De la
démocratisation à la démocratie culturelle : dynamique contemporaine
de la
médiation culturelle au Québec
Introduction
On observe depuis une décennie au Québec une adhésion croissante des
intervenants culturels au paradigme de la médiation culturelle. Ce mouvement
s’inscrit dans le cadre plus large de la transformation du système culturel
dans la foulée de la mutation des politiques et des pratiques culturelles de
même que des pratiques artistiques puisant au potentiel interactif des
technologies numériques. La médiation culturelle s’impose ainsi comme le modèle
d’action privilégié par les milieux institutionnels de la culture désireux
d’étendre leur audience, mais également par les milieux socioartistiques œuvrant
au renforcement de la citoyenneté. Dans la société du
spectacle [Debord, 1992] et des identités [Beauchemin, 2004], la médiation
culturelle peut soutenir la mise en commun des valeurs et des références
culturelles et l’invention de nouvelles solidarités en élevant la qualité de la relation entre les publics et les
œuvres légitimées et en développant les moyens de l’épanouissement légitime des
populations. Considérée comme
un processus de transmission et d’appropriation de la culture, elle permet de
jeter des ponts entre l’art, la culture et la société en renforçant la
participation culturelle et la culture de la participation [Lafortune, 2012].
La médiation culturelle traduit ainsi l’engagement de nombreuses personnes
et organisations envers des perspectives professionnelles critiques qui favorisent
la valorisation, l’inclusion et la transformation socioculturelles. C’est dans ces termes que l’on peut formuler les enjeux politiques
du médiateur culturel qu’il importe ici d’éclairer. Ces enjeux peuvent d’abord
être appréhendés en lien avec le rôle que l’on cherche dorénavant à faire jouer
à la culture dans le développement. Ils peuvent ensuite être étudiés à partir
de la place qu’occupent les médiateurs dans les dispositifs de médiation au
sein des institutions culturelles artistiques nationales ou au cœur des
interventions socioculturelles locales axées sur des projets associant des
artistes engagés. Enfin, ils peuvent être abordés sur la base d’une certaine
neutralisation du travail des médiateurs culturels liée aux exigences de
collaboration avec des acteurs économiques et politiques poursuivant d’autres
aspirations que l’épanouissement individuel et collectif.
Avènement de la médiation culturelle
L’émergence de la médiation culturelle fait écho à
une série de crises qu’a traversée la société québécoise à partir des années
1980, à l’instar des autres sociétés occidentales. D’abord, une crise
économique, à l’issue de laquelle la culture, en tant que sphère de la
création, de l’éducation et de l’information, est appelée à jouer un rôle clé
dans la reprise économique et constitue depuis un levier central des stratégies
de croissance. Puis, une crise politique, marquée par l’exclusion de couches
importantes de la population de la vie socioculturelle, à mesure que la culture
devient précisément un levier de relance économique. Ensuite, une crise
culturelle, caractérisée par le décrochage des nouvelles générations de l’offre
culturelle classique et la perte de référence des œuvres liée à
l’affranchissement des créateurs se réclamant de l’art contemporain des
démarches et des langages connus d’expression artistique [Lacerte, 2007]. Enfin, une crise environnementale, suscitant des préoccupations
grandissantes sur la pérennité du modèle dominant de développement, qui a amené
non seulement plusieurs villes québécoises, dont Montréal, mais également le
gouvernement du Québec, à adopter l’Agenda 21c, faisant de la culture le
quatrième pilier du développement durable. Devant les problèmes suscités par la globalisation, qui
restructure les bases de la croissance économique, l’exclusion, qui met à
l’épreuve la cohésion sociale, le plafonnement des publics, qui conduit les
institutions à adopter de nouvelles stratégies de marketing, et la
détérioration de l’environnement naturel, qui menace la qualité de vie des générations
futures, la médiation culturelle s’impose comme une
solution globale.
