Démocratiser la culture en Irlande :  une politique pragmatique

 

On se représente communément l’Irlande comme un pays où l’on croise des musiciens et des poètes à chaque coin de rue, ou dans chaque pub. Il est vrai que la culture y est constitutive du processus démocratique, ayant été au cœur de la lutte pour l’indépendance qui a été avant tout un mouvement culturel essentiellement littéraire et théâtral. Les piliers restaurés d’une culture irlandaise traditionnelle ont servi à rallier la population autour du projet national à construire une fois l’indépendance obtenue. Sur ce souvenir, on s’imagine alors que la démocratisation est acquise, et que la culture est offerte en abondance à tous comme les autres ressources du pays telles que l’eau, la tourbe et les paysages verdoyants. Et effectivement, en 2006, l’Irlande est le pays d’Europe où la pratique culturelle est la plus élevée (86% de la population) ; en 1981, l’Irlande était en queue de peloton (60%)[1]. Cependant, au même moment, on constate que les salles de concerts, musées et théâtres construits sur tout le territoire irlandais à grands renforts de Fonds Structurels européens ont manqué leur rendez-vous avec le public. Si les Irlandais sont très majoritairement bien disposés vis-à-vis de la culture et défendent son soutien par l’Etat, en revanche toute normativité dans le rapport de l’Etat à la culture les effraie. Témoin la remarque provocante du poète et ancien membre de l’Arts Council Theo Dorgan qui déclare à l’occasion de la sortie en 2004 d’un livre sur l’histoire des community arts qu’il n’a jamais demandé permission à quiconque pour écrire un poème[2].

C’est ainsi que le mot « démocratisation » est absent des débats parlementaires, rapports ou articles sur la politique culturelle irlandaise. Ce processus, entendu soit au sens de partage démocratique des œuvres de l’art ou de l’esprit, soit au sens de transformation démocratique, par le peuple, de la culture, ne passionne guère les Irlandais. La démocratisation comme processus reste viscéralement étrangère, n’y prend pas durablement racine. Et pourtant, certains résultats sont là… Je tenterai ici de retracer le destin singulier de la politique de démocratisation de la culture en Irlande.

 

Démocratiser ou décentraliser ?

La charte de l’Unesco en 1945 stipulait que « la diffusion large de la culture… constitu[ait] un devoir sacré que toutes les nations [devaient] accomplir… » Comme d’autres pays après la Seconde Guerre mondiale, et surtout comme la Grande-Bretagne qui l’a précédée en cela de cinq ans, l’Irlande s’est intéressée à la question de la démocratisation dans le sens de la diffusion de la culture. Telle est la préoccupation de certains directeurs de l’Arts Council irlandais, structure créée par l’Arts Act de 1951 et qui reçoit alors la mission de « stimuler l’intérêt du public pour les arts, en promouvoir la connaissance, l’appréciation et la pratique ».

Les arts dont il faut promouvoir la connaissance et l’appréciation reflètent dans un premier temps les préférences personnelles des directeurs. Entre 1951 et 1956, pendant le mandat de Patrick J. Little, ancien ministre de la radiodiffusion et passionné de musique classique, l’essentiel des subventions va à la musique et au théâtre. De même, le deuxième directeur qui est un écrivain bien connu, Seán O Faoláin, s’intéresse essentiellement au domaine du livre. Puis, sous l’égide d’un spécialiste en arts visuels, Donal O’Sullivan, la priorité est accordée à ce secteur historiquement lésé dans une nation dont la culture, un temps clandestine, a par nécessité adopté une prédilection pour les formes verbales ou sonores, immatérielles et donc résistantes aux assauts de l’oppresseur. Jusqu’en 1973, l’Arts Council soutient la création artistique dans ces domaines et dans un esprit qualifié par ses détracteurs d’élitisme ou de snobisme cosmopolite, il ne soutient que la culture savante, se constitue une prestigieuse collection de tableaux, et supprime les subventions aux activités culturelles locales et amateur (harmonies, troupes de théâtres, petits festivals de musique, de danse et de contes). L’esprit évoque celui qui avait initialement inspiré en France les maisons de la culture de Malraux – le choix de l’excellence artistique, le refus de l’amateurisme, l’« utopie généreuse d’une culture partagée » selon l’expression de Laurent Martin, avec toutes les régions. On est plus loin en revanche de la vision britannique plus sociale de la démocratisation de la culture dictée par les cultural studies émergentes qui se préoccupent de l’accès à la culture des ouvriers suite à la publication en 1957 et 1958 de The Uses of Literacy de Richard Hoggart et de Culture and Society de Raymond Williams.

