Quels contenus pour la démocratisation culturelle dans l’Europe du XXIe siècle ? 

 

L’emploi passionné, voire polémique, du terme de démocratisation culturelle apparaît comme une spécificité de la politique culturelle française, lorsque l’on compare cette dernière avec les principes d’action de beaucoup de pays européens. Quant au Conseil de l’Europe et à l’Union européenne, ils reprennent très inégalement cette notion dans leurs principaux textes consacrés à l’art et à la culture. Sans doute ces références inégales au concept qui nous occupe sont-elles à envisager dans un contexte socio-culturel européen particulièrement évolutif depuis les trente dernières années [1].

Le Conseil de l’Europe : dire le contemporain sans trahir l’histoire

En 1949, le Conseil de l’Europe voyait le jour, fondé par dix États européens dont la France. Doté de compétences culturelles, cet organisme n’a cessé de se préoccuper de ces questions. La signature en 1954, de la Convention culturelle européenne constituait une première étape. De portée générale et peu contraignante sauf en ce qui concerne le patrimoine, la Convention laissait le soin à chaque État membre de conduire sa propre politique culturelle, sans ignorer pour autant les possibles pistes de coopération. Autre spécificité, la Convention liait étroitement culture et éducation. L’accent y était mis sur la « compréhension mutuelle entre les peuples d’Europe » et sur la nécessaire sauvegarde des « idéaux et des principes », qui constituent le patrimoine commun européen.

Pourtant, tout au long des réunions des ministres européens en charge de la culture organisées à partir des années 1960 par le Conseil de l’Europe, le terme de « démocratisation culturelle » est employé souvent, jusqu’à ce que, dans les années 1970, celui de « démocratie culturelle » le concurrence ou le supplante. Dès 1986, le Conseil de l’Europe lance un « programme d’évaluation des politiques culturelles » dont les quatre priorités se sont superposées au fil des années. Il est intéressant de constater que même si la démocratisation culturelle fait partie du dernier groupe d’objectifs, elle figure en toutes lettres au fronton de ce programme :

« - Respect de l'identité et promotion de la diversité culturelle et du dialogue interculturel ;
« - Respect de la liberté d'expression, d'association et d'opinion ;
« - Soutien à la créativité ;
« - Développement de la participation, de la démocratisation de la culture et de la démocratie culturelle [2. »

On remarque également que le Conseil de l’Europe entend décliner l’ensemble des référentiels en vigueur, comme celui plus récent de « participation », mais aussi celui quasiment oublié, de « démocratie culturelle ». Il n’en reste pas moins que la « diversité culturelle » et la promotion du dialogue interculturel occupent une place de choix, en tant que valeurs contemporaines largement affichées dans les textes publics, et particulièrement dans ceux de l’Union européenne. La récente recommandation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe place le terme de démocratisation culturelle dans une perspective contemporaine, opérant une articulation entre « droits culturels » et « accès aux arts » : « Il convient d’interpréter les obligations de respect, de protection et de réalisation des droits culturels comme une obligation intégrée de résultat en matière de démocratisation culturelle pour un égal accès aux arts [3]. » Cette articulation peut être critiquée dans la mesure où elle laisse dans l’ombre le besoin de reconnaissance exprimé à travers les droits culturels ainsi que la revendication d’espaces et de moyens pour une expressivité qui se manifeste, au-delà même de l’accès aux œuvres (Genard, 2011). Est-ce à dire que le Conseil de l’Europe reste lié à la conception redistributive de l’État social des années d’après-guerre ? En tout cas, il n’interroge pas le possible conflit ou la possible complémentarité entre accès et reconnaissance.

Sans doute l’originalité du Conseil de l’Europe réside-t-elle dans cette tentative pour épouser le présent sans pour autant faire table rase de l’histoire, dans une perspective de longue durée qui permette de concilier des objectifs éventuellement contradictoires. Cette exhaustivité s’avère à double tranchant : les politiques culturelles nationales dont le Conseil de l’Europe coordonne l’évaluation sont ici représentées comme tendant vers une synthèse idéale, voire abstraite, dans laquelle les administrations en charge sont créditées de multiples ambitions dont elles n’ont pas forcément les moyens.

