Quels contenus pour la démocratisation culturelle
dans l’Europe du XXIe siècle ?
L’emploi passionné, voire polémique, du terme de
démocratisation culturelle apparaît comme une spécificité de la politique
culturelle française, lorsque l’on compare cette dernière avec les principes
d’action de beaucoup de pays européens. Quant au Conseil de l’Europe et à
l’Union européenne, ils reprennent très inégalement cette notion dans leurs
principaux textes consacrés à l’art et à la culture. Sans doute ces références inégales
au concept qui nous occupe sont-elles à envisager dans un contexte
socio-culturel européen particulièrement évolutif depuis les trente dernières
années [1].
Le Conseil de l’Europe : dire le contemporain
sans trahir l’histoire
En 1949, le Conseil de l’Europe voyait le jour, fondé
par dix États européens dont la France. Doté de compétences culturelles, cet
organisme n’a cessé de se préoccuper de ces questions. La signature en 1954, de
la Convention culturelle européenne constituait une première étape. De portée
générale et peu contraignante sauf en ce qui concerne le patrimoine, la
Convention laissait le soin à chaque État membre de conduire sa propre
politique culturelle, sans ignorer pour autant les possibles pistes de
coopération. Autre spécificité, la Convention liait étroitement culture et
éducation. L’accent y était mis sur la « compréhension mutuelle entre les
peuples d’Europe » et sur la nécessaire sauvegarde des « idéaux et
des principes », qui constituent le patrimoine commun européen.
Pourtant, tout au long des réunions des ministres
européens en charge de la culture organisées à partir des années 1960 par le
Conseil de l’Europe, le terme de « démocratisation culturelle » est
employé souvent, jusqu’à ce que, dans les années 1970, celui de « démocratie
culturelle » le concurrence ou le supplante. Dès 1986, le Conseil de
l’Europe lance un « programme d’évaluation des politiques
culturelles » dont les quatre priorités se sont superposées au fil des
années. Il est intéressant de constater que même si la démocratisation
culturelle fait partie du dernier groupe d’objectifs, elle figure en toutes
lettres au fronton de ce programme :
« - Respect de l'identité
et promotion de la diversité culturelle et du dialogue interculturel ;
« - Respect de la liberté
d'expression, d'association et d'opinion ;
« - Soutien à la
créativité ;
« - Développement de la
participation, de la démocratisation de la culture et de la démocratie
culturelle [2. »
On remarque également que le Conseil de l’Europe
entend décliner l’ensemble des référentiels en vigueur, comme celui plus récent
de « participation », mais aussi celui quasiment oublié, de
« démocratie culturelle ». Il n’en reste pas moins que la
« diversité culturelle » et la promotion du dialogue interculturel
occupent une place de choix, en tant que valeurs contemporaines largement
affichées dans les textes publics, et particulièrement dans ceux de l’Union
européenne. La récente recommandation de l’Assemblée parlementaire du Conseil
de l’Europe place le terme de démocratisation culturelle dans une perspective
contemporaine, opérant une articulation entre « droits culturels » et
« accès aux arts » : « Il convient d’interpréter les
obligations de respect, de protection et de réalisation des droits
culturels comme une obligation intégrée de résultat en matière de
démocratisation culturelle pour un égal accès aux arts [3]. » Cette articulation peut être critiquée
dans la mesure où elle laisse dans l’ombre le besoin de reconnaissance exprimé
à travers les droits culturels ainsi que la revendication d’espaces et de
moyens pour une expressivité qui se manifeste, au-delà même de l’accès aux
œuvres (Genard, 2011). Est-ce à dire que le Conseil de l’Europe reste lié à la
conception redistributive de l’État social des années d’après-guerre ? En
tout cas, il n’interroge pas le possible conflit ou la possible complémentarité
entre accès et reconnaissance.
Sans doute l’originalité du
Conseil de l’Europe réside-t-elle dans cette tentative pour épouser le présent
sans pour autant faire table rase de l’histoire, dans une perspective de longue
durée qui permette de concilier des objectifs éventuellement contradictoires.
