Introduction
Une histoire comparée de la démocratisation de la
culture
En mai 2012, lors de la cérémonie
de passation des pouvoirs, la nouvelle ministre de la Culture et de la
Communication, Aurélie Filippetti, n’a pas manqué de souligner le
« dessein politique » qui légitime la politique culturelle en
France :
« ce dessein politique, au sens le plus
noble du terme, qui consiste et qui consistera pour moi à œuvrer pour que la
culture, pour que les arts soient accessibles au plus grand nombre, pour que tous
les enfants de France et que pour tous les Français d’où qu’ils viennent, où
qu’ils vivent, quelle que soit leur formation, leur parcours, leur cursus, quel
que soit leur niveau d’études auquel parfois on le sait c’est aussi la
malchance qui ne leur a pas permis d’atteindre, eh bien que tous les Français
aient accès à ces merveilles de l’art et de la culture, à cette ouverture sur
la curiosité des belles choses du monde (sic)[1] ».
Sous le
gouvernement précédent, la thématique de « la culture pour chacun »,
lancée par le ministère de la Culture, avait suscité un large et vif
débat : une nécessaire adaptation de la doctrine du ministère pour ses
promoteurs ; abandon de la culture pour tous selon les contempteurs de la
politique initiée par Frédéric Mitterrand[2]. La
« démocratisation » de la culture – par-delà la polysémie de la
notion – a en réalité été largement mobilisée par les acteurs des
politiques culturelles, depuis le décret fondateur de 1959 qui définit les
missions du ministère des Affaires culturelles, confié à André Malraux[3]. L’échec présumé de cette ambition est,
depuis deux décennies, au cœur des débats qui, de manière pérenne, concernent
le bilan, l’action et l’avenir du ministère de la Culture[4].
Mais la focalisation de l’historiographie française sur la situation nationale
a contribué à naturaliser cette configuration, même si l’approfondissement de
ce chantier reste d’actualité[5].
L’analyse
comparée a notamment le mérite de permettre un pas de côté, afin de mieux
mettre en évidence les singularités nationales. La cause semble aujourd’hui
entendue, et les vertus de l’histoire comparée, de l’histoire des transferts
culturels, de l’histoire croisée et de l’histoire connectée sont reconnues,
certes non sans débats et nuances, à l’heure de la globalisation et de
l’internationalisation de la scène académique. Il n’en reste pas moins vrai que
le jeu des échelles est à mobiliser, et à articuler en fonction des objets de
recherches et des problématiques. Il serait pour le moins hasardeux de passer
brutalement d’un dogme et d’une mode historiographique à l’autre : on
perdrait d’un côté ce que l’on gagnerait de l’autre. Aussi l’analyse dans le
cadre national reste à bien des égards essentielle. Depuis deux siècles, c’est
dans ce cadre-là que se sont élaborées les politiques publiques de la culture à
l’heure de la construction et de l’affirmation des Etats Nations[6].
La connaissance fine de l’histoire des politiques culturelles nationales nous
semble un préalable indispensable à la comparaison.
Des travaux récents, qui ont choisi ce cadre
méthodologique, ont permis de souligner de grandes tendances qui gouvernent les
politiques culturelles nationales depuis les lendemains de la Seconde Guerre
mondiale, et qui participent d’une évolution que l’on peut décomposer en quatre
étapes successives : 1/la construction d’une politique systématique
d’offre culturelle à partir d’une définition restreinte de la culture éligible
à l’intervention publique et à partir d’une conception verticale de la
démocratisation par conversion ; 2/une décentralisation progressive de
l’action publique, qui provoque une différenciation croissante de ses missions
et de ses fonctions, et qui soumet à contestation le modèle universaliste et
unanimiste initial ; 3/une révision du champ d’intervention légitime de
l’action publique, qui déclare symboliquement obsolète l’une des hiérarchies
fondatrices de la politique culturelle, celle qui opposait la culture savante,
objet de protection à l’écart des lois du marché, à la culture de
divertissement, gouvernée par les lois de l’économie industrielle ; 4/une
justification croissante de la politique culturelle par ses contributions à la
croissance économique et à l’équilibre de diversité sociale des nations, qui
fonde en légitimité le pouvoir régulateur de l’action publique, mais aussi les
incitations à une expansion des « industries créatives » et les
exigences d’évaluation des procédures et des résultats. Les études de cas
montrent des décalages chronologiques d’un Etat à l’autre, et soulignent
l’inertie, dans une moyenne durée, de l’action publique. En filigrane, c’est
également la place des arts et de la culture dans la construction des Etats
nations qui est discriminante[7].
Les contributions de ce volume, principalement
centrées sur le second XXe siècle, envisagent de restituer la forme prise par
la thématique de la démocratisation de la culture dans quelques Etats. Cette
question accompagne l’institutionnalisation des politiques publiques de la
culture, notamment la mise en place de ministères de la Culture. Elle déborde
cependant cette seule gestion administrative et politique des politiques
publiques et est largement mobilisée par les acteurs des mondes de l’art et de
la culture, ainsi que, dans certaines configurations nationales, par les
intellectuels. La démocratisation de la culture concerne également d’autres
politiques publiques, notamment les politiques de l’éducation, et est souvent
discutée lorsque le rôle des médias dans la construction et la transmission de
la culture fait l’objet de débats, ou de dispositifs réglementaires dans le
cadre de cahiers des charges imposés aux télévisions publiques[8].
