Démocratiser la culture. Le cas des États-Unis d’Amérique
Un contexte en évolution

 

Analyser la question de la démocratisation de l’accès aux arts et à la culture dans un pays tel que les États-Unis d’Amérique, aussi vaste qu’un continent, suppose de prendre en considération plusieurs facteurs : historiques, politiques, institutionnels, sociologiques, organisationnels et économiques. Car le rapport des populations à l’art et à la culture dépend d’une multitude de paramètres, même si certains d’entre eux, de caractère sociologique, priment sans doute en dernier ressort.

Dans son rapport intitulé « 2008 Survey of public participation in the arts », publié en 2009, le National Endowment for the Arts (NEA) met en perspective les résultats les plus récents de ses enquêtes conduites depuis vingt-cinq ans sur les pratiques culturelles des Américains, auprès de 18 000 personnes âgées de plus de 18 ans (15 ans, rappelons-le, dans le cas français). Les pratiques enquêtées sont notamment les suivantes : spectacle vivant (jazz, musique classique, opéra, comédies musicales, théâtre, danse classique, autres formes de danse) ; lecture de livres relevant du champ littéraire ; visite de musées d’art (et non pas de tout type de musées comme dans le cas français) ; festivals ; visites de sites historiques.

Quels enseignements peut-on en tirer ? C’est ce que nous souhaiterions analyser en présentant dans un premier temps certains éléments de contexte utiles à la compréhension des résultats de cette enquête ; puis, en exposant les principales évolutions qui caractérisent les pratiques culturelles de la population américaine ; avant d’esquisser une tentative d’explicitation de ces résultats, toujours difficiles à interpréter comme le montre également l’exemple français, objet de nombreuses discussions depuis plusieurs années.

Éléments de contexte

Le premier point à souligner, on l’oublie parfois, est que les États-Unis d’Amérique sont un État fédéral, ce qui signifie que le champ culturel – quelle que soit la définition qu’on lui donne – ne ressortit pas aux compétences de la fédération, qui a de surcroît la taille d’un continent. Comme les autres pays fédéraux toutefois, l’État fédéral exerce certaines prérogatives dans le domaine culturel, à travers le financement d’institutions telles que la bibliothèque du Congrès, le système audio-visuel public (PBS – Public Broadcasting System et NPR – National Public Radio) ou les institutions muséales et de recherche dépendant de la Smithsonian Institution à Washington, sans oublier les agences fédérales telles que le National Endowment for the Arts (NEA), le National Endowment for the Humanities (NEH), l’Institute of Museum and Library Services (IMLS) ou la National Science Foundation (NSF).

Le financement des activités culturelles

Rappelons en outre que d’autres échelons que l’État fédéral prennent une part – modeste néanmoins en termes d’intervention directe – au financement des activités artistiques et culturelles, qu’il s’agisse des États fédérés, des comtés ou des villes elles-mêmes. Mais l’essentiel de l’intervention est en réalité indirect, à travers un système complexe de taxes, mais surtout d’exonérations fiscales des institutions culturelles et de déductions fiscales pour les donateurs et les mécènes. À cette aune, qui vient démentir l’assertion fréquente d’une absence d’intervention publique dans le financement de la culture aux États-Unis d’Amérique, il est possible que les sommes en jeu soient en définitive comparables à celles de nombreux pays européens. Avec une différence sensible toutefois : le rôle de l’État est moins de faire par lui-même que d’inciter à faire ou d’encourager à « faire faire » par de multiples intervenants : particuliers, associations, organismes professionnels, fondations et entreprises.

Cela signifie par conséquent qu’il n’existe pas de consensus permettant de légitimer une intervention publique significative dans le financement direct des activités artistiques et culturelles ; le truchement de l’intervention publique passera plutôt par un axe éducatif, social, touristique, économique ou urbanistique. C’est aussi ce qui explique le grand nombre d’études d’impact économique qui s’efforcent de démontrer l’importance et le rôle des arts dans la vitalité économique de villes ou de régions, comme si « l’art pour l’art » ne pouvait avoir droit de cité dans la première puissance mondiale.