Transformation du rôle de la culture
La
médiation culturelle s’inscrit dans le cadre défini par la transformation
récente des politiques culturelles, qui ont fait du palier municipal l’acteur
public central de leur mise en œuvre. Depuis l’entrée en vigueur des ententes
de développement culturel avec le ministère de la Culture et des Communications
en 1995, qui ont eu pour effet d’accroître
significativement leurs moyens d’intervention, les villes ont instauré des
programmes dédiés qui visent à susciter et appuyer des projets permettant
d’accompagner les populations dans leur démarche d’appropriation, d’accroître
la présence des membres de communautés ethnoculturelles dans les lieux
d’activité et de favoriser l’inclusion dans les quartiers sensibles.
En 2011, 154 villes, représentant 86 % de la population du Québec,
ont adopté une politique culturelle et 91 d’entre elles ont signé une entente
de développement culturel avec le ministère [Grandmont, 2011; 10]. Cette
dynamique a radicalement modifié le paysage en ce qui concerne le financement
de la culture. Ainsi, les dépenses culturelles des villes représentent
désormais 31 % de l’ensemble des dépenses publiques contre 34 % pour
le gouvernement du Québec et 35 % pour le gouvernement fédéral. Le nouveau partage des responsabilités en
matière de culture a permis aux villes de déborder leurs domaines traditionnels
d’intervention (bibliothèques et patrimoine) et de placer la culture au centre
de leurs stratégies de développement économique et social à travers le tourisme
culturel, l’aménagement du territoire et l’intégration sociale.
Dans la foulée, on constate une activité accrue
des paliers locaux, plus compétents et mobilisant plus de moyens, appelés à se
livrer une vive concurrence pour se distinguer sur la base de la vitalité
culturelle et de la qualité de vie offertes. Les arts et la culture deviennent
la pierre angulaire de leur action en raison de leur capacité à porter des valeurs
expressives, à produire des images fortes et à contribuer à la cohésion
sociale. À la fois locaux, festifs et participatifs, les événements
d’envergure, qui suscitent à la fois l’emballement de la population locale et
l’intérêt des touristes, sont souvent privilégiés car ils condensent ces
fonctions, au risque de négliger des interventions moins flamboyantes bien que
tout aussi essentielles [Gibson, 2006].
Les attentes sociales élevées des pouvoirs locaux et régionaux
vis-à-vis des structures culturelles subventionnées les conduisent à les
engager sur le terrain jusque-là occupé par les intervenants socioculturels
dans leur accompagnement des publics de proximité. En témoignent l’importance
prise par les politiques d’éducation artistique et culturelle et le
rapprochement institutionnel avec les réseaux de l’éducation populaire.
La logique d’intervention publique qui fonde la
médiation culturelle s’enracine donc dans des transformations successives. La
décentralisation et l’avènement d’une culture en projets sont les corollaires
d’une mutation des assises institutionnelles et de la construction sociale et
symbolique des territoires. La légitimité de l’intervention culturelle locale
s’affirme avec la multiplication des opérateurs locaux à laquelle concourent les
nouveaux modes contractuels de financement destinés davantage à l’organisation
d’événements qu’à la création d’équipements permanents [Appel, 2008].
S’imposent alors la reconnaissance du caractère pluriel de la culture et des
types d’expression, qui prend en compte les cultures vernaculaires dans
l’orientation des politiques culturelles, et une plus grande prise en charge
locale des leviers du développement culturel à mesure qu’adhèrent les
institutions et les acteurs au principe d’une identité à promouvoir centrée sur
le patrimoine [Schiele, 2002].
Ainsi, en dépit des fortes résistances institutionnelles et de
l’hostilité marquée dans certains secteurs des arts, la médiation culturelle
s’est progressivement imposée jusqu’à apparaître formellement dans les
politiques culturelles municipales en 2003, avec l’adoption d’un programme de lutte à l’exclusion culturelle à la ville de Trois-Rivières, et au sein des services des grandes institutions culturelles, dont le Musée de
la civilisation en 2010.