Dans la mesure où l’Arts Council entreprend de démocratiser la culture, cela signifie dans un premier temps permettre à toutes les régions, même les plus rurales et enclavées de l’ouest, d’accéder à la culture promue par la capitale. Cette démocratisation a avant tout un sens géographique. Le premier directeur de l’Arts Council crée des branches locales pour en relayer les actions en province ; les années 1950 voient naître le festival d’opéra de Wexford en 1951, le festival pluridisciplinaire de la culture irlandaise An Tóstal à différents endroits en 1953, le festival de cinéma de Cork en 1956, et le festival de théâtre de Dublin en 1957. La National Gallery fait circuler ses œuvres dans les campagnes pour « élargir et éclairer la vie des gens[3] ». Il s’agit là non seulement de stimuler la création, mais aussi de décentraliser l’offre culturelle.

Dans les années 1970, la démocratisation de la culture acquiert un sens plus étendu que celui de la simple décentralisation. Pour la première fois, il ne s’agit plus simplement d’introduire la culture dans la démocratie, mais d’introduire la démocratie dans la culture. Telle est la conclusion des débats parlementaires sur la réforme du National College of Art entre 1969 et 1971 : la gestion de l’école et la formation doivent refléter davantage les aspirations culturelles de la population. La culture ne doit plus se limiter aux beaux-arts, mais englober tous les choix qui constituent un « mode de vie[4] ». De même, lorsqu’est débattue la réforme de l’Arts Act en 1973, il est demandé à l’Arts Council d’étendre son action de la simple subvention des expositions et concerts de musique classique à l’acquisition d’un rôle plus actif dans la démocratisation de la culture non plus géographique, mais générique. Mary Robinson, alors sénatrice, fait à cette occasion le premier plaidoyer pour une politique culturelle nationale qui se donne des objectifs et des moyens, et célèbre une identité irlandaise inclusive au moment où le conflit nord-irlandais fait rage.

L’Arts Council prend acte de ces revendications démocratiques : en 1975 apparaissent pour la première fois dans le rapport annuel les mots « politique » et « développement » grâce notamment au nouveau directeur, Colm Ó Briain, dont le profil diffère de celui de ses prédécesseurs : jeune, militant, proche du parti travailliste. L’Arts Council se dote en même temps d’une assise plus démocratique : le nombre de ses membres passe de 12 à 17 et des femmes y sont nommées pour la première fois. Son rôle change et devient plus actif : il s’agit désormais moins de favoriser l’offre que la pratique amateur. Les moyens suivent heureusement les idées : alors que la subvention de l’Arts Council est multipliée par 3 environ entre 1952 et 1962, et de nouveau entre 1962 et 1972 ; entre 1972 et 1982 en revanche, elle est multipliée par 48. Alors, un nombre sans précédent de troupes de théâtre, de musées, d’artistes, accèdent au soutien public et certaines formes culturelles sont soutenues pour la première fois telles le jazz ou la musique traditionnelle. Pour la première fois également, signe du volontarisme démocratique de l’Arts Council, on entreprend d’évaluer les besoins culturels du pays en commandant des rapports sur les infrastructures culturelles et sur l’éducation artistique[5]. Indicateur de l’indigence des infrastructures culturelles et éducatives, un de ces rapport[6]. montre que l’Irlande compte 4 écoles de musique, au moment où la Norvège avec une population égale en a 193. En même temps, suite à un débat au Parlement en 1975 sur la subvention de l’Arts Council, il est décidé d’aider davantage les festivals afin qu’ils se développent sur tout le territoire, et le rapport annuel de l’Arts Council de 1977 montre une progression remarquable du nombre de festivals soutenus. En dehors de l’Arts Council et du Parlement, le débat public s’intéresse au rôle à jouer par l’Etat vis-à-vis de la culture.