Deux configurations s’individualisent, non
sans infléchissements dans le temps, et non sans convergences, plus ou moins
nettes, liées notamment à des choix partisans qui dépassent les cultures
politiques nationales. En Europe, les partis de gauche – des socialistes
belges aux travaillistes britanniques – ont le souci de favoriser
l’accès du plus grand nombre, et notamment des catégories populaires, aux arts
et à la culture. L’historienne américaine Leora Auslander a également montré
combien, pour les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, l’héritage
révolutionnaire a marqué les processus historiques de ces pays, et contribué à
fortement différencier les formes prises par les politiques culturelles,
par-delà l’ambition commune de construire des identités nationales[9]. En Europe continentale, et
notamment en France, démocratiser la culture est un enjeu politique ; ce
qui n’est guère le cas dans le monde anglo-saxon.
En France et en Belgique francophone – mais
dans une moindre mesure – la thématique de la démocratisation culturelle
est intimement liée à l’idée que l’Etat contribue par son action culturelle à
une forme d’acculturation du plus grand nombre. Ce modèle est issu des
Lumières, relues en France par les révolutionnaires, puis les républicains, et
s’inscrit durablement dans la culture politique. En Italie, la faiblesse de la
politique culturelle conduit à une appropriation tardive de ces problématiques,
à partir des années 1970, et essentiellement dans la perspective d’une
participation à la vie culturelle. Les années 1968 ont, dans ces trois pays,
fragilisé la conception dominante de la démocratisation culturelle, et ont
contribué à mettre en avant la notion de démocratie culturelle, jugée moins
élitiste, et plus apte à répondre, notamment dans le cadre d’une
décentralisation accrue des politiques culturelles, aux mutations
socio-culturelles des sociétés concernées.
Dans le monde anglo-saxon (Grande-Bretagne et
Etats-Unis), la place de la culture dans la construction des identités
nationales est plus ténue. D’autre part, les politiques culturelles étatiques,
plus ou moins volontaristes notamment dans le cadre fédéral aux Etats-Unis,
visent essentiellement à favoriser l’initiative de la société civile plutôt que
de prendre en charge directement cette politique. Dans ce cadre, les débats
concernant la question de l’accès aux pratiques culturelles sont le plus
souvent abordés dans leurs aspects techniques, et ne sont guère porteurs d’un
sens politique. En revanche, la majorité des institutions culturelles, souvent
de statut privé, sans oublier les universités, intègrent la question de l’accès
aux pratiques culturelles à leur mission éducative. L’Irlande, qui relève très
largement de ce modèle, se distingue néanmoins par une relation forte entre la
politique culturelle et la volonté de maintenir une identité nationale
revendiquée.
La Bulgarie post-communiste présente un cas
particulier de transition démocratique. Le rejet de l’étatisme communiste entraîne,
après 1989, un alignement assumé sur les modèles libéraux, alors même que les
experts européens privilégient cette optique dans la perspective de l’entrée du
pays au sein de l’Union européenne.
Dans tous les cas, et dès les années 1980 en
Grande-Bretagne, l’instrumentalisation économique s’impose, à l’échelle des
Etats et des collectivités locales, notamment les métropoles, et affaiblit
durablement les références aux seuls usages sociaux de la culture. La question
de l’accès aux pratiques culturelles demeure certes envisagée et discutée, mais
sous d’autres formes : l’accès aux pratiques culturelles est interrogé à
partir de modèles issus du management et du marketing ; l’affirmation de sociétés
multiculturelles confère une place majeure à la thématique de la diversité
culturelle ; le retour en force de la question de l’éducation artistique
et culturelle pose à nouveaux frais la question de l’émancipation par la
culture ; la « fracture numérique » interroge de nouvelles
exclusions à l’heure de la « révolution numérique », et interpelle
les responsables des politiques publiques[10].
La contribution d’Anne-Marie Autissier permet,
à travers le rôle d’institutions transnationales, d’initier, à l’échelle européenne,
une analyse des transferts et des circulations transnationales : l’Unesco,
le Conseil de l’Europe, la CEE puis l’Union européenne ont été des lieux de
débats et d’échanges à propos des politiques culturelles et des formes de
gouvernance à privilégier. Les positions françaises, souvent articulées à la
thématique de la démocratisation culturelle[11],
qui furent très présentes au cours des années 1960 et 1970, semblent ensuite de
plus en plus marginalisées, et s’effacent progressivement devant la thématique
de l’accès, principalement issue des modèles anglo-saxons, employée dans une
acception technicienne qui évacue le sens politique inhérent au modèle
républicain français
La focale privilégiée dans ce volume,
essentiellement centrée sur les échelles nationales et sur les politiques
publiques de la culture, ne permettait pas d’analyser, sinon à la marge, le
rôle des institutions culturelles dans la mise en œuvre de pratiques
spécifiques qui visent à assurer la démocratisation de la culture. Des travaux
récents, qui relèvent principalement de la sociologie de la culture, soulignent
que les institutions contribuent à la fois à l’élaboration des politiques
publiques et à la structuration des pratiques culturelles[12].
Mener l’enquête historienne à différentes échelles, du local au transnational,
de l’institution culturelle à la politique des Etats, reste un horizon à
atteindre, et dessine un large champ de recherche à la charnière de l’histoire
politique et de l’histoire socio-culturelle[13].
Philippe Poirrier,
Université de Bourgogne,
Centre Georges Chevrier