Les limites à ses impacts sont toutefois clairement posées
à travers la persistance des non-publics, qui conduit à admettre que l’accès à la culture renvoie à la levée des obstacles qui entravent
la participation, ayant trait non seulement à l’éducation des citoyens, mais
également à leurs conditions socioéconomiques, ce qui appelle une action
concertée des pouvoirs publics dépassant largement le domaine culturel
artistique.
Démocratisation et démocratie culturelles
L’essoufflement des modalités verticales de
démocratisation culturelle a favorisé l’émergence de la médiation culturelle [Caune,
2006]. On constate, devant les prétentions d’une culture accessible à tous,
l’insuffisance d’une répartition des grands équipements orientée vers la
diffusion des œuvres favorisant
l’expression de la culture nationale. L’acculturation, comprise comme un
processus par lequel des groupes sociaux assimilent les valeurs culturelles
d’autres groupes sociaux, doit faire place à l’enculturation, « définie
comme l’ensemble des processus par lesquels une personne peut s’auto-développer
sur la base de ses caractéristiques différentielles, de ses talents, aptitudes
et aspirations, avec les ressources dont elle dispose ainsi qu’avec celles que
son milieu social peut lui procurer ou mettre à son service » [Bellefleur,
2002 : 106].
Bien connues des
professionnels et des chercheurs, les logiques d’intervention publique relevant
de la démocratisation de la culture et de la démocratie culturelle sont mises
en tension dans le champ de la médiation culturelle. Si la démocratisation de
la culture vise à contrer les inégalités socioéconomiques d’accès aux œuvres
légitimes par la sensibilisation, l’éducation et la stimulation de la demande,
la démocratie culturelle cherche la reconnaissance de l’expression des
préférences et la participation active de tous les citoyens à la vie culturelle
sur la base de leurs traditions, leurs cadres et leurs modes de vie, en
dénonçant la supériorité d’une forme de culture sur les autres. Les moyens
d’intervention et la dynamique d’acteurs qui sous-tendent ces logiques
diffèrent nettement. Dans le cas de la démocratisation de la culture,
« les secteurs d’intervention, les objectifs visés, l’attribution du
financement, les normes de qualité, les modes de sélection et les stratégies de
promotion sont déterminés par des groupes restreints de professionnels et
d’experts » [Santerre, 2000 : 49], tandis que dans celui de la
démocratie culturelle, « l’exercice du pouvoir, fondé sur la
représentativité, est réparti entre les différents paliers gouvernementaux, les
milieux professionnels et les citoyens » [Idem].
La médiation culturelle combine ces deux logiques. D’une part, elle
prolonge la diffusion de la culture légitimée pour gagner progressivement des
couches de population de moins en moins familières avec les œuvres capitales.
D’autre part, elle favorise les partenariats avec des acteurs d’autres champs
professionnels, l’accueil de pratiques culturelles et artistiques jugées moins
nobles dans les institutions, l’écoute des besoins et la prise en compte des
goûts de tous.
Vers la réconciliation des deux mondes de la culture
L’hétérogénéité des
situations et des formes de médiation culturelle apparaît
clairement lorsque l’on examine des expériences concrètes. Celles-ci offrent en effet un large éventail
des pratiques foisonnantes de médiation culturelle sur le territoire québécois
tant dans les institutions officielles des arts et de la culture qu’au cœur des
projets d’intervention socioartistiques soutenus par les municipalités. En
outre, elles permettent de mieux saisir le sens des projets de médiation
culturelle en les rattachant à des dynamiques culturelles et sociopolitiques
singulières.
Il apparaît ainsi que la médiation culturelle est intersectorielle
et prend racine dans tous les milieux et auprès de toutes les populations. Elle
se déploie du niveau local jusqu’au niveau international et s’imprègne ou prend
appui dans tous les secteurs de la culture. Elle révèle
l’importance de renforcer simultanément les compétences culturelles communes et
les espaces autonomes d’expression et, en ce sens, ouvre la voie à plusieurs répertoires d’action selon que les projets
s’inscrivent dans le champ culturel institutionnel, promoteur d’œuvres
légitimées, ou dans le champ socioartistique, producteur d’œuvres à légitimer.