Avec l’arrivée des Fonds Structurels Européens, l’Etat poursuit sa politique de démocratisation de la culture en finançant la construction d’un réseau national complet d’infrastructures culturelles par le biais du Programme Opérationnel Touristique. Entre 1994 et 1997, les dépenses en la matière ont augmenté de 92%. A l’intérieur de ce programme, le Cultural Development Incentive Scheme et le programme ACCESS (2001-2009) permettent au ministère d’entreprendre de nouveaux projets de rénovations et de constructions dans les musées, théâtres, ou salles de cinéma (dans ce dernier domaine, on enregistre une hausse de constructions de 45% entre 1994 et 2004)[7]. Comme les arts traditionnels, les institutions culturelles reçoivent une mission identitaire dont la formulation par le ministre en place la même année révèle l’adhésion en une culture nationale unique et démocratiquement partagée : « si nous voulons préserver notre identité nationale dans une Europe où les nations sont de plus en plus interdépendantes, nous devons être sûrs d’avoir les moyens de donner expression à cette identité – cette irlandicité unique, et je suis convaincu que nos institutions culturelles brilleront dans cette entreprise[8] ». Cette confiance en la capacité des institutions à représenter une culture irlandaise démocratiquement partagée paraît fondée en 2007, quand enfin un réseau complet maille le territoire et l’offre culturelle est développée à son maximum. Le problème est que l’offre commence à surpasser ou plutôt à être en décalage avec la demande[9]. En effet, une fois achevé ce réseau d’infrastructures culturelles, des observateurs constatent que le public dans les campagnes ne se précipite pas dans ces nouveaux lieux de culture et concluent à une politique de démocratisation qui a consisté en une simple réplique de la vie culturelle de la capitale ne tenant pas toujours compte des aspirations culturelles locales[10].

Dès lors que se multiplient les études d’impact qui servent d’argumentaire pour demander sinon l’augmentation, du moins le maintien de la subvention de l’Etat[11], la préoccupation de la démocratisation de la culture semble laisser place à la recherche de profit amassé non seulement auprès des Irlandais mais des touristes étrangers, cibles de la politique culturelle irlandaise entre 2002 et 2011. Ainsi, le constat s’impose d’un succès tout relatif d’une démocratisation qui a été envisagée essentiellement comme une simple décentralisation certes dans un but initialement culturel, mais qui est devenu de plus en plus ouvertement économique et touristique.

Succès et limites de la transition vers la démocratie culturelle

A la tentative difficile en Irlande d’imposer par le haut une culture esthétique, urbaine, viscéralement étrangère, s’oppose la nécessité de favoriser l’expression de la culture locale. Là réside pour les observateurs la véritable justification d’une politique culturelle irlandaise[12]. C’est dans les années 1970 qu’émerge un mouvement ascendant en quête de reconnaissance et de soutien qui va marquer désormais de son empreinte la politique culturelle irlandaise.

Une première manifestation de ce déplacement d’autorité est l’émergence des community arts. Encore une fois, au regard de son évolution en Angleterre et aux Etats-Unis, ce mouvement a un destin singulier en Irlande. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les community arts sont animées d’une critique idéologique à l’encontre d’une certaine hégémonie artistique, et véhiculent l’idéal marxiste d’un art social émancipateur. C’est avec l’ouverture dans les années 1970 de centres culturels (City Arts Centre) et d’ateliers de théâtre (City Workshop) dans les quartiers défavorisés de Dublin que naît ce mouvement en Irlande[13]. Si la notion d’empowerment est au cœur des community arts, la motivation première n’en est pas idéologique, mais plutôt pragmatique : une simple quête de solidarité. Ce mouvement, surtout dans son volet théâtral, rencontre un franc succès auprès de la population locale. L’Arts Council ne s’y intéresse qu’une dizaine d’années plus tard au milieu des années 1980 en soutenant la création d’un organisme-ressources intitulé Community Arts for Everyone (CAFE) destiné à aider le secteur à se développer et en mettant en place le programme Arts Community Education. Si le mouvement se dissout par la suite dans des politiques rurales ou urbaines ou d’insertion professionnelle, l’éthique des community arts demeure et sera au cœur de la politique culturelle de trois personnes au pouvoir en même temps à des postes différents dans les années 1990 : Mary Robinson à la Présidence de la République, Ciarán Benson à la tête de l’Arts Council, et Michael D. Higgins au ministère de la Culture.