Pour le reste, dans la lignée de la tradition anglo-saxonne, les arts relèvent avant tout de la sphère privée et du marché. La meilleure preuve étant que l’intervention publique est le plus souvent davantage perçue – y compris par les professionnels – comme une menace que comme une protection du monde culturel. Il est vrai que quelques « affaires » célèbres, autour des artistes Serrano et Mappelthorpe notamment, ont alimenté la crainte d’une censure venant de la sphère publique, doublée d’un interventionnisme politique peu éclairé de la part du Congrès.

Il n’empêche, les États-Unis d’Amérique, comme tout visiteur peut en faire l’expérience, possèdent certaines des plus prestigieuses institutions culturelles du monde, le pays étant conscient depuis deux siècles que c’est aussi à cette aune qu’il serait jugé par le monde entier et soucieux d’apporter à ses citoyens les instruments éducatifs, scientifiques et culturels d’une grande nation, vouée par ses élites à diriger le monde. Il n’est que de citer les orchestres symphoniques de Philadelphie et de Cleveland, les opéras de New York et de Los Angeles, les bibliothèques universitaires d’Harvard et de Yale, ou encore les musées de Washington et de Boston.

La « haute culture » est donc bien présente, mais est-elle accessible à la majorité des Américains, dans un moment où les humanités voient leur influence décliner et où les industries culturelles imprègnent toujours davantage l’imaginaire de la population ? Autre interrogation : les grands équipements culturels sont d’une richesse peu commune, au point de susciter la convoitise de nombre de leurs homologues européens, reflétant la puissance économique de la nation la plus prospère du monde depuis plusieurs dizaines d’années. Ils peuvent en effet à la fois compter sur un public éduqué et sur des donateurs fortunés, mais aussi sur un dynamisme « commercial » avéré, à travers boutiques et autres restaurants : mais quels efforts supplémentaires – en plus de leurs instruments traditionnels – déploient-ils à présent pour s’adresser au plus grand nombre ?

D’où vient alors que l’on aurait envie de suggérer qu’un accroissement modeste du financement d’origine publique ne pourrait que conforter l’excellence de ce modèle ? C’est que les périodes de crise sont cruelles pour les institutions culturelles, à tout le moins dans le court terme : les recettes propres (billetterie et dépenses annexes des visiteurs) diminuent au gré des difficultés économiques de la population ; le montant des dons se réduit drastiquement ; tandis que les revenus des dotations en capital (endowments) suivent à la baisse la courbe des marchés financiers et immobiliers. Les « stabilisateurs » sont donc moins efficaces qu’en Europe où les subventions publiques, même en diminution, permettent au moins d’assurer le maintien du fonctionnement à un niveau raisonnable.

Cultures et enracinement local

Pour juger des effets des efforts de démocratisation en matière culturelle, il convient par ailleurs de s’interroger sur l’existence d’une culture commune au peuple américain. Là où la littérature en France, la musique en Allemagne ou le théâtre au Royaume-Uni suscitent un assentiment plus ou moins distant ou plus ou moins respectueux de vastes ensembles de citoyens, on peine à trouver un terreau commun d’une nature comparable aux États-Unis d’Amérique. N’est-ce pas plutôt le drapeau et la constitution, voire le sport et les médias de masse, qui unifient les diverses catégories sociales et ethniques de la population ? N’y a-t-il pas plutôt « des » cultures, propres à chaque communauté, à chaque région, à chaque groupe relié par des intérêts affinitaires ?

S’agissant d’un pays formé d’individus provenant de diverses contrées du monde, ayant pris possession de terres appartenant aux nations indiennes et ayant construit sa prospérité en exploitant une main-d’œuvre venue d’Afrique et des Caraïbes, la notion de creuset (melting pot) paraît finalement problématique : les identités religieuses, ethniques et linguistiques ne cessent de réclamer leur dû ; une partie de la population semblant pour le reste résister aux mythes fondateurs de la nation et devoir rester à l’écart du fameux « American Way of Life ». Fragmentation raciale, communautarisme et ségrégation sociale prédisposent-ils à la célébration de valeurs artistiques partagées, sinon communes ? Comment, dans ces conditions, apprécier l’accès de ces diverses catégories de la population aux institutions culturelles ? Étant entendu que les organisations culturelles et artistiques répondent à des missions relevant de l’intérêt général, qu’elles s’offrent comme ouvertes au plus grand nombre et qu’elles bénéficient directement ou indirectement d’un financement d’origine publique, ces questions ne sont donc pas anodines.