L’examen d’expériences pratiques apporte un éclairage essentiel
relativement aux postures et aux positions qu’adoptent les intervenants et les
chercheurs. Les débats qui se dégagent s’articulent autour d’une série de
questions. Quel équilibre rechercher entre les valeurs
esthétiques et les valeurs sociales des projets, entre qualité des œuvres
produites et qualité des processus de création mis en place ? De quelle
manière et jusqu’à quel point les pratiques de médiation
culturelle peuvent-elles contribuer à l’affirmation identitaire des populations
rejointes ? La médiation culturelle présente-t-elle réellement des
avantages ou des avancées par rapport à l’art communautaire ? Quelles nouvelles
formes de collaboration les projets de médiation culturelle
suscitent-ils ? Quels liens tisse la médiation culturelle avec la nouvelle
muséologie sociale ? Enfin, comment la médiation culturelle peut-elle
contribuer à rapprocher la culture et l’éducation ?
Le
statut de la médiation culturelle, qui oscille constamment entre la
reconnaissance institutionnelle et le travail plus officieux, constitue un
élément clé de sa nature foncièrement ambiguë. Les pratiques qui s’en réclament
se situent pour la plupart dans un espace de l’« entre-deux ». Si
cette position d’intermédiaire, entre les publics, les institutions et les
œuvres, entre les populations, les organismes communautaires et les artistes,
et entre les acteurs de la vie culturelle, politique et économique permet de
développer des démarches relativement autonomes dégagées des impératifs de
cadres structurels trop rigides, elle présente en retour une grande
vulnérabilité.
L’engouement
observé depuis une décennie envers la médiation culturelle ne se dément pas.
Cela ne signifie pas que son recours ne soulève pas des enjeux importants sur
les plans artistique, culturel, social, politique et professionnel. Maintes
interrogations jalonnent ainsi son parcours jusqu’à l’adhésion qu’elle suscite
aujourd’hui : les processus de
médiation culturelle sont-ils aussi neutres que le laissent entendre ses
tenants en ce qui concerne la formation des publics et la légitimation des œuvres ? Dans quelle mesure les œuvres et les techniques de création
doivent-elles se prêter à une explicitation rationalisée ? L’art est-il
l’ultime rempart contre les problèmes sociaux ? La médiation mise en œuvre
par les pouvoirs politiques instrumentalise-t-elle la culture ? La
médiation culturelle transforme-t-elle les intervenants culturels en agents de
contrôle ou de régulation ? Jusqu’où les processus de création peuvent-ils
être partagés avec la population sans compromettre la qualité des démarches et
des œuvres ? Les compétences de médiation sont-elles l’apanage d’une
catégorie spécifique de professionnels ? Enfin, quelle formation prépare
le mieux à l’exercice de la médiation culturelle considérant son caractère
pluridisciplinaire ?
La généralisation de la
médiation culturelle à toutes les sphères de
l’intervention culturelle dépend des terrains sur lesquels elle se déploie puisque
la médiation culturelle ne repose pas sur un modèle générique qui serait la
matrice de toutes les médiations mises en œuvre dans les divers secteurs
artistiques et culturels. Ses conditions de possibilité varient non seulement
selon ses lieux d’origine (institutions publiques, centres d’artistes, centres
communautaires, etc.), mais également selon les disciplines concernées
(théâtre, musique, danse, opéra, cirque, etc.) et les secteurs considérés
(patrimoine, musées, art contemporain, etc.).