Cette exhaustivité s’avère à double tranchant : les politiques culturelles
nationales dont le Conseil de l’Europe coordonne l’évaluation sont ici représentées
comme tendant vers une synthèse idéale, voire abstraite, dans laquelle les
administrations en charge sont créditées de multiples ambitions dont elles n’ont
pas forcément les moyens.
Or, en tant qu’organisme
paneuropéen, le Conseil de l’Europe a perçu la diversité des approches, mais
peut-être moins l’évolution des contraintes opposées au volontarisme des
politiques culturelles d’après Seconde Guerre mondiale : « Les modèles de
politique culturelle en Europe diffèrent grandement. […] Pourtant, ils ont généralement
pour valeurs communes la démocratie, la justice, l’égalité et le pluralisme,
soulignent, optimistes, les rédacteurs du Programme d’évaluation des politiques
culturelles nationale [4] ».
C’est compter sans l’effritement du socle national des politiques culturelles
et sans le retournement des politiques culturelles démocratiques au profit de
mesures sectaires, réactionnaires, nationalistes, voire xénophobes, comme elles
se sont manifestées depuis les années 2000, en Autriche, aux Pays-Bas et au
Danemark, pour ne citer que ces exemples.
Sans doute aussi faut-il voir
dans cet unanimisme le fait que le Conseil de l’Europe s’est petit à petit vu
rogner les ailes d’un budget culturel fort peu doté. De surcroît corseté dans
un mode de fonctionnement strictement intergouvernemental, le Conseil de l’Europe
a peu à peu délaissé le terrain de la décision et de l’action pour se
constituer en lieu d’expertise. Son rôle consultatif est certes respecté, mais
l’éloigne d’une certaine forme de responsabilité, laquelle impose d’établir des
priorités, quitte à décevoir des clientèles.
L’UNESCO en quête d’une démocratisation
ancrée dans les pratiques
L’impossible
ou difficile synthèse, c’est aussi ce qu’a tenté de faire l’UNESCO, à l’échelle
mondiale. La Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles comporte un
chapitre « Culture et démocratie », lequel s’ouvre sur une citation
d’un extrait de l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de
l’homme et où l’on peut lire que « la démocratisation de la culture exige,
tout d'abord, la décentralisation de l'accès aux loisirs et aux arts [5] ». Couplée à la
« dimension culturelle du développement », la démocratisation semble ici
conçue comme une stratégie proche de la base. C’est une démocratisation
« par le bas » qui remet en cause l’idée d’un décideur national
unique. Sans doute les rédacteurs de la déclaration ont-ils en tête la
difficulté d’intervention culturelle publique dans des pays dont les États sont
faibles ou corrompus. Sans doute aussi veulent-ils insister sur le respect des
identités nationales et la nécessité de « toujours prendre en compte le
contexte historique, social et culturel de chaque société », position
parfois qualifiée de complaisante à l’égard du relativisme culturel [6].
Ce qui
frappe pourtant tant dans les textes du Conseil de l’Europe que dans la
Déclaration de Mexico, c’est le terme « d’accès » prisé dans le monde
anglo-saxon. Si l’on oppose à juste titre les fondements de la politique
culturelle française et ceux de la politique britannique, le terme
« d’accès » est employé dès la fin des années 1970 dans les
déclarations du Conseil des arts de Grande-Bretagne et souvent convoqué durant
la période travailliste récente. La notion d’excellence s’y conjugue d’ailleurs
avec celle d’accès pour constituer – avec la formation des artistes –,
l’idée d’une politique culturelle hiérarchisée, mais également soucieuse de sa
diffusion la plus large. Le mot « accès » implique alors un rôle essentiel
dévolu à l’éducation artistique et culturelle.