Du reste, s’agissant de l’ancrage des établissements culturels américains auprès de la population, il convient de rappeler quelques traits spécifiques qui contribuent – pour une part – à les distinguer des institutions analogues en Europe. Si l’on compte des équipements publics (tels que des bibliothèques ou des musées), la plus grande partie des institutions culturelles sont des organisations privées sans but lucratif, relevant en fait d’un quasi service public ; en effet, elles sont encadrées par des règlementations publiques et bénéficient au moins indirectement du soutien de la collectivité en raison de la poursuite d’une mission (éducative, au sens du code des impôts) relevant de l’intérêt général.

Autre trait idiosyncratique, l’ancrage local qui caractérise le fonctionnement de ces institutions. Dépendant pour une part notable des activités de collecte de fonds auprès des individus, des fondations et des entreprises, elles se doivent nécessairement de cultiver des relations étroites et permanentes avec les diverses « parties prenantes », qu’il s’agisse des bénévoles (volunteers, très nombreux à agir à tous les niveaux de l’organisation), des adhérents (regroupés dans des systèmes de membership très sophistiqués), des membres de leur conseil d’administration (trustees, chargés de définir les grandes orientations et de nommer un(e) directeur(trice) pour les mettre en œuvre), des donateurs (versant de petites sommes ou des montants colossaux) ou encore des bénéficiaires des actions « hors les murs » (outreach).

Difficile dans ces conditions d’imaginer une institution artistique se réfugiant dans un splendide isolement, indifférente aux relations avec son environnement et ignorante des souhaits de la population locale. Cela garantit une programmation souvent intense, des activités éducatives très développées et un réel effort pour s’adresser au public, y compris aux minorités. À l’inverse, on pourrait juger qu’un mode de financement qui repose notablement sur l’apport financier de grands donateurs présente un caractère élitiste pouvant éloigner une partie de la population ; ce risque existe indubitablement, surtout lorsque certains dons très médiatisés fournissent l’occasion d’un étalage parfois indécent de la richesse accumulée par les mécènes les plus fortunés. Mais l’indépendance des professionnels du monde la culture garantit en principe – malgré quelques écarts de loin en loin avec les principes déontologiques – que c’est la mission de l’institution qui s’impose en dernier ressort. Certains professionnels soutiennent même que le fait de dépendre d’une multitude de donateurs constitue une protection contre la proximité volontiers envahissante de certains d’entre eux.

Précisons enfin que les universités jouent un rôle fondamental de familiarisation des jeunes gens avec les pratiques culturelles en raison des équipements dont elles disposent et qui sont ouverts – dans le cas des salles de spectacle ou des musées par exemple – aux populations environnantes. Compte tenu du nombre élevé de jeunes Américains qui poursuivent des études universitaires, il y a là un facteur décisif dans l’accessibilité aux pratiques artistiques et aux équipements culturels d’une partie significative de la population américaine. Qu’en est-il toutefois de l’impact de ces différents éléments de contexte sur les pratiques effectives des citoyens des États-Unis d’Amérique ?

 

L’évolution des pratiques artistiques de la population américaine

Quels enjeux de démocratisation ?

Le souci de la démocratisation fait partie des préoccupations des responsables culturels américains, dont la mission relevant de l’intérêt public et l’ancrage éducatif conduisent à l’intention de s’adresser au plus grand nombre. C’est le sens des services des publics et des actions pédagogiques conduites dans la plupart des organisations culturelles ; sans compter, comme rappelé précédemment, que leur existence même repose sur l’adhésion de la population qui les accueille et du territoire où elles sont implantées. À cet égard, la question des « minorités » constitue un aspect déterminant de leur devenir, puisqu’une institution identifiée comme WASP (White Anglo-Saxon Protestant) verrait son destin compromis si les communautés – hispaniques, afro-américaines ou asiatiques – devenant majoritaires dans une région et ne s’y reconnaissant pas suffisamment – venaient à s’en détourner.