De la médiation comme critique à la critique de la médiation
L’émergence des pratiques et du concept
de médiation culturelle remet en cause non seulement plusieurs idées reçues,
mais également le fonctionnement des institutions culturelles, voire le rôle de
la culture dans la société. En retour, maints professionnels et chercheurs
questionnent la médiation culturelle notamment en tant que stratégie de construction discursive de la
légitimation culturelle et d’instrumentalisation de la culture [Lafortune,
2008]. La médiation culturelle met
ainsi en jeu les conceptions du lien social et des finalités de l’action
culturelle, l’acculturation et l’enculturation à de nouveaux modes et de
nouvelles formes d’expression, la création et la promotion d’identités autour
de la dimension symbolique des projets, les styles de vie et les mécanismes de
la régulation sociale [Liquète, 2010].
L’ambiguïté autour de la notion ne
cacherait-elle pas l’ambition de certains acteurs de la culture à exercer une
plus grande influence sur la vie socioculturelle ? La médiation culturelle
ne serait-elle que le prolongement des stratégies de marketing des arts et de
la culture tournées vers la conquête des publics et la rentabilité des
institutions ? Subordonnerait-elle les activités créatrices de sens et de
relations à des objectifs de régulation sociale en suscitant l’adhésion à la
culture légitime et en récupérant les pratiques en amateur ? Certes, la
médiation n’est pas neutre. Elle répond à des conceptions particulières de la
culture qu’elle cherche à promouvoir. Elle contribue, malgré le discours dont
elle se drape, à une certaine hiérarchisation des cultures. Elle témoigne
assurément d’une volonté de démocratisation de la culture, mais fait-elle
vraiment place à la démocratie culturelle ?
Dans les institutions, la médiation culturelle
prend la forme d’une coopération entre divers personnels dans le but de faire
connaître une offre d’œuvres légitimées et d’éduquer les publics selon le credo
de la pédagogie traditionnelle. En mettant l’accent sur les techniques de
repérage, de constitution et de fidélisation de publics et les compétences de
vulgarisation et de gestion, la médiation culturelle se restreint parfois
volontairement à intensifier la diffusion de la culture. Ainsi, certains discours de transmission de la culture
suivent trop aveuglément les mots d’ordre de responsables soucieux de réaliser
les seuls objectifs institutionnels.
La médiation
culturelle fait alors office de prescription culturelle conformément aux énoncés contenus dans les politiques
culturelles nationales. Elle sélectionne le type d’objets et de démarches vers lequel se tournent
les publics et les créateurs qui cherchent à bénéficier du soutien institutionnel. En ce sens, de
nombreuses pratiques de médiation culturelle concourent davantage à l’intégration sociale qu’à la
construction d’un monde commun, où toute la diversité culturelle pourrait
s’exprimer.
Par ailleurs, la mise en œuvre de la médiation culturelle demeure complexe même là où
elle se déploie conformément au discours progressiste qui la fonde. En effet, le roulement parfois important de
personnel et l’évanescence des publics compromettent la pérennisation des
actions entreprises et la solidité des liens établis avec les participants et
les partenaires. En outre, le manque de temps et de ressources rend souvent le
travail ardu et essoufflant.
La volonté d’établir une communication entre les différents
groupes sociaux par le biais de la culture considérée comme un moyen privilégié
de créer du lien social ne se réalise pas sans heurt. Si la médiation culturelle propose une vision aux
vertus mobilisatrices qui aspire à redéfinir les rapports entre les membres
d’une collectivité et le monde qu’ils construisent, elle détourne parfois la
création artistique de la poursuite de toute valeur esthétique. Elle accélère
par là le processus de déclassification des œuvres complexes, résultant de la
recherche artistique de pointe, qui ont pourtant commandé son avènement. En
affaiblissant les institutions autorisées par son action de délégitimation, la
médiation culturelle ébranle les bases sur lesquelles elle s’est développée. En
détournant les pratiques culturelles d’expression vers
des champs nouveaux, en particulier les technologies numériques, qui se
définissent en opposition à la culture humaniste, elle se prive d’un vecteur
d’émancipation.
