Controverses à propos de la
démocratisation de la culture
en Belgique francophone depuis les années 1960.
Manifestement, depuis quelques années, en Belgique
francophone comme ailleurs, la question de la démocratisation de la culture
revient à l’ordre du jour des préoccupations politiques, suscitant
controverses, séminaires, publications, colloques, initiatives citoyennes…
Comment en est-on arrivé là ?
1e phase : penser les politiques culturelles sur le modèle des
droits-créances
En Belgique, comme dans de nombreux autres pays, les
politiques de démocratisation de la culture remontent loin dans le temps. On en
situe généralement les premières manifestations concrètes en termes de mesures
politiques avec la loi sur les bibliothèques publiques initiée par le
socialiste Jules Destrée en 1921. En réalité, de cette période jusque dans les
années 1960-1970 du siècle dernier, des politiques de démocratisation de la
culture vont se mettre progressivement en place sur la base de ce qui était
l’arrière-plan du projet politique de Destrée, à savoir faire accéder les
populations ouvrières aux productions culturelles qu’identifie sans doute le
mieux l’expression « Beaux-Arts ».
Dans cette optique, la culture est considérée comme
un bien commun identifiable, mais inégalement réparti, dont il s’agit, au
travers de politiques publiques adéquates, de favoriser l’accès à ceux qui en
sont privés ou empêchés. Dans le droit fil des revendications socialistes, les
politiques culturelles se trouvent alors pensées sur le modèle des
droits-créances, ces droits qu’ont les citoyens de pouvoir exiger des pouvoirs
publics qu’ils leur permettent d’accéder à des biens considérés comme inhérents
à la dignité humaine[1]. Des biens qui, comme
la santé, l’éducation, le revenu minimal, les congés… vont être au cœur des
développements de l’Etat social. Pensées de la sorte, les politiques
culturelles se construisent à partir de deux présupposés. D’une part, bien sûr, qu’il est possible de donner une
définition substantielle de la culture comme « bien commun »,
c’est-à-dire qu’il est possible d’inventorier un certain nombre de productions
culturelles qui méritent d’être mises à disposition de chacun, cette mise à
disposition constituant un facteur d’émancipation. Pour le dire autrement,
qu’il est possible d’obtenir un relatif consensus sur un certain nombre
d’« objets » présentant une valeur culturelle pouvant contribuer à
l’élévation de ceux qui ont l’opportunité de pouvoir s’en imprégner. D’autre
part, qu’il est possible de mettre en place des dispositifs favorisant cet
accès, à l’image des bibliothèques publiques qui permettent aux populations
défavorisées d’accéder à coût réduit à la grande littérature.
Construites au départ dans le cadre du projet
socialiste du début du XXe siècle, l’arrière-plan de ces politiques
culturelles est somme toute assez proche de celui qui va fonder l’exigence d’un
accès pour tous à l’enseignement. Un arrière-plan où l’accès est pensé sur le
modèle de la transmission, à cette différence près toutefois que très rapidement
la transmission culturelle se différenciera du modèle de la transmission
éducative, en raison essentiellement de la spécificité attachée aux œuvres
culturelles dans le droit fil de la tradition romantique[2],
une spécificité qui présuppose une force intrinsèque, inhérente aux grandes
œuvres, qui s’impose au-delà en quelque sorte des discours éducatifs qui
chercheraient à convaincre et qui, tendanciellement, pourraient produire un
effet inverse, un effet dissuasif.
C’est à partir des années 1960 que ces premières
politiques culturelles, qui progressivement se sont identifiées explicitement
comme des politiques de « démocratisation de la culture », vont à la
fois connaître un fort développement et être l’objet de controverses
virulentes, en particulier au travers de la mise en question de leurs
présupposés.
Mais avant de passer à l’évocation de ces
controverses, je souhaiterais m’arrêter brièvement à une réflexion sur la
question de l’accès qui est, comme je l’ai indiqué, centrale à cette pensée des
politiques culturelles sur le modèle des droits-créances. D’une part, très
logiquement, la question de l’accès renvoie à celle des lieux et des conditions
inhérents à cet accès. Dans cette perspective, la démocratisation de la culture
s’orientera très naturellement vers une politique de décentralisation ou de
dispersion des lieux culturels, créant par exemple, en Belgique francophone,
des maisons de la culture et des foyers culturels. D’une certaine façon, comme
les écoles se sont dispersées sur le territoire pour rendre l’éducation
accessible à tous, comme les hôpitaux l’ont fait pour servir une politique de
démocratisation de l’accès aux soins, comme la dispersion de gares représente
la condition de l’accès à un droit égal à la mobilité… la dispersion des lieux culturels
est supposée représenter une des conditions préalables à toute politique de
démocratisation de la culture. A la dispersion spatiale s'ajoutera la question
des formes architecturales des lieux de culture, l’enjeu de démocratisation et
donc d’accessibilité entrant alors en tension avec la sacralisation de la
culture héritée du romantisme et fortement attachée aux définitions de la
culture identifiant celle-ci aux Beaux-Arts, une sacralisation qui lorsqu’elle
s’inscrit dans l’architecture des lieux, peut comporter des effets dissuasifs
pour les publics cibles de la démocratisation.
Toutefois, à la même époque, cette pensée de l’accès,
liée à une logique de dispersion spatiale de lieux que l’on peut dire
« matériels » va se voir concurrencée par les développements de la
télévision qui, rappelons-le, à ses débuts, bénéficie d’un monopole d’Etat, et
qui invite à penser l’accès selon des voies « immatérielles ». Plutôt
que de faire aller les gens démunis culturellement dans les lieux culturels,
ceux-ci fussent-ils décentralisés, la télévision promet plus radicalement de
faire entrer la culture dans les foyers, et est pensée comme devant devenir à
l’avenir le vecteur central de démocratisation culturelle. On verra ce qu’il
adviendra de ce diagnostic à bien des égards prémonitoire, mais pas forcément
dans le sens qu’on lui prêtait à l’époque.
