapport de CIRCLE, comme
préjudiciable à l’indépendance éditoriale des responsables tout comme à
l’efficacité de leur gestion.
Festival ou evenementiel ?
Depuis quelques
années, l’attention portée aux festivals semble se dissoudre dans un
référentiel plus large, celui de l’événementiel. Cet élargissement des
catégories tient peut-être à la difficulté grandissante de définir ce qu’est un
festival, comme le suggéraient Emmanuel Négrier et Marie-Thérès Jourda en 2007 : « Le dénombrement des festivals
est une tâche presque impossible, car le terme embrasse trop de réalités
disparates, incomparables, et pour lesquelles l’usage même du terme ne peut
faire illusion
[16]
. » De même, Dragan Klaic pense que le terme de festival « s’applique de
façon arbitraire à un nombre croissant de phénomènes hétérogènes, motivés par
des enjeux artistiques, politiques, communautaires ou commerciaux
[17]
».
Toujours est-il que l’Université Métropolitaine de Leeds au Royaume-Uni (Leeds
Met) s’est dotée d’un centre pour la gestion de l’événementiel (UK Centre for
Events Management). Sur le site de ce dernier, des offres prometteuses sont
faites aux étudiants potentiellement intéressés : « Nos cours offrent une
exploration passionnante du monde des événements – depuis les
manifestations sportives à grande échelle […] jusqu’aux festivals, lancements
de produits, conférences et expositions. » Quant au Centre de recherche
sur les « biens d’expérience » de l’Université danoise de Roskilde
(Centre for Experience Research),
il inclut les événements dont les festivals, au rang des activités de service à
haute valeur symbolique, au même titre que les médias ou le design. Dans ce
contexte dont les Capitales européennes de la Culture constituent une
illustration, une question difficile se pose : quelle articulation peut-on
trouver entre l’activité des festivals et les offres culturelles de long terme ?
Selon Claude Vauclare, la mise en œuvre de cette
articulation « pourrait participer […] au renouvellement des politiques
culturelles
[18]
».
De plus en plus de structures culturelles, notamment en France, mettent en œuvre
des festivals, selon elles, susceptibles d’intéresser un public différent du
public habituel, tout en autorisant des audaces par rapport à la programmation
régulière. C’était le propos de Charles Tordjman lorsqu’il a créé le festival
« Passages » à la Manufacture de Nancy dont il était alors le
directeur : « Durant l’année, on ne vit pas de la même manière la
rencontre, on ne connaît pas ces surprises qu’apporte un festival
[19]
»
L’un des points sur
lesquels l’on peut suivre Claude Vauclare quant à la
source d’inspiration que peuvent constituer les festivals pour les activités
culturelles de long terme, est certainement les compétences développées par les
festivals en matière de partenariat. Dans leur étude déjà citée concernant
quatre-vingt-six festivals français, Emmanuel Négrier et Marie-Thérèse Jourda signalent la diversité des partenariats développés
par les festivals, devenus « d’une certaine manière, les médiateurs de ces
relations entre collectivités publiques, mécènes, sociétés de droit et
associations
[20]
».
Cette assertion rejoint les conclusions de Dragan Klaic qui évoque « l’art du partenariat » comme l’une des caractéristiques
des festivals internationaux de spectacle vivant. Il cite, à ce propos,
l’expérience d’une ville néerlandaise, Groningue, où les considérations de
marketing liées à l’implantation d’un festival, ont, semble-t-il, généré des
alliances locales durables. Groningue (175 000 habitants) est une ville
universitaire du nord des Pays-Bas, de haut niveau culturel, mais souffrant
« d’une réputation de rigidité calviniste ». Or, soucieux de
diversifier et d’élargir ses publics, le musée de Groningue s’est engagé, en
2005, dans la réalisation d’un festival consacré à Sergei Diaghilev. L’objectif
de ce festival était de montrer l’interaction à l’œuvre entre les avant-gardes
européennes avant et après la Seconde Guerre mondiale. Des manifestations
associant toutes les disciplines ont donc été organisées, avec un grand succès
public. Ce festival unique a permis de jeter des ponts entre toutes les
institutions culturelles de la ville, désormais regroupées au sein d’un fonds
spécial pour « les activités culturelles grand public », avec le
soutien de la municipalité et de la province, ainsi que de plusieurs
entreprises. Pourtant, conclut Dragan Klaic, une
telle expérience reste peu répandue tant les partenariats liés au contexte
local, sont encore source de concurrence plus que de coopération.