Au même moment, l’Etat commence à s’intéresser directement aux besoins culturels de la population. En effet, on découvre avec la première étude des pratiques culturelles des Irlandais en 1983[14]. que 40% de la population n’a aucune pratique culturelle, et qu’un cinquième de la population seulement a assisté à une pièce de théâtre ou un concert, ou s’est rendu à une exposition en un an. Les raisons de cette faible participation ne sont pas le coût du billet : cette raison n’est évoquée que par 5% des sondés. Le véritable problème réside dans l’aveu par ces 40% de la population de n’avoir aucune connaissance en matière culturelle. Alors que les besoins culturels qui s’expriment dépassent le champ d’action de l’Arts Council et mériteraient l’attention du ministère de l’Education en premier lieu, les gouvernements des années 1980 se contentent simplement d’allouer des ressources ; ainsi, une partie des recettes de la loterie est destinée aux centres culturels et à la promotion du gaélique[15]. Un secrétariat d’Etat aux Arts et à la Culture est créé en 1982, mais tout ce qui en ressort, cinq and plus tard, est un livre blanc pour une future politique culturelle. Au même moment, on organise un festival d’une ampleur inégalée pour le millénaire de la fondation de Dublin « pour attirer un plus grand public à la culture[16] ». L’observateur le plus régulier et prolixe de la vie culturelle irlandaise, le journaliste et essayiste Fintan O’Toole, déplore que la classe politique se concentre exclusivement sur des questions de financement au détriment des bénéficiaires[17]. La création d’un ministère des Arts, de la Culture et du Gaeltacht en 1993 va inscrire le soutien aux différents pans de la culture irlandaise au sein d’une politique publique.

Le premier ministre de la Culture en Irlande, Michael D. Higgins, actuel président de la République, place au cœur de sa politique culturelle les notions d’accès, de citoyenneté culturelle, de « réappropriation » et d’ « espace culturel » au sens où l’emploie Adorno[18]. L’avènement d’une démocratie culturelle est maintenant une priorité du gouvernement. Ce qui importe avant tout pour Michael D. Higgins, c’est la construction d’un espace culturel démocratique, ce qui n’adviendra que si les médias permettent à l’ensemble de la population de s’y exprimer et d’y être représenté. Il lutte contre « l’hégémonie du divertissement et la colonisation de l’imagination[19] » et protège le cinéma national[20]. C’est ainsi qu’il apporte son soutien à la défense française de l’« exception culturelle » dans le contexte de la négociation du GATT en 1993 sur l’application à la culture de la libéralisation des échanges. Michael D. fait introduire un protocole spécial pour protéger les médias de service public dans le Traité d’Amsterdam (1997)[21]. En Irlande, il abroge un paragraphe de la loi sur la radiodiffusion qui censurait le Sinn Féin, et préside à la création d’une chaîne gaélique. Le mandat de Michael D. Higgins entre 1993 et 1997 marque la grande période de théorisation de la démocratie culturelle. Les ministres qui lui succéderont continueront de veiller à la pleine expression des différents pans de la culture irlandaise, mais se concentreront surtout sur la défense des revendications émanant du milieu traditionnel. C’est à l’occasion des débats sur la réforme de l’Arts Act en 2003 que s’exprime toute la frustration du secteur de la musique traditionnelle ne n’avoir pas été soutenu par l’Etat à la hauteur de sa contribution à la vie culturelle irlandaise. Certains vont jusqu’à réclamer un Traditional Arts Council, ou au moins un comité séparé pour les arts traditionnels au sein de l’Arts Council. Cette revendication est rejetée, mais le secteur reçoit une compensation directe du gouvernement.