Quant à ce que j’appellerais plutôt les formes de
l’accès, deux voies vont s’ouvrir que les exemples français et belge
francophone permettent de distinguer. Sous l’influence de Malraux va s’imposer
en France, comme je l’évoquais précédemment, une conception disons
« a-pédagogique » ou « anti-pédagogique », confiance étant
faite aux œuvres, entendons aux grandes œuvres, pour produire chez ceux qui y seront
confrontés un « choc » intérieur ayant en quelque sorte valeur de
« convertisseur » aux bénéfices de la culture. En Belgique
francophone, cette conception aura à vrai dire peu d’effet. Prévaudra plutôt
une conception que l’on pourrait dire « pédagogique mais non scolaire »,
les politiques de démocratisation de la culture s’étant là accompagnées de
l’émergence de la fonction d’animateur socio-culturel, qui constitue d’ailleurs
le principal apport des politiques culturelles belges francophones des années
1960-1970 en termes de sociologie des professions. Par ailleurs, à côté du
monopole qu’exerçait à l’époque la RTBF, télévision de service public, les
pouvoirs publics vont financer un réseau de télévisions communautaires locales
qui compléteront le projet de décentralisation des institutions culturelles
entamé autour notamment des maisons de la culture et foyers culturels.
2e phase : La critique du référentiel
de l’accès et l’avancée vers une politique de reconnaissance
Les critiques des années 1960-1970 vont mettre ce premier
modèle à mal. Plus que de montrer le caractère élitiste des lieux culturels, du
musée, de l’opéra…, elles vont identifier ces biens culturels que les
politiques se promettaient de démocratiser comme des biens situés socialement,
comme appartenant à la « culture bourgeoise ». Plutôt que
d’apparaître comme des politiques émancipatrices, les politiques de
démocratisation de la culture vont dès lors apparaître comme des vecteurs de
domination, dans un contexte où la domination culturelle est très largement questionnée,
notamment au travers des travaux de Bourdieu, Althusser, Gramsci, Gaudibert,
Marcuse et bien d’autres. La critique est à l’évidence extrêmement sévère
puisqu’elle met à mal le fondement même des politiques initiées par Destrée et
poursuivies ultérieurement.
Ce qui se manifeste là en réalité, et très
fondamentalement, ce sont les difficultés de penser les politiques culturelles
selon le modèle des droits-créances, comme des politiques d’accès à des biens
communs, que l’on peut à juste titre tenir pour valables pour tous. Se révèle
là le fait que la question de la culture ne peut pas obéir aux mêmes
référentiels que la question de la santé ou du revenu minimal par exemple. Si
en effet on peut présupposer une conception consensuelle de la « bonne
santé » et souhaiter que chacun puisse y accéder quel que soit son
positionnement social, il en est autrement de la culture sauf à présupposer que
certains sont privés de culture, se trompent ou s’illusionnent sur ce qu’est
véritablement la culture, ou encore développent des pratiques culturelles
médiocres qu’il s’agit dès lors de troquer contre des pratiques culturelles de
plus grande valeur. Ce qui, on le comprendra aisément, revient somme toute à
présupposer une hiérarchie des êtres en contradiction avec le principe d’égale
dignité. On n’insistera jamais assez, je pense, sur la force de
problématisation portée par ces arguments sur l’idée même de démocratisation de
la culture. Pour le dire avec une grande netteté, s’exprime dans ces critiques
l’idée que la démocratisation, au sens explicité précédemment, constitue un
facteur au pire de domination culturelle contribuant à la reproduction des
inégalités sociales, au mieux un déni de reconnaissance du potentiel de
créativité et de la valeur des pratiques culturelles des groupes dominés
socialement.
En Belgique francophone, cette critique prendra, bien
plus qu’ailleurs, des connotations fortes. Elle se problématisera au travers
d’une opposition, plus que d’une complémentarité, entre démocratisation de la
culture et démocratie culturelle, et sera portée notamment par M. Hicter,
personnage qui prendra une place décisive dans les politiques culturelles de
l’époque, dans la mise en place de l’administration de la culture, mais aussi
dans le choix des orientations des politiques culturelles des années 1970-1980.
Si nous observons les choses avec un regard
distancié, la critique se construira principalement autour de quatre axes.
Au travers du référentiel de la démocratie culturelle
se disent plusieurs choses. Tout d’abord, contre les présupposés des politiques
de démocratisation, l’exigence d’une reconnaissance des pratiques culturelles
populaires[3]. Ce qui se trouve donc contesté, c’est
la limitation du concept de culture aux seuls Beaux-Arts. Comme l’a appris la
sociologie de la culture des années 1960, il existe en réalité une pluralité de
cultures, chacune située socialement, les Beaux-Arts correspondant en réalité à
la culture des classes sociales supérieures. Dans cette optique, une politique
culturelle conséquente doit se penser moins comme une politique d’accès ou,
s’agissant de culture, de transmission, selon le modèle des droits-créances,
que comme une politique de reconnaissance. Et, dans la mesure où déni de
reconnaissance il y a, cette politique de reconnaissance doit se penser sur le
mode volontariste, d’une politique de promotion des expressions bafouées,
méprisées, oubliées, reléguées…
Le deuxième élément critique des politiques d’accès
porte sur le fait que dans cette optique, on présuppose l’existence préalable
de biens culturels, à l’image des œuvres que l’on peut voir dans les musées. Ce
qui peut être contesté là, c’est le fait que la culture ne peut se réduire à
une confrontation aux œuvres, mais qu’elle est avant tout un ensemble de
pratiques, et, en particulier de pratiques expressives et créatives. Les années
1960-1970 sont en effet celles qui vont voir se « démocratiser » – au
sens d’apparaître pertinentes pour tout un chacun – le modèle du « moi
expressif » théorisé par Charles Taylor pour distinguer les formes
d’individualisme propres à la modernité occidentale[4].