L’Union
européenne et les clientèles de la culture
Dès 1974,
le Parlement européen somme la Commission européenne et les États membres de
« s’engager en culture » au double motif que l’absence de mention
dans le traité instituant la Communauté européenne [7] n’interdit pas de s’y consacrer et qu’une Communauté
européenne ignorant les enjeux culturels est condamnée à se rendre inaudible
C’est donc en 1977 que la Commission propose un premier plan « d’action
culturelle » dont les objectifs sont définis de façon extrêmement prudente
par Robert Grégoire, sans doute par anticipation des réticences des États
membres : « Il n’appartient pas à la Communauté de dire si une œuvre
est bonne ou si elle est mauvaise ou laide. […] Il lui appartient d’abaisser
les obstacles économiques et sociaux qui ralentissent la marche des créateurs
et des interprètes et qui, par là, gênent l’élaboration et la diffusion des
œuvres. […] La Commission suit la chaîne qui part de l’économique, passe par le
social et aboutit au culturel [8]. »
Autrement
dit, la Commission inaugure la position qui sera la sienne au moins jusqu’en
2007 : aborder les questions artistiques et culturelles sous l’angle
économique et juridique, s’abstenir des affres de la validation artistique et
envisager les enjeux du point de vue des « producteurs » et du marché
des biens et activités culturelles. La question de la démocratisation
culturelle semble alors très éloignée de ces priorités.
Le premier
rapport commandé par la Commission européenne à Antonio Ca’Zorzi sur l’état des
politiques culturelles des douze États membres, est publié en 1987 [9]. Ce rapport est d’emblée placé
sous le signe de la « crise » et de « l’impuissance relative des
opérateurs culturels ». Il fonde ses priorités sur plusieurs
critères : la capacité partenariale de la puissance publique, le
développement des apports privés, la coopération entre États et collectivités
territoriales. Il prépare – ou s’efforce de préparer les esprits – à
quelques renoncements : la diversité d’action et de priorité des États
membres y apparaît comme une survivance pittoresque due à une absence de
rationalisation ; la circulation des œuvres et des talents en Europe doit s’adapter
au mouvement général des capitaux et de la consommation à l’échelle du grand
marché ; le potentiel économique des activités culturelles doit être
optimisé au profit des producteurs, des diffuseurs…
Outre les
fondements économiques de l’Union européenne, ces priorités doivent s’analyser
dans le contexte post-fordiste de la fin des années 1970 : déconnexion de
l’échelle de l’économie (en voie de globalisation) et de celle du politique,
économie des services et des produits culturels, émergence d’une nouvelle forme
de capitalisme culturel qui remet en jeu les formes antérieure de domination
culturelle (groupes de communication, majors de la musique etc.), face au
déclin de l’imaginaire ouvrièriste, montée de nouveaux mouvements sociaux dont
la demande de reconnaissance ne saurait se contenter des droits-créances de
l’État social, et enfin démocratisation des valeurs esthétiques qui font de la
créativité un idéal pour tous et non pour les seuls artistes [10].
Les
nouvelles tâches dévolues à l’enseignement
Le
corollaire de ces contraintes est la révolution silencieuse orchestrée dans la
sphère éducative, et ce dès la fin des années 1970 : il faut adapter les
futures forces de travail à la mise en œuvre d’un marché unique, voire d’un
marché global, et préparer les générations futures à cette tâche. Autrement
dit, il faut réformer le système de formation et d’enseignement supérieur en
vue de nouvelles configurations professionnelles. Comme l’indique Louis Weber
(2002), bien avant qu’un article « Éducation » figure dans le traité
de Maastricht en 1992, les universités sont approchées en tant qu’organismes de
formation professionnelle, conformément aux mesures déjà initiées dans le cadre
du Fonds Social européen (1958). Le programme Erasmus naît en 1987 et le
processus intergouvernemental d’harmonisation des cursus (LMD) s’accélère à
partir des années 2000, privilégiant des critères d’innovation, de mobilité et
d’employabilité, ainsi qu’une base de connaissances pour tous, conformément à
la Déclaration de Lisbonne (2000). Dans cette perspective, comme le souligne
Stamelos Yorgos, la formation aux humanités fait figure de survivance inutile
et l’apprentissage d’autres langues que l’anglais apparaît comme une source de
dépenses superflues (tant du point de vue de la formation des maîtres que de
celle des étudiants) [11].
L’éducation artistique et culturelle n’y est pas non plus une priorité. Pourtant,
dès le XVIIIe siècle, « les défenseurs de la Bildung insistaient […] sur le fait que la formation
universitaire ne devait pas s’enfermer dans les spécialisations techniques et
dans des enseignements professionnels », prévient Jean-Louis Genard [12].