Appliquant la politique du ministère, l’Arts Council met l’accès, le développement et l’attraction de nouveaux publics au cœur de son action. Dès 1993, il nomme un responsable des community arts et des festivals, continuant d’ancrer davantage les community arts dans une approche géographique plutôt que sociale tout en les inscrivant dans le premier Arts Plan. Puis il continue d’accompagner l’avènement d’une véritable démocratie culturelle en soutenant des initiatives locales en nombre toujours croissant. A partir de 2002 en effet, la présentation des rapports annuels de l’Arts Council est modifiée pour mettre en avant non plus la politique de l’Arts Council par domaine culturel, mais les détails des activités par région. Les dépenses artistiques des collectivités locales doublent entre 2004 et 2005. L’ouest en est le grand bénéficiaire ; en 2005-2008, l’Arts Council met en place un programme intitulé Development of the Arts in the Gaeltacht. Dans ces régions gaélophones de l’ouest de l’Irlande en effet, on assiste à une véritable effervescence culturelle favorisée par l’Arts Council. Parmi les initiatives locales non seulement à l’ouest, mais dans toutes les régions, les festivals occupent une place de plus en plus importante. Leur budget augmente de 25% en 1998. En 1999, l’Arts Council subventionne 61 festivals, 82 en 2001, et 193 en 200­6. Un état des lieux des festivals est commandé en 2002 et un nouveau groupe de travail se forme au sein de l’Arts Council pour aider les petits festivals locaux ; les festivals littéraires et de cinéma se multiplient. Les demandes de subventions affluent. L’aide aux petits festivals locaux croît de façon exponentielle, passant de 30 000 euros en 2007 à 1 million d’euros en 2008, témoin de la vitalité exceptionnelle de la vie culturelle locale. Dans le même sens, l’Arts Council formule une politique pour les arts traditionnels en 2004[22] et aide de manière nouvelle les musiciens traditionnels à bénéficier du soutien de l’Arts Council et les subventions augmentent considérablement en 2005 et 2006. Dans son rapport annuel de 2007, l’Arts Council note que c’est l’année où le développement de l’activité locale a été le plus important. A la fin de cette même année, diverses personnalités partagent dans les colonnes de l’Irish Times les temps forts selon eux de l’année culturelle, et mentionnent la montée en gamme de l’offre culturelle ; chacun cite des événements différents, ce qui témoigne d’un avènement réussi, grâce à l’Arts Council, d’une certaine démocratie culturelle au sens où la culture soutenue coïncide avec celle prisée unanimement par la population qui salue la nouvelle richesse de la vie culturelle irlandaise[23].

La dernière manifestation de l’existence d’une démocratie culturelle est peut-être l’émergence du groupe de pression National Campaign for the Arts. Face à la crise, le secteur culturel se prend en charge, se défend lui-même avec succès auprès des politiques locaux et au Parlement. A l’américaine, ses campagnes de sensibilisation se font sur internet et permettent à chacun d’agir pour réclamer le maintien du soutien public à la culture. De même, par le site fundit.ie, application culturelle du microcrédit et importation du concept américain de crowdfunding, tout un chacun peut subventionner tel ou tel artiste, projet ou événement culturel. On est peut-être là dans l’hyper-démocratie culturelle.

Toutes ces réussites ne doivent pas faire oublier cependant que certaines formes culturelles sont toujours difficiles d’accès, et que la démocratie culturelle, entendue au sens d’égalité de représentation de tous les arts, est encore incomplète. L’opéra en est l’exemple le plus frappant, toujours dépourvu de salle et de compagnie spécialement dédiées. La musique classique n’a pas non plus bénéficié de la politique culturelle du gouvernement ; la salle de concerts de Dublin n’a pas profité des Fonds Structurels Européens, ce qui fait regretter au pianiste irlandais John O’Conor l’absence persistante de la musique classique dans le paysage musical irlandais[24]. La musique contemporaine ne s’est pas vraiment développée[25]. De même, seul 10% des salles de cinéma projettent des films d’art et d’essai[26]. D’autre part, l’inscription de la danse et de l’architecture dans la politique culturelle n’est que toute récente (2006-2007)[27]. Enfin, les rapports annuels de l’Arts Council et du ministère suggèrent que le multiculturalisme n’est qu’une préoccupation très marginale.

Quand l’Arts Council accompagne voire favorise les différentes expressions de la démocratie culturelle, il renonce en quelque sorte à sa mission de correction du marché, pour simplement refléter les préférences culturelles des Irlandais et l’idée qu’ils se font de la culture—une idée déjà démocratique, où la culture risque de se dissoudre néanmoins.

 

Une idée déjà démocratique de la culture

Le dernier sondage datant de 2006 sur les pratiques culturelles des Irlandais est révélateur de l’idée qu’ils se font de la culture[28]. Il en ressort une nette prédilection pour les formes les plus informelles, à la grande déception de l’Arts Council et du ministère. En effet, après avoir engagé des sommes considérables dans les infrastructures culturelles, ils s’aperçoivent en fait que les Irlandais ont tendance à bouder les théâtres, salles de concerts et musées en faveur des cinémas multiplexes, concerts de rock et autres festivals de plein air. Egalement, le cirque, le spectacle de rue et les spectacles de comiques sur scène connaissent un succès sans précédent, attirant entre 13% et 19% de la population. La pratique culturelle préférée des Irlandais tend toutefois à être les festivals[29].