Or, en tant qu’organisme paneuropéen, le Conseil de l’Europe a perçu la diversité des approches, mais peut-être moins l’évolution des contraintes opposées au volontarisme des politiques culturelles d’après Seconde Guerre mondiale : « Les modèles de politique culturelle en Europe diffèrent grandement. […] Pourtant, ils ont généralement pour valeurs communes la démocratie, la justice, l’égalité et le pluralisme, soulignent, optimistes, les rédacteurs du Programme d’évaluation des politiques culturelles nationale [4] ». C’est compter sans l’effritement du socle national des politiques culturelles et sans le retournement des politiques culturelles démocratiques au profit de mesures sectaires, réactionnaires, nationalistes, voire xénophobes, comme elles se sont manifestées depuis les années 2000, en Autriche, aux Pays-Bas et au Danemark, pour ne citer que ces exemples.

Sans doute aussi faut-il voir dans cet unanimisme le fait que le Conseil de l’Europe s’est petit à petit vu rogner les ailes d’un budget culturel fort peu doté. De surcroît corseté dans un mode de fonctionnement strictement intergouvernemental, le Conseil de l’Europe a peu à peu délaissé le terrain de la décision et de l’action pour se constituer en lieu d’expertise. Son rôle consultatif est certes respecté, mais l’éloigne d’une certaine forme de responsabilité, laquelle impose d’établir des priorités, quitte à décevoir des clientèles.

L’UNESCO en quête d’une démocratisation ancrée dans les pratiques

L’impossible ou difficile synthèse, c’est aussi ce qu’a tenté de faire l’UNESCO, à l’échelle mondiale. La Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles comporte un chapitre « Culture et démocratie », lequel s’ouvre sur une citation d’un extrait de l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et où l’on peut lire que « la démocratisation de la culture exige, tout d'abord, la décentralisation de l'accès aux loisirs et aux arts [5] ». Couplée à la « dimension culturelle du développement », la démocratisation semble ici conçue comme une stratégie proche de la base. C’est une démocratisation « par le bas » qui remet en cause l’idée d’un décideur national unique. Sans doute les rédacteurs de la déclaration ont-ils en tête la difficulté d’intervention culturelle publique dans des pays dont les États sont faibles ou corrompus. Sans doute aussi veulent-ils insister sur le respect des identités nationales et la nécessité de « toujours prendre en compte le contexte historique, social et culturel de chaque société », position parfois qualifiée de complaisante à l’égard du relativisme culturel [6].

Ce qui frappe pourtant tant dans les textes du Conseil de l’Europe que dans la Déclaration de Mexico, c’est le terme « d’accès » prisé dans le monde anglo-saxon. Si l’on oppose à juste titre les fondements de la politique culturelle française et ceux de la politique britannique, le terme « d’accès » est employé dès la fin des années 1970 dans les déclarations du Conseil des arts de Grande-Bretagne et souvent convoqué durant la période travailliste récente. La notion d’excellence s’y conjugue d’ailleurs avec celle d’accès pour constituer – avec la formation des artistes –, l’idée d’une politique culturelle hiérarchisée, mais également soucieuse de sa diffusion la plus large. Le mot « accès » implique alors un rôle essentiel dévolu à l’éducation artistique et culturelle.