Au terme de ce
parcours rapide, il importe de dire que la succession des générations de
festivals n’implique aucunement la disparition des festivals historiques, mais
bien plutôt leur évolution dans le contexte mouvant qui est le leur. Un
festival de cinquante ans ou plus – comme dans les cas de Venise, de
Salzbourg, de Vérone ou d’Orange – revêt, au fil du temps, différents
avatars qui sont autant de costumes le préparant à passer le temps. Si les
collectivités locales et certains États misent sur les festivals comme des
gages de créativité et de production symbolique, il reste à se demander comment
les compétences propres aux festivals peuvent se conjuguer utilement et
durablement avec l’irrigation culturelle quotidienne des espaces de vie et de
travail. Les politiques publiques locales ont, sur ce point, de vastes
chantiers devant elles, chantiers dont la coopération européenne et internationale
peut faciliter l’aboutissement.
Anne-Marie Autissier
Institut d’études
européennes de l’Université de Paris 8
[1]
European Festival Research Project (EFRP). Les contributions du groupe sont consultables sur le site de
l’Association européenne des Festivals : www.efa-aef.org/efrp.
L’EFRP est constitué d’un consortium regroupant l’Université de Montfort
(Royaume-Uni), l’Institut d’études européennes de Paris 8, l’Université de Leiden (Pays-Bas), l’Observatoire de Budapest et la
Fondation Fitzcarraldo (Italie).
[2]
Cultural Information and Research Centres
Liaison in Europe.
[3]
Devenue l’Association européenne des festivals, déjà citée, à la fin
des années 1970
[4]
Il Contemporaneo, 1956.
[5]
Un réseau culturel européen s’est constitué sur la base de ces
premières initiatives, Trans Europe Halles.
[6]
Selon l’expression d’Alain Bertho,
« Lieux éphémères de la mondialisation culturelle », in Anne-Marie Autissier [coord.], L’Europe des festivals, De Zagreb à
Édimbourg, points de vue croisés, Les Éditions de l’Attribut/ Culture
Europe International, Toulouse, 2008, p. 45.
[7]
Katarine Pejovic,
« Les festivals d’art urbain : une empreinte sur le territoire », in
Anne-Marie Autissier [coord.], op. cit., p. 61.
[8]
Zsuzsa Hunyadi, Péter Inkei et János Zoltán Szabó, Festival-world Summary Report, National Survey on Festivals in Hungary, Kutúrpont Iroda, The Budapest Observatory, Budapest, 2006.
[9]
Voir, en particulier, Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, La nouvelle culture du
capitalisme, La Découverte, Paris, 2005.
[10]
Voir notamment, Zygmunt Bauman, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon,
2006.
[11]
Éric Gagnon, Andrée Fortin, Nouvelles
Pratiques Sociales, vol. 15, n° 2, 2002, p. 75.
[12]
Satu Silvanto « La participation des habitants d’Helsinki aux festivals : le cas
d’Helsinki » in Anne-Marie Autissier [coord], op. cit., p. 119.
[13]
Alain Bertho, Ibidem, p. 49.
[14]
Le terme de « local à échelle multiple » est emprunté à
Saskia Sassen, La
globalisation. Une sociologie, Gallimard, Paris, 2009, p. 206.
[15]
Anne-Marie Autissier et Andreas Korb « Décentralisation et coopération
européenne », Culture Europe
International, Dossier « Pologne », avril 2004, p. 6-7.
[16]
Les nouveaux territoires des
festivals, France Festivals/Michel de Maule, 2007,
p. 10.
[17]
« Du festival à l’événementiel », in Anne-Marie Autissier [coord.], op. cit., p. 211.
[18]
Étude du ministère de la Culture et de la Communication : www.culture.gouv.fr/deps,
2009 - 3.
[19]
Extrait de « Ces lieux qui créent un festival » (propos
recueillis par Marie-Agnès Joubert) in La
Scène, n° 44, mars 2007, Dossier spécial « Festivals ».
[20]
Emmanuel Négrier et Marie-Thérèse Jourda, op. cit., p. 97.