Pour ce modèle de « moi », l’individu est supposé détenir de grandes
richesses intérieures qui gagnent à être extériorisées plutôt que refoulées. Si
ce modèle de moi se trouvera investi par le monde artiste dès la fin du XVIIIe siècle, et notamment au travers du romantisme, il connaîtra un processus
d’extension de son champ d’application dès les années 1960-1970, au travers de
ce que Daniel Bell appelle le processus d’esthétisation de la vie quotidienne[5]. Dans cette optique, la démocratisation de la
culture – nommée alors « démocratie culturelle » – reviendra à
permettre à chacun, et en particulier à ceux qui en sont empêchés, d’accéder
aux conditions d’une expressivité que les conditions sociales tendent à
réprimer. En Belgique francophone ont ainsi vu le jour des « centres
d’expression et de créativité », mais aussi des dispositifs de financement
pour le théâtre populaire, pour le théâtre-action…
Le troisième élément critique, fortement lié au
précédent, porte sur l’exigence de reconnexion de la culture avec ce que les
sociologues appellent le « monde vécu ». Ce que Henri Lefèbvre ou
Michel de Certeau appelaient le quotidien, en cessant d’y voir uniquement des
espaces de déréliction, mais en y percevant des espaces d’inventivité, de
résistance... Ce qui se trouve là critiqué, c’est plutôt la distance entre le
monde des œuvres, des Beaux-Arts, qui faisait l’objet des politiques de
démocratisation et une réalité quotidienne qui pouvait être vue elle aussi
comme « culturelle ». Plutôt que d’être identifiée aux œuvres, la
culture est là pensée comme pratiques, comme manières d’être et de faire. C’est
là tendanciellement la définition anthropologique de la culture qui est avancée
contre une conception jugée limitative de la culture. Mais aussi une conception
active de la culture contre la conception jugée passive de la seule
confrontation aux œuvres. En Belgique francophone, les politiques culturelles
développées dans les années 1960-1970 vont ainsi opposer bien plus qu’articuler
l’animation culturelle d’un côté, la diffusion culturelle de l’autre. La
première bénéficiant d’une connotation positive en raison de sa finalité d’
« activation », à l’inverse de la seconde qui était au centre des ambitions
de démocratisation de la culture. Ainsi, les foyers culturels seront-ils
invités à faire essentiellement de l’animation, là où les maisons de la
culture, davantage héritières des politiques traditionnelles de
démocratisation, pourront maintenir une politique de diffusion, mais tout en
privilégiant elles aussi l’animation. Cette attente de reconnexion va également
entraîner une évolution interne aux pratiques artistiques, mettant en avant ce
qui s’appellera bientôt art contextuel, art sociologique, art relationnel, action
painting… c’est-à-dire des formes artistiques qui auront parmi leurs
caractéristiques d’une part de sortir des institutions culturelles
traditionnelles, de privilégier l’espace public… et d’autre part de solliciter
la participation des spectateurs appelés à devenir actifs… Pour le dire en
d’autres termes, c’est dans ce mouvement qui affecte bien entendu aussi les
acteurs de ce que Bourdieu aurait appelé le champ artistique, qu’on verra
progressivement les productions se déplacer des œuvres vers l’action, pour
utiliser les catégories bien connues de H. Arendt[6].
Le quatrième élément porte sur la dimension politique
de la culture et sur une réécriture des liens entre politiques culturelles et
émancipation. Dans l’optique traditionnelle de la démocratisation de la
culture, la dimension émancipatrice se situait, rappelons-le, dans l’accès aux
œuvres. Désormais la suspicion est jetée sur cette ambition. Tout au contraire,
l’accès aux œuvres devient politiquement suspect dans la mesure où il dissimule
l’adhésion à des standards culturels liés aux classes dominantes. Le maintien
des liens entre politiques culturelles et émancipation exige désormais d’autres
canaux qui, en Belgique francophone, vont s’inscrire dans la tradition de
l’éducation populaire. C’est ainsi qu’en 1976 sera publié un décret relatif à
l’éducation permanente qui intégrera, au sein des politiques culturelles, un
important espace favorisant le développement d’une culture pensée comme
politique, comme critique, comme contestataire. Dans l’ambiance des années
1970, c’est-à-dire dans le cadre d’un référentiel fordiste, ce même décret
offrira une place privilégiée à la « promotion socio-culturelle des
travailleurs », accordant des subventionnements préférentiels aux
associations liées au mouvement ouvrier. Dans cette optique, l’exercice de la
citoyenneté, la formation à celle-ci, et globalement l’implication dans la
société civile associative est considérée comme inhérente au domaine de la
culture et donc aux préoccupations des politiques culturelles. C’est ainsi
qu’aujourd’hui des associations comme Amnesty International, la Ligue des
droits de l’homme, Green Peace… et bien d’autres sont financées, en Belgique
francophone, au moins pour partie sur des budgets relevant du Ministère de la
Culture. Dans le même esprit, mais à distance cette fois des référentiels
fordistes qui avaient présidé à l’écriture du décret de 1976, le nouveau décret
des années 2000 entendra se montrer attentif à ce qui sera désigné alors comme
« mouvements émergents », avec l’ambition de faire place aux
associations porteuses des nouvelles voies émancipatrices, l’idée même
d’émergence supposant une vigilance des pouvoirs publics à l’égard des voies
innovantes de contestation sociale. Ce qui, on l’imagine, ne manquera pas de
poser quelques ambiguïtés à la fois pour les acteurs eux-mêmes, conduits à
s’inscrire dans la tension entre « subversion et subvention », et
pour des pouvoirs publics, conduits à subventionner des associations
« émergentes » qui ne s’inscrivent plus clairement dans les registres
habituels de la revendication politique sur lesquels se sont constitués les
partis politiques, mais aussi les mouvements sociaux jusque-là dominants qui
trouvaient dans les dispositifs de « promotion socio-culturelle des
travailleurs » l’occasion de bénéficier de « rentes de
situation ».
3e phase : des difficultés inhérentes aux critiques à quelques enjeux
actuels.
Ces quatre axes critiques vont désormais baliser,
avec les questionnements liés à leur mise en place initiale, les réflexions sur
les politiques culturelles et sur les enjeux de démocratisation de la culture.
Et, lorsque progressivement, dans les années 1990, s’atténuera la suspicion à
l’égard de celle-ci, il conviendra à la fois de « faire avec » des
évolutions sociétales majeures, notamment au niveau culturel, mais aussi de
« faire avec » le contenu de ces critiques.