L’Union européenne et les clientèles de la culture

Dès 1974, le Parlement européen somme la Commission européenne et les États membres de « s’engager en culture » au double motif que l’absence de mention dans le traité instituant la Communauté européenne [7] n’interdit pas de s’y consacrer et qu’une Communauté européenne ignorant les enjeux culturels est condamnée à se rendre inaudible C’est donc en 1977 que la Commission propose un premier plan « d’action culturelle » dont les objectifs sont définis de façon extrêmement prudente par Robert Grégoire, sans doute par anticipation des réticences des États membres : « Il n’appartient pas à la Communauté de dire si une œuvre est bonne ou si elle est mauvaise ou laide. […] Il lui appartient d’abaisser les obstacles économiques et sociaux qui ralentissent la marche des créateurs et des interprètes et qui, par là, gênent l’élaboration et la diffusion des œuvres. […] La Commission suit la chaîne qui part de l’économique, passe par le social et aboutit au culturel [8]. »

Autrement dit, la Commission inaugure la position qui sera la sienne au moins jusqu’en 2007 : aborder les questions artistiques et culturelles sous l’angle économique et juridique, s’abstenir des affres de la validation artistique et envisager les enjeux du point de vue des « producteurs » et du marché des biens et activités culturelles. La question de la démocratisation culturelle semble alors très éloignée de ces priorités.

Le premier rapport commandé par la Commission européenne à Antonio Ca’Zorzi sur l’état des politiques culturelles des douze États membres, est publié en 1987 [9]. Ce rapport est d’emblée placé sous le signe de la « crise » et de « l’impuissance relative des opérateurs culturels ». Il fonde ses priorités sur plusieurs critères : la capacité partenariale de la puissance publique, le développement des apports privés, la coopération entre États et collectivités territoriales. Il prépare – ou s’efforce de préparer les esprits – à quelques renoncements : la diversité d’action et de priorité des États membres y apparaît comme une survivance pittoresque due à une absence de rationalisation ; la circulation des œuvres et des talents en Europe doit s’adapter au mouvement général des capitaux et de la consommation à l’échelle du grand marché ; le potentiel économique des activités culturelles doit être optimisé au profit des producteurs, des diffuseurs…

Outre les fondements économiques de l’Union européenne, ces priorités doivent s’analyser dans le contexte post-fordiste de la fin des années 1970 : déconnexion de l’échelle de l’économie (en voie de globalisation) et de celle du politique, économie des services et des produits culturels, émergence d’une nouvelle forme de capitalisme culturel qui remet en jeu les formes antérieure de domination culturelle (groupes de communication, majors de la musique etc.), face au déclin de l’imaginaire ouvrièriste, montée de nouveaux mouvements sociaux dont la demande de reconnaissance ne saurait se contenter des droits-créances de l’État social, et enfin démocratisation des valeurs esthétiques qui font de la créativité un idéal pour tous et non pour les seuls artistes [10].

Les nouvelles tâches dévolues à l’enseignement

Le corollaire de ces contraintes est la révolution silencieuse orchestrée dans la sphère éducative, et ce dès la fin des années 1970 : il faut adapter les futures forces de travail à la mise en œuvre d’un marché unique, voire d’un marché global, et préparer les générations futures à cette tâche. Autrement dit, il faut réformer le système de formation et d’enseignement supérieur en vue de nouvelles configurations professionnelles. Comme l’indique Louis Weber (2002), bien avant qu’un article « Éducation » figure dans le traité de Maastricht en 1992, les universités sont approchées en tant qu’organismes de formation professionnelle, conformément aux mesures déjà initiées dans le cadre du Fonds Social européen (1958). Le programme Erasmus naît en 1987 et le processus intergouvernemental d’harmonisation des cursus (LMD) s’accélère à partir des années 2000, privilégiant des critères d’innovation, de mobilité et d’employabilité, ainsi qu’une base de connaissances pour tous, conformément à la Déclaration de Lisbonne (2000). Dans cette perspective, comme le souligne Stamelos Yorgos, la formation aux humanités fait figure de survivance inutile et l’apprentissage d’autres langues que l’anglais apparaît comme une source de dépenses superflues (tant du point de vue de la formation des maîtres que de celle des étudiants) [11]. L’éducation artistique et culturelle n’y est pas non plus une priorité. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, « les défenseurs de la Bildung insistaient […] sur le fait que la formation universitaire ne devait pas s’enfermer dans les spécialisations techniques et dans des enseignements professionnels », prévient Jean-Louis Genard [12].