Cela pose la question de la diversité au sein des professionnels que recrutent ces institutions et celle de la composition des conseils d’administration qui les gouvernent. Les nouvelles élites (hispaniques, afro-américaines, asiatiques, etc.) suivront-elles la voie des anciennes familles patriciennes qui ont œuvré historiquement à l’essor de la philanthropie ? Cela reste encore incertain, dans un contexte où les formes artistiques « savantes » (musique symphonique, théâtre de création, opéra…) peuvent à tout moment se trouver coupées d’une large partie de la population, compte tenu de l’effacement progressif de la culture classique, de l’essor des industries culturelles et de la croissance des usages numériques.

Or, dans le même temps, le coût croissant du fonctionnement des institutions culturelles accentue la tentation d’augmenter les tarifs, qu’il s’agisse de l’entrée dans les musées ou des places de théâtre et de concert. L’accès concomitant à une offre numérisée gigantesque, gratuitement ou à un coût très modeste, fait alors courir le risque d’une coupure radicale entre des populations accédant facilement à une infinité de contenus sur Internet et des équipements culturels considérés – à tort ou à raison – comme plus difficiles d’accès pour des raisons « culturelles » ou sociales, mais aussi financières. Tant qu’un public acquis, voire captif, suffit à assurer la bonne santé de ces institutions, il peut en effet être considéré comme tentant de s’adresser en priorité aux individus possédant déjà une certaine familiarité avec le secteur artistique et à faire passer au second plan les préoccupations d’ouverture aux personnes notoirement plus éloignées de l’offre culturelle.

L’enquête du NEA

Il convient à présent de présenter et de commenter certains des résultats de l’enquête du National Endowment for the Arts.

Premier point à relever, l’enquête du NEA réalisée en 2002 dénombrait en chiffres bruts 497 millions de « participation » aux activités analysées, ce chiffre n’étant plus que de 408 M en 2008, ce qui représente une baisse de près de 20 %. Par ailleurs, une part moindre de la population adulte américaine a été concernée par une pratique culturelle (assister à un spectacle, visiter un musée d’art, etc.) que dans les enquêtes précédentes, comme l’indique le tableau suivant. C’est le cas notamment pour les concerts de musique classique ou l’accès au patrimoine. Quant à la visite des musées d’art, après avoir progressé elle semble reculer à présent. De même, si l’on prend en compte l’ensemble des pratiques culturelles enquêtées, on assiste à présent à une baisse après un pic atteint en 1992, produisant de la sorte un résultat moins favorable qu’en 1982, date de la première enquête.

Pratique culturelle
(enquêtée depuis 1982)

1982

1992

2002

2008

Jazz

9,6%

10,6%

10,8%

7,8%

Musique classique

13,0%

12,5%

11,6%

9,3%

Opéra

3,0%

3,3%

3,2%

2,1%

Théâtre musical

18,6%

17,4%

17,1%

16,7%

Théâtre

11,9%

13,5%

12,3%

9,4%

Danse

4,2%

4,7%

3,9%

2,9%

Musées d’art

22,1%

26,7%

26,5%

22,7%

Parcs et monuments historiques

37%

34,5%

31,6%

24,9%

Lecture (littérature)

56,9%

54,0%

46,7%

50,2%

Ensemble

39%

41%

39,4%

34,6%

Si l’on raisonne à présent en fonction de l’appartenance « ethnique », on s’aperçoit que les différences sont marquées entre une population « blanche » dont les pratiques culturelles sont les plus élevées de la population américaine, d’un côté ; et, de l’autre, des populations « noires » ou « hispaniques » dont le poids dans la population ne se reflète pas dans le total des participants aux pratiques artistiques en raison d’un taux de participation presque deux fois moindre que celui de la population « blanche », comme l’indique le tableau suivant.