Cette prédilection pour les festivals, célébrations d’une identité culturelle irlandaise consensuelle[30], est révélatrice d’une vision démocratiquement partagée de la culture dont les origines spirituelles ont été rappelées lors de la Renaissance celtique de la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle par Eamon de Valera pour qui l’Irlande devait affirmer sa place éminente dans les choses de l’esprit et de la culture[31]. Même pour ses adversaires politiques, la culture irlandaise est un héritage – au sens français de legs historique et au sens anglais de patrimoine – fièrement partagé par toute la population[32]. Des années plus tard, le ministère de la culture a renoué, tout en y ajoutant des moyens nouveaux, avec la promotion historique d’une identité culturelle distincte. Témoin le discours du ministre de la culture en poste en 2003 qui défendait l’investissement de l’Etat dans la musique traditionnelle en ces termes : « La culture traditionnelle est une partie précieuse et fondamentale de notre vie culturelle nationale. Dans un monde de plus en plus homogène, notre culture, comme notre langue, dit quelque chose sur nous, sur nos origines, et sur ce qui nous distingue, nous et notre culture, des autres dans le monde[33]

Cette définition particulariste, exceptionnaliste d’une culture unique, mais commune, est en même temps génériquement non-hiérarchisante et tout à fait compatible avec la définition de la culture selon Raymond Williams comme l’ensemble des formes d’expression signifiantes[34]. Cette culture consensuelle est pragmatique, participative. Dans l’Arts Act de 2003, la mission de l’Arts Council n’est plus de « stimuler l’intérêt du public pour les arts » ni de « promouvoir leur connaissance et leur appréciation » comme c’était le cas en 1951 et 1973, mais seulement le « développement et la participation ». Cette nouvelle culture devient même interactive et ludique à l’ère des technologies culturelles. En effet, suite à l’adoption en 2000 par le Conseil de l’Europe de l’Agenda de Lisbonne qui fixe à l’Union Européenne l’objectif de devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde à l’horizon 2020, le gouvernement irlandais exige de la politique culturelle qu’elle participe à l’ « économie créatrice » (smart economy) et ainsi d’aider à sortir le pays de la crise. Ainsi, tirant parti d’une bonne position de l’Irlande sur le marché des technologies culturelles, l’Arts Council et le ministère investissent dans les GPS culturels[35], voire de jeux vidéo, au motif que l’industrie du jeu vidéo est en passe de se développer de 50% dans les trois prochaines années[36]. C’est démocratique, mais est-ce encore de la culture ? A l’heure où le mot culture tend à être remplacé par le mot créativité dont l’usage se partage entre monde de la culture et monde de l’industrie, on assiste alors à la dé-différentiation de l’économie et de la culture[37].

Dans cette nouvelle culture dé-différenciée, hyperdémocratique, risque-t-on de perdre l’ancrage dans la mémoire et le territoire sur lequel la politique culturelle irlandaise s’est construite ? Il semble que s’applique particulièrement en Irlande le constat fait par le chercheur australien Terry Flew du glissement dans la politique du « modèle de souveraineté » vers une « approche logicielle », de la tentative de créer ou de perpétuer une culture nationale à la création d’infrastructures en vue de créer une économie créative[38]. Dans ces conditions, quel est le devenir de l’exceptionnalisme mis en avant par la politique culturelle irlandaise ? Dans un ouvrage intitulé Capitalising on culture. Competing on Difference[39], Finbarr Bradley et James J. Kennelly voient la culture irlandaise conserver cet ancrage justement parce qu’elle peut en tirer profit, et évoluer moins vers un bien de consommation que vers une « ressource nationale complexe et multiforme génératrice de profit[40] ». Toutefois, la nécessité de transmettre une culture commune perçue comme exceptionnelle et digne d’être adoptée par tous comme un atout national et donc démocratique fait toujours consensus optimiste et confiant, non-entamé comme peut l’être le discours culturel en Grande-Bretagne par une forme de « pessimisme culturel[41] » qui accompagne la marchandisation de la culture. L’idée que la démocratisation de la culture sous tous ces avatars aurait appauvri le contenu de la culture est totalement absente du discours culturel irlandais. La cohabitation entre culture et démocratie, identité nationale et industries culturelles distingue l’Irlande de ses voisins européens.

A première vue, la politique de démocratisation de la culture en Irlande est un franc succès qu’elle doit en grande partie à l’Europe qui a financé ses installations. L’Irlande est à présent saturée en équipements culturels. Autre indicateur de son succès : la hausse fulgurante du taux de participation à la culture, compte tenu même du fait que certaines formes culturelles qui ne l’étaient pas en 1983 sont incluses en 2006. On peut voir aussi le succès des manifestations gratuites de la Nuit de la Culture, initiative étendue à tout le territoire irlandais.