En d’autres mots, la médiation culturelle possède les défauts de ses
qualités. En insistant
particulièrement sur son volet de mise en relation,
elle sous-utilise ses attributs spécifiques qu’elle devrait mobiliser en vue de
l’élévation des compétences culturelles des publics. À trop courir après les
non-publics et à trop s’investir dans la construction et le maintien de
relations, elle ne leur procure pas toujours les rudiments d’une appropriation
culturelle véritable. En somme, à trop vouloir se concevoir et s’affirmer comme
intermédiaire, elle occulte parfois sa fonction proprement formatrice.
Enfin, le fait que la médiation culturelle accompagne les mutations
économiques et symboliques du secteur culturel la place en situation non
seulement de dévaloriser des secteurs entiers, des œuvres et des artistes de
qualité, mais également de valoriser de nouveaux secteurs peut-être moins
prometteurs, des œuvres qui ne concentrent pas tant de qualités et des artistes
qui ne présentent pas tant de profondeur dans leur démarche.
Dans cette perspective, la médiation
culturelle fait l’objet d’un certain
nombre d’interrogations : quelles formes d’expressivité culturelle
soutient-elle entre l’affirmation d’identités locales et
la spectacularisation promue par le
marché ? Quels publics forme-t-elle compte tenu de la multiplication des
supports de diffusion ? Quelles autorités consolide-t-elle à l’intérieur
de la nouvelle dynamique d’acteurs ?
Conclusion
Longtemps
confinée au système des beaux-arts, alors qu’elle relevait essentiellement des
pouvoirs publics centraux, l’intervention culturelle est devenue indissociable du développement social et économique à
mesure que les pouvoirs publics locaux s’engageaient dans ce domaine. L’approche enracinée dans les territoires (place-based
approach), [Gattinger et Saint-Pierre, 2011], qui reconnaît le rôle pivot et la place prépondérante des
communautés, localités et municipalités dans l’action culturelle, s’est imposée
à la faveur de la croissance du budget des villes dédié à la culture.
Prévues dans la
politique culturelle de 1992, les ententes de développement culturel conclues
de manière récurrente depuis 1995 entre le gouvernement du Québec et les villes
ont été décisives dans l’avènement de politiques culturelles locales et de
programmes municipaux de médiation culturelle. La culture se présente désormais comme un élément
indispensable de leurs stratégies de développement axées notamment sur le
tourisme culturel, l’aménagement du territoire et l’intégration sociale. Ces
ententes, qui reconnaissent explicitement l’importance des actions de proximité
et de services aux citoyens, ont favorisé l’éclosion d’une forme de citoyenneté
culturelle que l’action des gouvernements n’avait su implanter.
Ancrée dans une
logique d’intervention centrée sur les processus et les acteurs de terrain, la
médiation culturelle est ainsi considérée, à partir des impacts qu’on lui
attribue, comme un vecteur de changement social. Depuis
2003, elle est soutenue et mise en œuvre dans un
contexte de décentralisation culturelle et de revitalisation urbaine ou
régionale qui passe de plus en plus par la culture [Brault, 2009]. Les villes québécoises les plus importantes ont mis sur pied des
programmes et soutiennent de nombreux projets, alors que les organismes et les
artistes multiplient des démarches inédites de rencontre et d’interaction avec
les citoyens. Dans la foulée, le
titre de médiateur est revendiqué par un nombre croissant d’intervenants culturels
dont les pratiques allient l’élargissement des publics, lié au devoir de
transmission de la culture, et l’art communautaire, lié aux exigences
d’appropriation de la culture.
En ce sens, la
médiation culturelle recouvre toutes les pratiques qui donnent lieu à une
expérience esthétique plus large que la création artistique [Lamizet, 1999].
Elle s’étend aux fonctions qui, à partir des identités et des pratiques
culturelles de chaque individu, groupe ou milieu social, aménagent le cadre et
les moyens de l’expression individuelle et collective. Cette conception de la médiation culturelle implique que le
développement individuel passe par le dialogue avec l’autre et par la prise de
conscience de la dimension civique des pratiques culturelles. En définitive, les multiples formes qu’elle revêt, la résistance et
les enjeux qu’elle soulève, posent la question plus générale de la condition et
de la mutation de la culture aujourd’hui.