Pratique culturelle en fonction du groupe ethnique

Nombre (en millions)

Pourcentage dans la population

Pourcentage dans le total des pratiquants

Taux de participation

Population totale

224,8 M

 

 

34,6 %

Hispaniques

30,4 M

13,5 %

8,2 %

21,0 %

Blancs

154,5 M

68,7 %

78,9 %

39,7 %

Noirs

25,6 M

11,4 %

7,0 %

21,5 %

Autres

14,3 M

6,4 %

5,9 %

31,9 %

Total

 

100 %

100 %

 

On ne sera évidemment pas surpris du lien existant entre pratique artistique et niveau de revenu, un facteur qui fait passer d’un taux de participation de 16 % pour les catégories les plus modestes de la population (environ la moitié de la moyenne nationale) à un taux de 68 % pour les catégories les plus aisées (environ deux fois la moyenne nationale), soit un écart de 1 à 4 entre ces deux groupes. C’est ce que montre le tableau suivant.

Pratique culturelle en fonction du revenu

Nombre (en millions)

Pourcentage dans la population

Pourcentage dans le total des pratiquants

Taux de participation

Population totale

224,8 M

 

 

34,6 %

Moins de 10K $

11,6 M

5,8 %

2,6 %

16,1 %

De 10K à 20K $

19,3 M

9,6 %

4,5 %

16,8 %

De 20K à 30K $

23,4 M

11,7 %

6,3 %

19,3 %

De 30K à 40K $

22,6 M

11,3 %

8,5 %

27,0 %

De 40K à 50K $

18,8 M

9,3 %

8,3 %

31,8 %

De 50K à 75K $

40,7 M

20,3 %

20,5 %

36,2 %

De 75K à 100K $

27,2 M

13,5 %

17,5 %

46,2 %

De 100K à 150K $

21,4 M

10,7 %

16,4 %

55,0 %

150K $ et plus

16,0 M

8,0 %

15,2 %

68,1 %

Total

 

100 %

100 %

 

Toutefois, l’élément le plus prédictif de la pratique artistique est bien évidemment le niveau d’instruction, puisque l’écart est dans ce cas de 1 à 10 entre les catégories les moins éduquées et celles qui bénéficient du niveau d’éducation le plus élevé.

Pratique culturelle en fonction du niveau d’instruction

Nombre (en millions)

Pourcentage dans la population

Pourcentage dans le total des pratiquants

Taux de participation

Population totale

224,8 M

 

 

34,6 %

Grade school

11,2 M

5,0 %

0,9 %

6,5 %

Some high school

22,1 M

9,8 %

4,1 %

14,5 %

High school graduate

68,3 M

30,4 %

16,7 %

19,0 %

Some college

61,4 M

27,3 %

30,1 %

38,1 %

College graduate

41,3 M

18,3 %

30,4 %

57,2 %

Graduate school

20,5 M

9,1 %

17,8 %

67,3 %

Total

 

100 %

100 %

 

Éléments d’explication

De ces données chiffrées, on peut essayer de tirer quelques premiers enseignements. Si l’enquête du NEA fait apparaître que la participation aux activités artistiques continue à croître avec le niveau d’éducation, il n’en reste pas moins que même les personnes les plus instruites ont réduit ces dernières années l’intensité de leurs pratiques culturelles. Or, la pratique artistique personnelle elle-même est en déclin, à l’exception de la photo ou de la vidéo, concomitamment avec une diminution de l’importance des enseignements artistiques dans presque toutes les couches de la population. Faut-il y voir les effets de profondes transformations économiques et sociales, des limites du système éducatif, du creusement des inégalités, de la multiplication des offres de loisir et de divertissement, du renchérissement de l’accès aux institutions artistiques ou d’une mutation du sens même de la pratique culturelle ?