Le destin de la tentative de démocratiser la culture en Irlande est-il si singulier ? L’Etat a cherché en Irlande comme ailleurs à diffuser la culture « selon une conception verticale de la démocratisation par conversion[42] » puis à favoriser l’émergence d’une démocratie culturelle et enfin à encourager la consommation culturelle pour des raisons économiques, mais quelques singularités irlandaises sont remarquables et persistantes. Tout d’abord une approche de la démocratisation centrée sur l’offre et donc un relatif désintérêt vis-à-vis de la réception de la culture par le public, désintérêt qui trouve ses origines dans les lacunes du système éducatif, et dans l’absence de recherche sur le sujet. Ceci va de pair avec le refus du rôle prescriptif de l’Etat en matière culturelle et l’attachement viscéral à la liberté qui fait qu’un artiste affirme haut et fort qu’il n’a pas de permission à demander pour créer. Ainsi, à la démocratisation potentiellement chargée de schémas théoriques perçus comme étrangers et non applicables, on préfère en Irlande le mouvement ascendant et la notion d’ « accès », plus démocratique et pragmatique. La dernière et la plus marquante singularité est un attachement démocratique et patriotique à la promotion d’une identité culturelle nationale consensuelle qui n’est pas entamée par la marchandisation de la culture, mais, en temps de crise, qui se renforce à ses côtés.