Face aux
idéaux de la démocratisation culturelle, la Commission européenne et les États
membres – devenus plus régulateurs qu’interventionnistes – choisissent
de renforcer le caractère professionnel des « opérateurs culturels »,
les enfermant dans un corporatisme étroit, ignorant le rôle de la médiation
culturelle ; tout en responsabilisant les professionnels de la culture sur
le plan de la gestion et de la diffusion transnationale, ils tendent à les
déresponsabiliser en matière de participation. Même si ces critères sont
inégalement retenus dans les divers États membres – la Suède tout comme la
Communauté française de Belgique et l’Allemagne ont persisté dans le traitement
de la « participation culturelle » et les principes d’éducation
populaire –, ce message réducteur s’est imposé aux activités de l’Union,
alignant les activités culturelles sur le paradigme des industries culturelles,
préparant par là-même la convergence vers le concept « d’industries
créatives », lors des décennies suivantes [13].
Dans un premier temps, le Conseil adopte les
principes de la Commission, sans doute parce qu’il considère que l’intervention
de celle-ci reste marginale (0,06% du budget communautaire pour les arts et la
culture) et que la procédure d’adoption des programmes – à l’unanimité
jusqu’en 2007 – limite forcément le périmètre de l’action communautaire.
Pourtant certains États comme les Pays-Bas ne se privent pas de critiquer le
manque de professionnalisme de la Commission en la matière. Cela étant, tous
les États membres sont aussi conscients du fait que le socle d’entente en
matière culturelle est minimal et la voient donc sans conséquences sur ce qu’il
leur reste de souveraineté culturelle.
Une note éventuellement discordante vient du
Parlement européen, lequel, à plusieurs reprises, insiste sur la nécessité de répondre
au « défi de la démocratisation culturelle », notamment dans une déclaration
de sa Commission Éducation et culture, le 24 février 2009. Rappelons toutefois
que ce dernier a obtenu en 1992, la co-décision sur les programmes culturels de
l’Union européenne dont les priorités pour 2007-2013 étaient les suivantes :
favoriser la mobilité transnationale des professionnels du secteur culturel ;
favoriser la circulation des œuvres d’art et des produits culturels et
artistiques au-delà des frontières nationales ; promouvoir le dialogue
interculturel.
Europe créative : employabilité, adaptabilité, compétitivité
Quant au futur programme Creative Europe –
Europe créative (2014-2020,
actuellement en cours de discussion), ses objectifs épousent la stratégie de
compétitivité développée dans le document Europe 2020. Dans cette perspective, le public apparaît comme un
réservoir de recettes, d’ailleurs envisagé sous une forme quantitative plus que
qualitative :
« Le programme Europe créative souhaite préserver
mais aussi défendre la diversité culturelle et linguistique dans l'UE, tout en
renforçant la compétitivité des secteurs de la culture et de la création pour
favoriser l'atteinte des objectifs de la Stratégie Europe 2020 visant une
croissance intelligente, durable et inclusive. L'objectif d'Europe créative est
de soutenir les secteurs de la culture et de la création pour qu'ils puissent
opérer à l'échelle transnationale, de faciliter et d'étendre la circulation
transnationale des œuvres et des artistes afin de toucher un large public aux
niveaux européen et international. Cela permettrait aux professionnels du
secteur d'être en mesure de développer leurs carrières et leurs compétences à
l'international. Le programme souhaite également renforcer la capacité financière
du secteur et favoriser la coopération politique transnationale [14]. »
Depuis les années 2000, les paradigmes des politiques
culturelles se sont en effet infléchis au niveau national, mettant l’accent sur
les « industries créatives », terme acclimaté par le Royaume-Uni et
repris dans de nombreux États membres.
La première conséquence de cette évolution est d’intégrer
les activités artistiques et culturelles dans le jeu de l’offre et de la
demande commerciales, position contradictoire avec celle popularisée par l’adoption
en 2005, de la Convention UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité
des expressions culturelles et adoptée par l’Union européenne, tout comme avec
la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Ainsi, on peut se demander
à qui profite la cohabitation contradictoire des textes officiels.