Les développements qui suivent tentent de
circonscrire ces nouveaux enjeux posés par la réactivation de la question de la
démocratisation de la culture. Ils sont explicités à partir de ma participation
en tant qu’acteur ou qu’observateur de très nombreuses arènes où se discutent
les politiques culturelles, ainsi que de ma participation à des travaux de
recherche sur les politiques culturelles qui m’ont donné la possibilité de
susciter et de participer à de nombreuses réunions de réflexion collective avec
les décideurs et les acteurs culturels.
Les bougés
dans la délimitation de ce qu’il y a lieu de démocratiser.
La destitution des hiérarchies culturelles liée à la
critique des politiques de démocratisation a été l’objet de controverses
virulentes dès les années 1970-1980 sous l’argument que ces critiques
conduisaient très directement au relativisme, négligeant donc le fait que la
notion de culture n’est pas seulement descriptive, mais qu’elle est aussi
normative et qu’il est illusoire de s’appuyer sur des présupposés qui
conduisent à admettre que toutes les productions culturelles se valent. Si, par
exemple les travaux de Bourdieu furent contestés en ce sens, de nombreuses
critiques furent également portées à l’encontre des médias de masse, et
singulièrement de la télévision, qui étaient accusés de conforter ce
relativisme, par exemple en mêlant, sous le
créneau des émissions de variétés, le divertissement et la haute culture. Ce à
quoi était rétorqué que précisément cette désacralisation de la haute culture
était le moyen le plus efficace de pratiquer la démocratisation de la culture
et de faire entrer cette haute culture dans des milieux qui autrement ne la
rencontraient pas.
En réalité, la critique de la démocratisation de la
culture au nom de la démocratie culturelle remettait d’ailleurs non seulement
en question les hiérarchies culturelles mais en venait, comme je le rappelais,
à assumer une conception très extensive de la notion de culture. C’est ainsi
que, parallèlement au décret de 1976 sur l’éducation permanente, il fut
question en Belgique francophone d’un décret sur ce qui fut appelé le
« loisir actif ». Ce décret, sorte de monstre du Loch Ness des
politiques culturelles puisqu’il n’a jamais vu le jour, mais réapparaît
constamment en toile de fond de ce qu’il faudrait peut-être mettre en œuvre,
entendait assumer une vision extensive des pratiques culturelles avec cette
caractéristique que, dans ce cas, et contrairement à ce qu’il en était de
l’éducation permanente, la dimension politique des pratiques ne serait plus
requise, seule étant exigée leur dimension « active ». Cette
assertion paraîtra peut-être excessive. Elle mérite toutefois à mon sens d’être
prise au sérieux parce que cette incitation à l’activité trouve aujourd’hui un
allié de taille dans le discours très général sur l’ « activation »
qui est en toile de fond des refontes de l’Etat social en Etat social actif, un
discours qui, dans son fondement, se construit sur la hantise de la passivité
ou du retrait. Le discours culturel, héritier de la tradition de la démocratie
culturelle, a d’ailleurs repris lui-même à son compte cette sémantique en
s’employant à former des citoyens « actifs et responsables ».
Au regard de ces critiques et questionnements demeure
donc ouverte la question des « objets » de la démocratisation de la
culture. A quelles productions, à quelles pratiques doit-on favoriser l’accès
au nom de la démocratisation de la culture ? Les médiateurs travaillant
dans les associations de l’article 27 (dispositif, faisant référence à
l’article de la déclaration universelle des droits de l’homme garantissant le
droit à la culture et dont l’objet est de permettre aux populations démunies
d’accéder à des activités culturelles à coût très réduit ou gratuitement) se
trouvent ainsi confrontés à des demandes d’utiliser les possibilités offertes
pour simplement aller voir au cinéma les dernières productions hollywoodiennes
auxquelles le coût des entrées ne leur permet pas d’accéder. Ces demandes
doivent-elles être refusées ? Au nom de quel principe ? Se pose là,
face à des situations somme toute très banales, la question cruciale de
déterminer ce que doivent être les objets de la démocratisation de l’accès à la
culture en contexte de délégitimation des hiérarchies culturelles, à moins que
ce ne soit en contexte de déplacement, vers les médias de masse et les
nouvelles technologies de la communication, des détenteurs de la capacité de définir
les hiérarchies culturelles et la culture « légitime ».
De l’accès aux
œuvres à l’accès aux conditions de la production et de la créativité
culturelles
Un des effets du déclin relatif de la légitimité des
hiérarchies culturelles, et du déplacement de la question de la culture des
œuvres vers les pratiques, vers l’action, est d’entraîner un déplacement
congruent de la question de l’accès aux œuvres vers la question des conditions
de l’accès à la production et à la créativité. Et cela dans un contexte marqué
par une relative désacralisation de la culture légitime, de nombreux acteurs
s’adressant dès lors aux pouvoirs publics de manière décomplexée par rapport à
la question de la valeur de leurs productions.