On distingue pour l’essentiel deux champs d’application
de la médiation culturelle aménageant des dispositifs distincts et s’appuyant sur
des logiques spécifiques d’intervention. On note d’une part, la médiation s’exerçant dans les institutions
culturelles. Par-delà la fonction de relations publiques destinée à
l’élargissement des publics, la médiation culturelle incarne alors un souci d’améliorer la qualité de
la relation avec les œuvres, ce qui suppose un accompagnement allant d’une
préparation préalable à un retour critique sur les expériences, et s’étend ultimement à l’engagement dans la
communauté. Dans cette perspective, le rôle des institutions culturelles
consiste concrètement à rejoindre les milieux potentiellement intéressés par
les contenus proposés et à organiser les conditions d’une rencontre fructueuse
entre les publics et les collections. En ce sens, les programmes mis sur pied,
qui font appel aux compétences d’éducation et d’animation des médiateurs,
explorent de nouveaux formats de partage du savoir et aménagent spatialement
les lieux de manière à favoriser le dialogue, l’échange et le partage. Dans
tous les cas, le défi reste de pérenniser l’action, surtout lorsque le travail
s’effectue auprès de communautés en difficulté.
La médiation culturelle surgit par
ailleurs au cœur des projets socioartistiques, fondés sur la volonté
d’action des organismes communautaires, les talents de créateurs et le soutien
des villes. La voie suivie consiste à donner les moyens aux participants de
devenir des acteurs de leur propre vie. La création collective, comptant sur
l’apport d’artistes socialement engagés, est généralement de mise. Les expériences,
à la fois riches et exigeantes pour les artistes et les organismes culturels,
notamment sur le plan des ressources et du temps, visent à donner la
parole et à permettre l’expression, socialement refusées à plusieurs individus
ou groupes marginalisés. Les démarches entreprises suscitent de nombreux
questionnements, en particulier sur la forme du projet, qui met en tension les
qualités esthétiques des œuvres produites et l’intensité de la participation
des citoyens aux processus créatifs. Dans cette perspective, les projets
bouleversent profondément le rôle des artistes en tant qu’auteurs individuels
travaillant dans l’isolement de leur atelier. Il ne leur est pas facile de
réaliser le double mandat d’aménager des conditions adéquates de création pour
un milieu donné qui a ses exigences, ses modes de fonctionnement et sa vision
de l’art tout en s’inscrivant dans une démarche artistique exploratoire de
qualité.
La question des non-publics doit également être abordée de
front, notamment en regard du renouvellement des rapports à la culture et des
pratiques artistiques induites par l’usage des technologies numériques. Si les
efforts de démocratisation culturelle ont atteint leurs buts en rendant les équipements
culturels accessibles partout sur le territoire, ils ont toutefois échoué à
intégrer de vastes segments de population dans la vie socioculturelle. La voie
de la démocratie culturelle empruntée depuis peu pourrait s’avérer fructueuse à
cet égard, d’autant que, pour éviter le nivellement de la qualité des œuvres,
l’ouverture à des formes d’expression populaires s’appuie sur le renforcement
des capacités de création. En outre, les politiques culturelles traditionnelles
devront se doubler d’une politique des usagers, dans l’optique d’un service
public, dans la mesure où la
révolution numérique transforme les conditions de production et d’accès aux contenus
culturels.
La définition évasive de la notion de
public continue de poser problème. Si elle a permis de lever le voile sur la
diversité culturelle à partir de différences ethniques et territoriales,
l’utilisation de cette notion au pluriel a davantage servi à l’élaboration de
stratégies de marketing qu’à définir clairement le statut des groupes sociaux.
De quels publics parle-t-on lorsque l’on recourt à la médiation
culturelle ? Des amateurs d’art ? Des amis de l’institution ?