Alexandra Slaby
Université de Caen



[1]. The Arts Council, The Public and the Arts, Dublin, The Arts Council, 2006 ; The Arts Council, Audiences, Acquisitions and Amateurs, Dublin, The Arts Council, 1983.
[2]. Réaction de Theo Dorgan lors du lancement du livre de Sandy Fitzgerald sur l’histoire des community arts en Irlande en 2004. http://www.tascnet.ie/showPage.php?ID=3036&ST=community%20arts consulté le 30 avril 2012
[3]. « Caroline Walsh talks to James White, Director of the National Gallery », The Irish Times, 24 janvier 1976.
[4]. John Turpin, A School of Art in Dublin since the Eighteenth Century, Dublin, Gill & Macmillan, 1995, p. 458.
[5]. James Richards, Provision for the Arts, Dublin, The Arts Council—Fondation Gulbenkian, 1976 ; Ciarán Benson, The Place of the Arts in Irish Education, Dublin, The Arts Council, 1980.
[6]. Donald Herron, Deaf Ears ? A Report on the Provision of Music Education in Irish Schools, Dublin, The Arts Council, 1985.
[8]. John O’Donoghue dans le rapport annuel du ministère des Arts, du Sport et du Tourisme en 2006.
[9]. Gemma Tipton, « All dressed up and nowhere to go? », The Irish Times, 22 mai 2010.
[10]. Indecon International Economic Consultants in association with PriceWaterhouseCoopers, Succeeding Better. Report of the Strategic Review of the Arts Plan 1995-1998, Dublin, The Stationery Office, 1998 ; Gemma Tipton, « All dressed up and nowhere to go? », The Irish Times, 22 mai 2010.
[11]. Anthony Everitt, The Creative Imperative, Dublin, The Arts Council, 2000; The International Arts Bureau, A Comparative Study of Levels of Arts Expenditures in Selected Countries and Regions, Dublin, The Arts Council, 2000 ; Indecon International Economic Consultants, Assessment of Economic Impact of the Arts in Ireland. Arts and Culture Scoping Research Project. Submitted by the Arts Council, Dublin, The Arts Council, 2009.
[12]. Richard Pine, « Cultural Policy in Ireland », The Irish Times, 4 janvier 1983.
[13]. Sandy Fitzgerald, An Outburst of Frankness : Community Arts in Ireland. A Reader, Dublin, New Island Books, 2004. Voir son introduction, « The beginnings of community arts and the Irish Republic », p. 1-8.
[14]. Richard Dinnott, David Kavanagh, Audiences, Acquisitions and Amateurs. Participation in the Arts, Dublin, the Arts Council—Landsdowne Market Research Ltd, 1983.
[15]. Dáil Éireann, Dáil Debates, Vol. 374, 14 octobre 1987, Col. 15-19. Voir aussi Ray Comiskey, « Lottery odds against the arts », The Irish Times, 14 avril 1987 ; « Allocation of lottery funds announced », The Irish Times, 11 juin 1987 ; « Allocation of extra lottery money not yet decided », The Irish Times, 20 juin 1987 ; Barry Cullen, « How the Lottery fills the holes left by the cuts », The Irish Times, 19 mai 1988.
[16]. « Aid for Millennium events », The Irish Times, 16 août 1988.
[17]. Fintan O’Toole, « The arts vote: bottom of the ballot paper? », The Irish Times, 12 juin 1989.
[18]. Theodor Adorno, The Culture Industry. Selected Essays of Mass Culture, Londres, Routledge, 1991.
[19]. Michael D. Higgins, discours inaugural du colloque « Irish Film—A Mirror Up to Culture », Virginia Centre for Media and Culture, Charlottesville, Etats-Unis, 9 mai 1996.
[20]. Il rétablit le Film Board (créé en 1980 pour encourager la production de films irlandais, mais démantelé en 1987) en 1993.
[21]. Journal Officiel de la Communauté européenne, N° 40, 10 novembre 1997, p. 109.
[22]. The Arts Council, Towards a Policy for the Traditional Arts, Dublin, The Arts Council, 2004.
[23]. Catherine Foley, « My Cultural Year 2 », The Irish Times, 28 décembre 2007.
[24]. John O’Conor, « How stands the music? », The Irish Times, 15 octobre 2005.
[25]. The Arts Council, Sounds New. Review of Support to Contemporary Music in Ireland, Dublin, The Arts Council, 2006.
[26]. The Arts Council, Developing Cultural Cinema in Ireland, Dublin, The Arts Council, 2004 ; Rapport Inglis Todd, 2004.
[27]. The Arts Council, Action Plan on Architecture 2002-2005 ; pour la danse, l’année 2006 inaugure une série de projets de développement et de subventions pour les danseurs et compagnies de danse.
[28]. The Arts Council, The Public and the Arts, Dublin, The Arts Council, 2006.
[29]. AOIFE, Irish Festivals. Irish Life. Celebrating the Wealth of Ireland’s Festivals. An AOIFE Report, Dublin, Fiona Goh Consulting, 2004.
[30]. Alexandra Slaby, « Les festivals, miroirs et vitrines de l'identité culturelle irlandaise » in Festivals et sociétés en Europe XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 3 - mis en ligne le 25 janvier 2012.
[31]. Irish Press, 26 janvier 1952.
[32]. Garret Fitzgerald, « Is this the Ireland of the mid-seventies ? », The Irish Times, 23 janvier 1965.
[33]. John O’Donoghue, discours, 4 décembre 2003 (introuvable sur le site du ministère actuel ; voir archives).
[34]. Raymond Williams, Culture, Londres, Fontana, 1981.
[35]. Réaction aux chiffres cités par l’Indecon Report de 2009, p. 11 : « The latest UK Economic Statistics Bulletin for the Creative Industries indicates that the creative and cultural industries accounted for 6.4% of UK Gross Value Added (GVA), exported services of £16bn (equating to 4.3% of all goods and services exported) and supported employment totalled just under 2 million jobs. This comprised over 1.1 million jobs in the creative industries and over 800,000 further creative jobs within businesses outside these industries ».
[36]. Joanne Hunt, « Arts Council chief fits the bill when the going gets tough », The Irish Times, 3 juin, 2011.
[37]. Michel Peillon, « Culture and State in Ireland’s New Economy », in Peadar Kirby, Reinventing Ireland. Culture, Society and the Global Economy, Londres, Pluto Books, 2002, p. 46-47.
[38]. Terry Flew, « Sovereignty and software. Rethinking cultural policy in a global creative economy », The International Journal of Cultural Policy, Vol. 11, n° 3, 2005, p. 243-260.
[39]. Finbar Bradley et James J. Kennelly, Capitalising on Culture: Competing on Difference, Dublin, Blackhall Publishing, 2008.
[40]. Finbarr Bradley and James J. Kennelly, « Cultural identity key to recovery », The Irish Examiner, April 5, 2011.
[41]. Oliver Bennett, Cultural Pessimism. Narratives of Decline in the Postmodern World, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2001.
[42]. Philippe Poirrier, « Introduction », in Philippe Poirrier, Pour une histoire des politiques comparées dans le monde, Paris, La Documentation française, 2011, p. 16.

Pour citer cet article :
Alexandra Slaby, « Démocratiser la culture en Irlande :  une politique pragmatique » in Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 5 - mis en ligne le 18 avril 2013.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/A_Slaby.html
Auteur : Alexandra Slaby
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944


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