Dans ce contexte, les enjeux de démocratisation
tendent alors à se porter vers les outils et ce qu’on pourrait appeler les
« infrastructures » de la créativité culturelle, en donnant un sens
large à ce dernier terme. Mise à disposition de locaux, d’espaces de résidence,
aide à la communication et à l’exportation, mise en place de
« pépinières » de projets culturels, avancées dans le statut de
l’artiste, aides à l’entrepreneuriat culturel… telle est la nature des demandes
qui sont adressées aujourd’hui aux politiques culturelles. En écoutant les
acteurs dans différents dispositifs réflexifs mis en place pour des travaux de
recherche actuels, tout se passe comme si certains acteurs en venaient à
développer un rapport aux pouvoirs publics comme si ceux-ci de fait n’avaient
plus à déterminer les contenus culturels dont il s’agirait de démocratiser
l’accès mais à « entériner » le contenu des productions culturelles
effectives et prometteuses tout en permettant, par leur soutien, à celles-ci de
se réaliser dans des conditions convenables, quelquefois d’ailleurs en
accompagnant cette position de l’idée que de telles aides ne pourraient être
que des aides de lancement d’un entrepreneuriat culturel. Dans cette
perspective, les critères d’intervention se porteraient à la fois sur une
grande réactivité (à laquelle s’opposent les procédures mises en place pour les
politiques culturelles traditionnelles, avec une procéduralisation héritée de
la domination « rationnelle-légale »), mais aussi sur l’acceptation
d’interventions ponctuelles, à distance donc de la stabilisation
institutionnelle liée aux politiques initiales de démocratisation. Dans la même
ligne, des enquêtes menées dans le cadre d’une recherche financée par le
Ministre chargé des affaires culturelles bruxelloises ont mis en évidence de
manière extrêmement récurrente de la part de nombreux acteurs culturels la
nécessité de pouvoir disposer de sources de subventionnement flexibles qui
puissent se penser comme des aides à la créativité, l’hypothèse sous-jacente
étant qu’il existe, en particulier dans les milieux urbains, et notamment dans
les milieux jeunes socialement démunis, une grande créativité qui se manifeste
en dehors des dispositifs institutionnels des politiques culturelles, une
créativité qui mériterait d’être soutenue par des dispositifs souples,
réactifs…
Dans le même ordre d’idées, la montée du référentiel
de la fracture numérique, qui d’une certaine façon pourrait apparaître comme un
remplaçant de l’ancien référentiel du handicap socio-culturel, est extrêmement
significative, particulièrement dans la mesure où il déplace le questionnement
des politiques culturelles de l’accès à des contenus culturels vers le problème
de l’accès à des dispositifs technologiques. Dans le même ordre d’idées mais
avec un tout autre objet, l’énorme succès connu actuellement par l’organisation
Smart, société mutuelle pour artistes, créée en 1995 et offrant aux
artistes un système de secrétariat social sur mesure, constitue une autre
attestation de ce déplacement, mais cette fois vers une infrastructure
administrative plutôt que technologique. On pourrait enfin encore évoquer
l’exemple de politiques culturelles de la Belgique francophone qui, en
collaboration avec les politiques économiques régionales, ont mis en place des
dispositifs d’aide à la promotion internationale des différents genres
artistiques.
La
redéfinition des relations entre culture et économie
Le discours critique des années 1960 qui a largement
formaté les référentiels des politiques culturelles s’est construit sur
l’opposition entre culture et économie. Pour le dire rapidement, ce
positionnement s’inscrivait à la fois dans une tradition ancienne opposant le
monde de l’art et de la culture, voué à la créativité, à l’authenticité, à la
vie de bohème… à ce que désignait sans doute le mieux le terme « bourgeoisie »,
mais aussi dans la tradition de la « critique des idéologies »
héritée du marxisme et réactualisée au milieu du XXe siècle par
l’école de Francfort sous le couvert de la dénonciation des industries
culturelles à laquelle seule une culture « fragmentaire », comme
l’appelait Adorno, pouvait prétendre s’opposer.
L’affaiblissement des hiérarchies culturelles,
couplée à la montée du néo-libéralisme, à la valorisation de l’esprit
d’entreprise et à la suspicion à l’égard de l’ « assistanat » et donc
d’une certaine façon à la dépendance à l’égard des subventionnements publics,
ainsi qu’à la récupération par le néo-management des valeurs de créativité, ont
redistribué les coordonnées des relations entre culture et économie. Cela bien
sûr également avec l’appui des politiques européennes très tentées de voir dans
la culture et les biens culturels des marchandises, mais aussi avec la caution
d’ouvrages qui vont avoir une importante audience dans les milieux culturels,
tels ceux de R. Florida et R. Landry promouvant la « ville
créative ». Ce rapprochement entre culture et économie fut aussi favorisé
par les restrictions budgétaires qu’ont connues tous les pays occidentaux, des
restrictions qui risquaient de frapper de plein fouet les politiques
culturelles habituellement très exposées à ce risque. La démonstration de
l’impact économique de la culture d’abord, par exemple au travers du nombre
d’emplois créés, couplée à ce discours selon lequel il est tout à fait possible
et particulièrement efficace de penser et construire le redéploiement urbain ou
territorial à partir de projets culturels constituait bien entendu, dans ce
contexte, un intéressant facteur de relégitimation des investissements
culturels face au risque de restrictions budgétaires. Des enquêtes récentes
menées à Bruxelles auprès d’acteurs culturels ont mis en évidence le fait que
les relations entre culture et économie, et plus encore bien entendu économie
marchande, constituaient un des axes les plus discriminants auprès des
personnes conviées à se positionner sur les enjeux des politiques culturelles,
les uns demeurant farouchement opposés à toute « compromission » avec
la logique économique, d’autres assumant sans réticence à la fois les
partenariats public-privé, et justifiant pleinement la place prise par la
culture dans le développement économique et, dès lors, en appelant à des
politiques publiques orientées vers l’économie de la culture et facilitant la
tâche des entreprises culturelles et le développement de l’entrepreneuriat
culturel.
A Bruxelles particulièrement, les acteurs culturels
ont fortement insisté sur cet aspect à la fois au sein des récents Etats
Généraux de Bruxelles initiés par le secteur associatif et universitaire en vue
de penser un projet d’avenir pour la capitale de l’Europe, ou encore récemment
en développant des stratégies pour que la culture soit insérée au sein du futur
PRDD, plan régional de développement durable, alors même que la culture ne
figure pas au rang des compétences régionales dont dépend ce PRDD. Parallèlement
à cela, se mettent en place des dispositifs d’incitation, d’accompagnement… de l’entrepreneuriat
culturel, comme par exemple des pépinières d’entreprises culturelles.
Vers de
nouveaux questionnements des relations brisées entre politiques d’accès et
politiques de formation
Un des points essentiels, mis à jour de manière
répétée dans les colloques consacrés au renouvellement des politiques de
démocratisation, porte sur la question de la formation ou de l’initiation à la
culture. Comme on l’a vu, la mise en place des politiques de démocratisation
s’est accompagnée, pour des raisons diverses selon les pays, d’une déconnexion
des politiques culturelles avec les politiques scolaires. Dans ce contexte, et
pour le dire de manière nette, l’accès était tendanciellement pensé sans lien
fort avec la formation.