On constate en effet que les possibilités offertes en matière d’accès aux arts et à la culture n’ont jamais été aussi importantes dans l’histoire de l’humanité, en particulier du fait de la numérisation des contenus et de la multiplication des canaux de diffusion (radio, télévision, Internet, et à présent tablettes et téléphones mobiles). Il n’en reste pas moins que s’agissant à tout le moins des usages enquêtés, on observe une diminution de la fréquence de pratique, y compris chez les personnes les plus instruites. Le phénomène est encore plus marqué s’agissant des groupes sociaux les moins favorisés (Noirs ou Hispaniques), qui ont été les premiers à pâtir d’une diminution de l’éducation artistique, accentuant dans le même temps les disparités régionales. Il y a là dès lors des motifs réels de préoccupation pour les responsables publics. En termes démographiques, on relève que les publics sont vieillissants, en particulier pour le jazz et la musique classique ; et que ce vieillissement des pratiquants est plus accentué que celui de la population dans son ensemble. Bien plus, ce déclin est plus prononcé chez les 45-54 ans, c’est-à-dire chez ceux qui fournissent habituellement de larges contingents de participants aux institutions culturelles.

L’essor des industries culturelles et la numérisation des contenus artistiques, dont la diffusion est facilitée par l’innovation technique, contribuent assurément à un élargissement potentiel de l’accès à un grand nombre d’individus aux œuvres de l’art et de l’esprit. Mais on ne saurait se satisfaire de ce constat optimiste ; car on assiste au même moment à un déclin des humanités à l’université et à une réduction des moyens alloués aux enseignements artistiques à l’école. Or, faute de demande sociale et par crainte des responsables populistes qui ont alimenté les « guerres culturelles » des années 1980 et 1990, la question culturelle ne fait pas partie des préoccupations des décideurs politiques au plus haut niveau. Même l’éventuelle nomination d’un conseiller pour les affaires culturelles auprès du président Obama n’a pu aboutir et on voit mal comment il pourrait en être autrement dans les temps à venir.

Enfin, des éléments s’opposant aux réels efforts de démocratisation de nombre d’institutions artistiques sont à l’œuvre. Les industries culturelles et les grands médias audio-visuels ne se reconnaissent pas à présent de responsabilité comparable à celle qui conduisait la chaîne de télévision CBS à proposer des émissions « grand public » animées par le chef d’orchestre et compositeur Léonard Bernstein dans les années 1950 ; les grands équipements culturels, confrontés à des impératifs de financement, n’hésitent pas à augmenter notablement leurs tarifs ; enfin, l’aggravation des inégalités sociales s’ajoute aux phénomènes décrits précédemment pour créer en définitive un contexte défavorable à une réduction des écarts dans l’accès aux pratiques artistiques de la population des États-Unis d’Amérique.

 

Ces diverses évolutions diffèrent-elles de celles d’autres pays ? Cette question mérite incontestablement d’être approfondie, mais on peut faire l’hypothèse que la massification de l’enseignement, la création de nombreuses institutions artistiques, le développement des médias et l’essor des industries culturelles ont certes constitué des facteurs propices à plus grande exposition d’une large partie des populations des pays développés à l’art et à la culture. Toutefois, on peut penser que des menaces pèsent aussi sur la culture « cultivée » ou « savante », dans un temps où la préoccupation de la rentabilité financière, le court-termisme et des formes renouvelées de populisme intellectuel accompagnent des changements socio-économiques défavorables aux groupes sociaux les moins bien lotis de ces mêmes pays.

Dès lors, des axes de réflexion sur la façon de parvenir à une plus grande démocratisation culturelle pourraient porter sur les éléments suivants : le renforcement de l’histoire des arts au profit de l’ensemble des élèves, des efforts concertés pour le développement de l’éducation artistique à l’échelle locale et – enfin – l’accentuation des moyens dévolus par les équipements culturels en matière d’accueil, de diffusion et de médiation. S’agissant plus spécifiquement du cas des États-Unis d’Amérique se pose sans doute de surcroît la question de la nomination d’un haut responsable fédéral pour la culture, capable d’intervenir en termes d’accessibilité, de prospective, d’aménagement du territoire, de coordination des actions, de régulation des industries culturelles et d’action internationale.

 

Jean-Michel Tobelem,
Option Culture

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Pour citer cet article :
Jean-Michel Tobelem, « Démocratiser la culture. Le cas des États-Unis d’Amérique. Un contexte en évolution » in Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 5 - mis en ligne le 18 avril 2013.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/JM_Tobelem.html
Auteur : Jean-Michel Tobelem
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944


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