Des écoliers qu’on invite ? Des touristes qu’on accueille ? Des
résidants du quartier où sont implantés les équipements ? De tous les
consommateurs potentiels d’une offre de produits ou de services
culturels ? Les critères sur lesquels se fondent les catégories de public
relèvent de partages institutionnels et non-culturels qui ne sont pas clairs.
En dressant le
portrait des besoins et des goûts culturels des populations qui ne fréquentent
pas les équipements culturels, les médiateurs identifient autant de citoyens à
émanciper que de marchés à conquérir. Alors que la
fonction d’unification identitaire de la culture a cessé d’opérer et que de
nouvelles normes culturelles sur l’excellence se sont imposées autour de la
sanction du marché, la médiation culturelle se déploie en terrain miné.
L’abandon des politiques d’éducation populaire, l’essor des industries
culturelles et l’engouement envers les projets culturels événementiels
constituent des obstacles additionnels à la réalisation de l’ambition des
intervenants qui la portent sur le terrain.
Par ailleurs, le travail des médiateurs culturels suscite
des consensus entre artistes, publics et commanditaires là où les critiques
cherchaient à soulever un débat. On assiste ainsi à l’articulation de projets
artistiques avec les enjeux urbains, touristiques, financiers, électoraux et
sociaux en impliquant les institutions scolaires et culturelles, les médias et
les groupes de citoyens sous le mode ludique.
La bonne volonté culturelle que manifestent les médiateurs
culturels trahit leur appartenance de classe et se traduit par l’exercice d’un
pouvoir délégué sur les classes populaires, autrefois accordé par l’élite et
aujourd’hui sous la coupe des entrepreneurs en culture. Elle s’exprime par un
travail de promotion, voire d’imposition, des valeurs et des principes
compatibles avec les conduites et les produits de la culture légitime, jadis
sanctionnée par l’élite puis maintenant par le marché. Cette attitude témoigne
d’un aveuglement à leur propre situation de groupe dominé. À leur insu, les
médiateurs culturels contribuent à l’acculturation des membres des classes
populaires et à la généralisation de la culture de masse entendue comme
l’ensemble des valeurs qui sous-tendent les comportements et les produits
prescrits par le marché.
Phénomène contemporain peut-être plus singulier, les
médiateurs culturels exercent une action similaire auprès des membres des
catégories économiques supérieures qui, faute de capital culturel spécifique et
de mécanismes de reproduction, ne constituent pas une élite culturelle. Ils
s’imposent comme relais entre les entrepreneurs culturels et un groupe
restreint de consommateurs nantis et omnivores.
Le travail des médiateurs culturels s’exerce en marge du
conditionnement médiatique par une influence personnelle directe sur la
consommation culturelle de la population, dont on sait depuis longtemps qu’elle
s’avère plus convaincante. Dans la mesure où le travail sur le terrain leur
permet d’être considérés comme des proches par les personnes auprès desquelles
ils œuvrent, ce que leur origine sociale et leur statut facilitent
généralement, ils peuvent transformer les goûts et encourager l’adhésion à des
pratiques de consommation et des produits nouveaux. Les membres des
classes populaires, et parfois ceux de l’élite économique, ne forment alors
plus une population atomisée livrée au balayage des médias, mais une partie
d’un réseau communautaire solidaire partageant des goûts spécifiques.
Malgré leur précaution, les médiateurs culturels
contribuent souvent à l’avènement d’une situation contraire à celle qu’ils
cherchent explicitement à faire advenir. D’une certaine manière, plus ils
accentueront leurs pratiques et plus les problèmes qu’ils associent à
l’existence des non-publics seront aigus. En l’absence d’une action plus
globale touchant l’amélioration des conditions socioéconomiques de toute la
population, d’une éducation artistique entreprise dès l’entrée à l’école et
d’une prise en compte des nouveaux rapports à la culture, leurs ambitions
contribuent davantage à leur propre épanouissement qu’à celui de l’ensemble de
la population.
Jean-Marie Lafortune[1]
Professeur au département de communication sociale et publique
Université du Québec à Montréal
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