Cette hypothèse recueille désormais peu de crédit,
encore que chez beaucoup d’acteurs culturels demeure une suspicion sur la
capacité des enseignants, et de la transmission scolaire d’initier efficacement
à la culture. Ne dit-on pas souvent que les lectures scolaires obligatoires ont
plutôt des effets dissuasifs sur le goût de la lecture ? Au-delà de cette
suspicion, s’impose toutefois l’idée que l’initiation à la culture se doit
d’être précoce et que, dès lors, le milieu scolaire en constitue une voie quasi
obligée. La question étant de construire les ponts, mais aussi les séparations
nécessaires, entre transmission scolaire d’une part et initiation culturelle de
l’autre. De nombreuses expériences s’opèrent dans ce domaine, dont la logique
la plus courante, liée à l’ambivalence que je viens d’évoquer, consiste soit à
accueillir des artistes au sein des établissements scolaires pour des activités
qui peuvent prendre des formes diverses, soit de faire aller les élèves vers
des lieux de culture (musées, opéras…) dont les politiques se sont orientées
vers la mise en place de services éducatifs. Le plus souvent en insistant sur
la dimension active de la rencontre avec et de l’initiation à la culture.
Par ailleurs, l’initiation ou plutôt l’introduction à
la culture prend la voie de ce qui se nomme maintenant « médiation
culturelle », les médiateurs culturels prétendant aujourd’hui, en contexte
de revalorisation de l’ambition de démocratisation de la culture, prendre le
relais des animateurs socio-culturels qui furent historiquement plutôt liés à
l’ambition de démocratie culturelle. Ce transfert sémantique, des animateurs
vers les médiateurs, n’est donc pas à mon sens anodin, mais témoigne plutôt
d’un déplacement des ambitions d’une politique d’éducation permanente pensée
plutôt comme facilitation de l’expression politico-culturelle des populations
souffrant d’un « handicap socio-culturel », vers une politique
renouvelée de formation à la culture. Le passage des animateurs, historiquement
liés à la critique de la thématique de la démocratisation, aux médiateurs apparaît
ainsi comme un indicateur de la revalorisation de cette thématique.
Au-delà de ces deux éléments se pose de manière
cruciale aujourd’hui la question de la place des industries culturelles et
particulièrement des nouvelles technologies de la communication au cœur des
processus de démocratisation de la culture. C’est un constat partagé que,
désormais, la socialisation culturelle s’opère très majoritairement via les
nouveaux médias, et davantage sans doute via internet que via la télévision.
Les enquêtes sur les pratiques culturelles en attestent massivement, ne
serait-ce qu’eu égard au nombre d’heures passées par les jeunes devant la
télévision et sur le net. Dans ce contexte nouveau, l’école a largement perdu
le monopole qui était le sien jusque dans les années 1960-1970, en même temps
d’ailleurs que les télévisions de service public perdaient le leur. Nous nous
trouvons d’ailleurs dans un contexte où certains observateurs n’hésitent pas à
affirmer que les médias de masse ont fait plus que l’école et les politiques
culturelles réunies pour la démocratisation de la culture. Quoi qu’il en soit,
très largement, les médias de masse échappent aux politiques culturelles qui,
au mieux, peuvent mettre en place à leur égard des politiques de régulation, à
condition du moins d’être en mesure de peser sur leurs conditions de diffusion,
ce qui est de moins en moins le cas.
Ces premières remarques nous orientent vers un second
groupe de questionnements portant spécifiquement sur les politiques culturelles
à mener à l’égard de la jeunesse. Les études sur les pratiques culturelles
montrent que désormais la variable la plus discriminante au niveau des
différentiels de pratiques culturelles devient progressivement l’âge. Ces mêmes
enquêtes montrent également une très large désaffection des jeunes pour les
institutions mises en place à leur destination par les politiques culturelles,
les maisons de jeunes par exemple. Autrement dit, les dispositifs classiques
des politiques culturelles de jeunesse s’avèrent peu efficients alors que
chacun s’accorde à reconnaître que ces mêmes jeunes ont manifestement des
pratiques qu’il serait difficile de ne pas qualifier de culturelles, mais qui
se déploient très largement en dehors des politiques de la jeunesse.
L’importance de ce chantier des politiques culturelles de la jeunesse est sans
cesse réaffirmé par les acteurs et les responsables administratifs de la
culture sans qu’à vrai dire ne se dégagent d’orientations claires.
Du handicap
socio-culturel des classes démunies aux tensions entre multiculturalisme et
interculturalité
Une des difficultés essentielles de la réflexion sur
la question de la démocratisation de la culture est liée au passage déjà évoqué
d’un régime fordiste à un régime post-fordiste dans lequel les coordonnées du
conflit social ne sont plus ajustées à la seule question ouvrière. Rappelons
que, dans les années 1960, les politiques culturelles, et en Belgique francophone
spécifiquement, la tension entre démocratisation de la culture et démocratie
culturelle, s’étaient justifiées politiquement sous l’horizon du référentiel
d’un « handicap socio-culturel » renvoyant bien entendu aux
distinctions de classes.
Ce référentiel est toujours présent aujourd’hui, bien
qu’il ait sans doute perdu de sa vigueur (alors que les enquêtes à ce niveau
montrent que les choses ont peu évolué depuis les années 1960-1970). Toutefois,
à l’agenda des discussions sur les politiques culturelles, les enjeux liés aux
clivages et aux exclusions au niveau des pratiques culturelles se sont très
largement ouverts mais aussi déplacés vers la question des différences
culturelles, de sorte que le référentiel du handicap socio-culturel cède largement
le pas à ceux du multiculturalisme ou de l’interculturalité, entre lesquels se
nouent d’ailleurs de nouvelles tensions. C’est ainsi que lors des travaux
initiés par le Réseau des Arts et son homologue néerlandophone le
Kunstenoverleg en vue de la réalisation entre acteurs culturels d’un plan
culturel pour Bruxelles, de vives discussions se sont fait jour entre des
accentuations en faveur du multiculturalisme (mais avec la hantise du
communautarisme) ou en faveur de l’interculturalité (mais avec la hantise d’un
assimilationisme qui ne laisserait pas de place au sein des politiques
culturelles pour la promotion d’une culture de l’entre-soi dont on sait qu’elle
ne va pas forcément à l’encontre de l’intégration).