L’Agenda européen de la culture : une alternative limitée
Il y eut pourtant un épisode prometteur avec l’adoption
en 2007, de L’Agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation [15]. La proposition de la Méthode ouverte de
coordination pour la culture, engageant plus étroitement les États membres,
avec le conseil d’associer à ces concertations les autorités locales et régionales,
ainsi que la proposition d’un « dialogue structuré avec le secteur
culturel » permettaient d’imaginer des formes de coopération plus attentives
aux suggestions émanant tant de la société civile que des associations et réseaux
culturels européens.
Dans cet ensemble d’initiatives, on remarque, depuis
2009, la mise en place d’une plateforme consacrée à « l'accès à la culture »,
présidée par Mercedes Giovinazzo (directrice d’Interarts et présidente de
Culture Action Europe), avec le soutien administratif de l'Association Européenne
des Festivals. Trente-neuf associations paneuropéennes y sont parties prenantes.
Mais les différents comptes rendus dont nous donnons ici un exemple, font état
de déclarations de principe, assorties d’un inventaire de mesures ainsi que du
caractère facultatif de leur mise en œuvre. Il semble plutôt s’agir d’une « boîte
à outils » disponible à tous les échelons des politiques culturelles et
par tous les acteurs du monde culturel :
« Cette synthèse a ensuite mené la Plateforme à
formuler des recommandations fortes plaçant l'accès à la culture en amont de l'élaboration
de toutes politiques culturelles et de façon transversale dans le développement
d’autres politiques publiques. […] Les recommandations de la plateforme ne
doivent […]pas être considérées comme une finalité en soi mais plutôt comme un
outil à développer. Cet outil pourra alors être utilisé par différentes
organisations et réseaux pour leurs propres actions de lobbying au niveau local, régional, national et européen.
Beaucoup d'idées ont été discutées dans ce cadre (présence sur le web, présentation
lors d’événements culturels, traductions) [16]. »
Parallèlement à la méthode consultative prudente
adoptée dans le cadre de cette plateforme, une lecture attentive de L’Agenda fait apparaître qu’au-delà de son maître-mot –
la promotion de la diversité culturelle – la notion « d’accès »
est convoquée à plusieurs reprises, mais que les moyens d’y parvenir restent
largement tributaires d’une vision marchande des activités artistiques et
culturelles. Le cadre général des propositions est réaffirmé à la page 9 de L’Agenda : « Comme les citoyens doivent être les premiers
à bénéficier d’une plus grande diversité culturelle, nous devons faciliter leur
accès à la culture et aux activités culturelles. » La question de « l’accès »
est ensuite plus largement développée concernant les pays dits en développement
et le rôle de la culture dans les relations extérieures de l’Union. Sont citées
l’importance de « l’éducation aux droits humains », ainsi que la nécessité
de tenir pleinement compte de la culture locale de ces pays et d’améliorer « l’accès
à la culture et aux formes d’expression culturelle ». Deux phrases placent
pourtant le curseur sur la méthode privilégiée par la Commission, méthode qui
place le marché en position d’agent vertueux. En effet, « l’émergence des
produits et marchés locaux des pays en développement facilitera et favorisera l’accès
des populations locales à la culture et aux différents modes d’expression
culturelle [17] ».
Tout comme l’accès des produits ACP – notamment – aux marchés européens
sera facilité.
Autrement dit, les notions de public, de médiation
culturelle, l’interrogation sur la nature même de la relation entre les œuvres
et ceux à qui elles sont offertes, sont effleurées sous l’angle de solutions présentées
comme complémentaires, mais sommairement développées : d’un côté l’éducation
aux droits de l’homme et à la culture, de l’autre les vertus entraînantes des
marchés de produits culturels. C’est oublier une fois de plus que « la
relation offre/demande n’a rien de mécanique, l’entreprise de soutien aux
professionnels et aux institutions artistiques et celle d’élargissement ou de
diversification des publics ne sont pas indissociablement liées [18] ».
Dans cet ensemble, l’insistance sur la démocratisation
de la culture ou la participation culturelle, quelles que soient ses difficultés
et les critiques qu’on peut leur adresser, semblent appartenir à un idéal « démodé »
dont le Conseil de l’Europe serait le dernier représentant. L’Union semble en
effet s’être affranchie des affres de la discussion sur la démocratisation
culturelle pour s’en tenir à l’idée « d’accès », terme manié dans une
acception quasiment technique.