Dans ce contexte, la question que se posent les
politiques culturelles n’est plus celle de savoir s’il faut permettre aux
classes populaires d’accéder aux productions de la culture légitime, ou s’il
faut plutôt promouvoir une large gamme de pratiques culturelles parmi
lesquelles les cultures populaires, mais au contraire si et comment les
politiques culturelles doivent faire une place aux cultures des populations
d’origine immigrée qui, dans les grandes villes, représentent des parts très
importantes de la population. Pour le dire de manière abrupte, la question
revient à cerner la place à donner, au sein des politiques culturelles, aux
productions et pratiques culturelles d’origines allochtones, là où l’ouverture
aux cultures populaires demeurait quant à elle cantonnée à des pratiques et
productions occidentales.
La recherche
de nouveaux horizons émancipateurs
De manière très générale, il est indéniable que les
politiques culturelles ont été profondément affectées par ce que Jean-François
Lyotard a diagnostiqué en parlant de « fin des grands récits », parmi
lesquels bien sûr le récit marxiste ou socialiste qui, en Belgique francophone,
comme je l’ai rappelé, avait largement influencé la mise en place des
politiques culturelles dans les années 1960-1970. En comparaison de la période
initiale des années 1960-1970 où les finalités émancipatrices s’articulaient
sur la tension entre démocratisation de la culture et démocratie culturelle, et
s’appuyaient surtout sur cette dernière, la période actuelle souffre à
l’évidence d’un déficit de conviction.
On a pourtant assisté à différentes tentatives de
réécriture de la légitimité de politiques culturelles émancipatrices
s’inscrivant dans la filiation des ambitions portées par la période initiale.
Plusieurs voies se sont ainsi dessinées ou se dessinent sans qu’aucune ne
semble s’imposer réellement. Parmi ces voies, on peut par exemple évoquer
l’accentuation sur l’idée d’un droit à la culture et sur la question de la
formation à une citoyenneté active et responsable. Ces deux premiers axes
s’inscrivent plutôt dans le cadre de la montée du référentiel des droits de
l’homme. Ainsi les travaux de P. Meyerbisch sur les droits culturels
connaissent-ils par exemple depuis quelques années un bel écho en Belgique
francophone. Et, c’est dans ce cadre qu’une association comme « article
27 » tire sa capacité à convaincre aujourd’hui. De la même façon, dans la
foulée de la montée du référentiel de la démocratie participative, les
politiques culturelles, en particulier d’éducation permanente, ont-elles pu
trouver une source convaincante de légitimation dans la finalité de former des
citoyens « actifs et responsables ». J’ai déjà évoqué la montée du
référentiel du multiculturalisme ou de l’interculturalité, mais sans que
ceux-ci ne soient jusqu’ici susceptibles d’entraîner un large consensus en
raison des difficultés rappelées précédemment. Par contre des référentiels
comme ceux du développement durable, et plus précisément de conceptions du
développement durable qui y intégreraient une dimension culturelle forte, en
appelant par exemple à reconsidérer les coordonnées du développement et la
question de la croissance, ou comme celui des « capabilités » étayé
sur les travaux d’Amartya Sen ou encore comme des critiques radicales du
capitalisme que l’on voit se développer dans d’autres contextes et qui
pourraient réactiver la tradition émancipatrice des politiques culturelles,
demeurent jusqu’à présent très marginaux.
La rencontre
entre les objectifs de démocratisation et les impératifs managériaux
Dans les années 1960-1970, fortes de l’arrière-plan
normatif fourni par les théories du handicap socio-culturel, ou tout aussi bien
de celui de la force des œuvres et du choc esthétique qu’elles étaient
susceptibles de produire, les politiques culturelles d’accès ont pu se
construire et se penser comme des politiques de l’offre. Il suffisait, pensait-on, de
favoriser cet accès, qu’il s’agisse d’ailleurs de démocratisation ou de
démocratie culturelles pour que le succès soit au rendez-vous. Le climat de
l’époque, fortement influencé, comme je l’ai rappelé par les idéaux de gauche,
s’accompagnait d’un optimisme quant aux espoirs de réussite de politiques culturelles
émancipatrices, en particulier celles qui, au nom de la démocratie culturelle
allaient enfin assurer aux populations exclues une reconnaissance de leur
valeur culturelle et leur permettre d’exprimer leur potentiel culturel. Ce ne
fut malheureusement pas toujours le cas et un regard critique rétrospectif sur
ces politiques de l’offre est aujourd’hui non seulement possible, mais surtout
il entre en résonance avec les nouvelles formes de gouvernance qui en appellent
à des politiques jugées à leur « efficacité » et à leur
« efficience », une « gouvernance
par indicateurs », incluant la nécessité d’un pilotage des politiques au moyen
de dispositifs d’évaluation basés sur une connaissance fine de la réalité des
politiques menées. Cette nouvelle forme de gouvernance a d’ailleurs donné lieu
à des transformations importantes au niveau de l’administration de la culture
comme par exemple la création d’un « Observatoire des politiques
culturelles », la commande de différentes évaluations de l’administration
elle-même et de différents secteurs ou dispositifs décrétaux mis en place… Il
va sans dire par ailleurs que la convergence entre la montée des nouvelles
formes de gouvernance et la mise en cause des politiques centrées sur l’offre
est encore renforcée par le climat des restrictions budgétaires qui affectent
souvent prioritairement les dépenses culturelles.
C’est dans ce contexte, mais aussi sous l’influence
de l’Union européenne que l’on voit s’exprimer de plus en plus nettement une
exigence de passer progressivement d’une politique de l’offre vers une
politique de la demande, assortie de la mise en place de dispositifs
d’évaluation, dont un des critères est bien sûr l’audience, et l’attrait du
public. Le discours culturel, comme cela se passe par ailleurs dans bien
d’autres domaines, est en réalité mal armé pour s’opposer à ce nouveau cadrage.
Par exemple, le discours de l’ « exigence » des manifestations
culturelles passe mal, ne serait-ce que parce qu’il s’expose à l’accusation
d’élitisme qui peut s’ancrer fortement sur les arguments qui ont permis la
critique de la démocratisation. Et, par ailleurs, les institutions culturelles
subsidiées se trouvent constamment mesurées aux manifestations culturelles
liées au privé, une des caractéristiques du paysage culturel actuel étant la
présence de plus en plus forte en son sein d’acteurs privés offrant
principalement une culture événementielle, expositions, salons, foires,
concerts, festivals… en phase à la fois avec des pratiques culturelles en
évolution et avec la montée de la culture événementielle dans les politiques
d’attractivité urbaine.
Le processus
de dédifférenciation et la montée du référentiel du territoire
Je terminerai par un élément qui me semble
actuellement important et qui, à mon sens, tient à la fois à des facteurs qui
dépassent le cadre de la Communauté française de Belgique, mais aussi à la
situation défensive dans laquelle se trouvent ses politiques culturelles
aujourd’hui. Cet élément c’est la montée du référentiel du
« territoire » qui donne lieu actuellement en Communauté française à
la mise en place d’ « Assises territoriales », s’employant à repenser
les politiques culturelles à l’échelle du territoire, celui de la Communauté
française étant pour l’occasion divisé en 22 espaces selon un découpage calqué
sur des divisions administratives anciennes. En même temps d’ailleurs que
différentes initiatives venant du monde associatif, mais aussi des pouvoirs
publics, cherchent à redéfinir une politique culturelle pour Bruxelles.
De manière générale, cette avancée de la question du
territoire n’est bien sûr pas propre au paysage de la Belgique francophone,
mais trouve sa justification dans des processus plus larges, comme par exemple
le déclin des échelles nationales, ou encore la nécessité de
« rapprocher » l’échelle du politique du citoyen. En Belgique
francophone, cette question entre en résonance avec les tensions politiques
entre communautés et régions, de nombreux hommes et décideurs politiques
francophones, en particulier au sein du parti socialiste, plaidant pour une
régionalisation de la culture.
Un élément explicatif supplémentaire de ce succès du
référentiel du territoire se situe toutefois à mon sens dans les difficultés
que connaissent les politiques culturelles et, en particulier les politiques à
visée sociale, dès lors qu’elles ont à s’articuler sur d’autres politiques,
comme les politiques sociales, les politiques urbanistiques… En effet, en
donnant une définition très extensive des politiques culturelles, bien au-delà
du seul domaine artistique, les politiques culturelles se vouaient à empiéter
sur des terrains connexes et à entrer en tension avec d’autres acteurs. Parallèlement,
la dimension culturelle est apparue comme une dimension intégrante d’autres
politiques, problématisant ainsi les découpages administratifs. Pour en donner
quelques exemples, il est devenu ainsi clair que des politiques sécuritaires
doivent intégrer des dimensions culturelles, comme le reconnaît de facto la mise en place de polices de proximité, comme l’atteste l’orientation
volontariste de l’engagement des policiers vers des personnes issues de
l’immigration, ou comme l’illustrent également de nouveaux dispositifs comme
les « contrats de sécurité ». De la même façon, les acteurs
s’accordent aujourd’hui sur le fait que des politiques de santé mentale
efficientes se doivent d’être pensées en réseaux, intégrant bien sûr le secteur
hospitalier, le secteur des soins ambulatoires, mais aussi des associations
culturelles, la justice, la police… Il en est de même des politiques sociales
qui de plus en plus cherchent à s’articuler à des politiques culturelles, comme
c’est le cas avec l’association « article 27 » ou avec les
associations luttant contre l’illettrisme. Vraisemblablement, ce constat de
l’importance du facteur culturel a-t-il été favorisé par les difficultés
rencontrées par certaines politiques, sociales notamment, dans leur
implémentation au sein des populations d’origine allochtone.
Dans le même temps donc, des politiques a priori non culturelles en venaient à intégrer en leur sein des finalités culturelles,
alors que dans la foulée du référentiel de la démocratie culturelle, les
politiques culturelles se développaient autour de finalités qui empiétaient sur
celles de politiques connexes. Dans un contexte de ce que certains sociologues
ont qualifié de processus de dédifférenciation allant à l’encontre du processus
de différenciation qui avait accompagné la mise en place des dispositifs
administratifs durant l’essentiel du 20e siècle, la relative
« insularisation » de la culture au sein des compétences
communautaires, qui avait pu constituer un avantage au moment de la période
initiale, se révélait un handicap, notamment face à la volonté et à la
nécessité de coordonner les politiques culturelles avec d’autres politiques.
Cette exigence de coordination est répétée depuis plusieurs années comme un
leitmotiv par nombre d’acteurs culturels en particulier ceux se situant dans la
filiation de l’éducation permanente.
C’est à mon sens dans ce contexte que le référentiel
du « territoire » trouve sa justification. Il est intéressant
d’observer que les actuelles « Assises du développement
territorial », cherchant donc à redonner un nouveau souffle et de nouveaux
cadres aux politiques culturelles, se construisent systématiquement à partir de
la prise en compte de variables sociologiques caractérisant le territoire, ses
populations et sa gouvernance, avec comme objectif explicite de repenser le
développement territorial en réarticulant économie, social et culture.
Pour conclure
L’éparpillement des questionnements actuels dont je
viens de dégager quelques lignes, l’intensité des controverses qui s’y révèlent
contrastent bien évidemment radicalement avec le large consensus qui avait
présidé à la mise en place des politiques culturelles en Belgique francophone
dans les années 1960-1970 sous les référentiels convergents de la tension entre
démocratisation et démocratie d’une part, et du handicap socio-culturel de
l’autre.
Cette situation d’incertitudes, d’hésitations se
traduit par une évolution très dispersée de politiques culturelles qui se
vouent, selon les secteurs notamment, à des finalités différenciées. Elle donne
également naissance à une multiplication de dispositifs réflexifs mis en place
par les pouvoirs publics eux-mêmes ou par les acteurs, mais aussi par un
intérêt accru de ces mêmes pouvoirs publics pour les enquêtes et réflexions
académiques sur la culture, domaine singulièrement pauvre jusqu’ici en Belgique
francophone.
De ce travail réflexif ne se dégage toutefois pas
jusqu’à présent un horizon englobant susceptible de redynamiser des politiques
culturelles renouvelées, et de donner aux politiques culturelles un souffle
comparable à celui qui avait porté ces mêmes politiques dans leur période de
mise en place, dans les années 1960-1970, à vrai dire dans un monde dont les
coordonnées ne sont plus celles que nous connaissons aujourd’hui.
Jean-Louis Genard,
Université Libre de Bruxelles