Même si les discours officiels de la Commission européenne
ont été progressivement « désarmés » au cours du temps et que l’on
est passé des « problèmes du secteur culturel » au respect et à « la
promotion des cultures nationales et régionales des États membres »,
la question d’une réflexion approfondie sur le lien entre culture et société en
Europe [19] n’a pas bénéficié
des études paneuropéennes qu’elle aurait dû susciter, notamment après les Élargissements
de 2004 et de 2007. Malgré les affirmations récurrentes sur la nécessité d’un
dialogue culturel social et le rôle irremplaçable de la culture en Europe, les
récents débats sur les aides publiques au cinéma et à l’audiovisuel, la copie
privée, le rôle des sociétés de gestion collective du droit d’auteur et des
droits voisins ont tous été symptomatiques d’une négation de l’exception
culturelle pourtant négociée par l’Union européenne dans le concert de l’OMC.
Si les professionnels des arts et de la culture
doivent renoncer à l’illusion d’une autonomie irréductible qui les
affranchirait de toute interdépendance socio-économique, doivent-ils pour
autant se trouver réduits au rôle de porte-parole des intérêts d’un secteur spécialisé,
sommé de développer ses seules compétitivité et adaptabilité ?
Quelques pistes pour relancer le débat
« Trois objectifs au demeurant parfaitement
complémentaires » sont prescrits par Olivier Donnat pour donner un contenu
précis aux principes de la démocratisation culturelle : « Inscrire
durablement l’éducation artistique et culturelle dans les politiques éducatives,
doter les établissements culturels des moyens nécessaires à une politique
ambitieuse de développement des publics, produire un service public de “culture
à domicile” en direction du plus grand nombre ». Il conviendrait de leur
ajouter des dispositifs appropriés à l’expression d’individus désireux de développer
leur propre expressivité grâce à des pratiques artistiques et culturelles.
Malgré les déclarations de bonne volonté, ces objectifs sont évoqués de façon
accessoire et ne constituent en aucune manière le socle des stratégies
culturelles de l’Union européenne.
Dans le contexte actuel, Jean-Louis Genard suggère
plusieurs pistes, selon lui, placées sous le signe du renouvellement de la démocratisation
et de la démocratie culturelles : insistant lui aussi sur la place de l’éducation
artistique au sein de l’enseignement obligatoire et sur l’égalité des chances
dans la formation aux métiers artistiques, il recommande que les politiques
culturelles interrogent de façon approfondie les « frontières mouvantes
des délimitations artistiques » et se demande de quels espaces et de quels
dispositifs aurait besoin « une démocratisation de l’expressivité ». Évoquant
le rôle essentiel des pratiques artistiques comme moyens de « montée en généralité »
des dynamiques sociales et des demandes citoyennes, il prône les registres
expressifs et narratifs comme des tremplins vers les registres argumentatifs et
comme des vecteurs de déconstruction et de reconstruction des subjectivités [20]. Au total, il retient ici le
concept allemand de Bildung –
la culture comme moyen de formation par l’éducation permanente. Quant à Thérèse
Kaufmann, elle insiste sur le rôle des politiques culturelles « quant à l’un
de ses défis les plus pressants, à savoir la recomposition permanente des sociétés
européennes [21] ».
Il reste à se demander, si face au marketing
conceptuel orchestré par les « industries créatives » et au caractère
consensuel d’une diversité culturelle célébrée sans plus d’attention aux inégalités
socio-économiques et éducatives, ce sont les États membres et les collectivités
territoriales européennes qui seront en capacité de prendre au sérieux le défi
du « désir de culture » (Olivier Donnat) ou si, avec le soutien du
Parlement européen et de ces mêmes États membres, la Commission européenne sera
en mesure de rompre avec un économisme étroit et d’entreprendre le chantier d’une
démocratisation culturelle adaptée aux enjeux contemporains. Cette dernière
question revient peut-être à interroger plus largement le socle de valeurs auquel
se dit adossée l’Union européenne, mais qu’elle peine à mettre en pratique,
aussi bien en matière sociale et éducative que culturelle.
Anne-Marie Autissier
Université de Paris 8, Institut d’études européennes