Face aux idéaux de la démocratisation culturelle, la Commission européenne et les États membres – devenus plus régulateurs qu’interventionnistes – choisissent de renforcer le caractère professionnel des « opérateurs culturels », les enfermant dans un corporatisme étroit, ignorant le rôle de la médiation culturelle ; tout en responsabilisant les professionnels de la culture sur le plan de la gestion et de la diffusion transnationale, ils tendent à les déresponsabiliser en matière de participation. Même si ces critères sont inégalement retenus dans les divers États membres – la Suède tout comme la Communauté française de Belgique et l’Allemagne ont persisté dans le traitement de la « participation culturelle » et les principes d’éducation populaire –, ce message réducteur s’est imposé aux activités de l’Union, alignant les activités culturelles sur le paradigme des industries culturelles, préparant par là-même la convergence vers le concept « d’industries créatives », lors des décennies suivantes [13].

Dans un premier temps, le Conseil adopte les principes de la Commission, sans doute parce qu’il considère que l’intervention de celle-ci reste marginale (0,06% du budget communautaire pour les arts et la culture) et que la procédure d’adoption des programmes – à l’unanimité jusqu’en 2007 – limite forcément le périmètre de l’action communautaire. Pourtant certains États comme les Pays-Bas ne se privent pas de critiquer le manque de professionnalisme de la Commission en la matière. Cela étant, tous les États membres sont aussi conscients du fait que le socle d’entente en matière culturelle est minimal et la voient donc sans conséquences sur ce qu’il leur reste de souveraineté culturelle.

Une note éventuellement discordante vient du Parlement européen, lequel, à plusieurs reprises, insiste sur la nécessité de répondre au « défi de la démocratisation culturelle », notamment dans une déclaration de sa Commission Éducation et culture, le 24 février 2009. Rappelons toutefois que ce dernier a obtenu en 1992, la co-décision sur les programmes culturels de l’Union européenne dont les priorités pour 2007-2013 étaient les suivantes : favoriser la mobilité transnationale des professionnels du secteur culturel ; favoriser la circulation des œuvres d’art et des produits culturels et artistiques au-delà des frontières nationales ; promouvoir le dialogue interculturel.

Europe créative : employabilité, adaptabilité, compétitivité

Quant au futur programme Creative Europe – Europe créative (2014-2020, actuellement en cours de discussion), ses objectifs épousent la stratégie de compétitivité développée dans le document Europe 2020. Dans cette perspective, le public apparaît comme un réservoir de recettes, d’ailleurs envisagé sous une forme quantitative plus que qualitative :

« Le programme Europe créative souhaite préserver mais aussi défendre la diversité culturelle et linguistique dans l'UE, tout en renforçant la compétitivité des secteurs de la culture et de la création pour favoriser l'atteinte des objectifs de la Stratégie Europe 2020 visant une croissance intelligente, durable et inclusive. L'objectif d'Europe créative est de soutenir les secteurs de la culture et de la création pour qu'ils puissent opérer à l'échelle transnationale, de faciliter et d'étendre la circulation transnationale des œuvres et des artistes afin de toucher un large public aux niveaux européen et international. Cela permettrait aux professionnels du secteur d'être en mesure de développer leurs carrières et leurs compétences à l'international. Le programme souhaite également renforcer la capacité financière du secteur et favoriser la coopération politique transnationale [14]. »

Depuis les années 2000, les paradigmes des politiques culturelles se sont en effet infléchis au niveau national, mettant l’accent sur les « industries créatives », terme acclimaté par le Royaume-Uni et repris dans de nombreux États membres.

La première conséquence de cette évolution est d’intégrer les activités artistiques et culturelles dans le jeu de l’offre et de la demande commerciales, position contradictoire avec celle popularisée par l’adoption en 2005, de la Convention UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles et adoptée par l’Union européenne, tout comme avec la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Ainsi, on peut se demander à qui profite la cohabitation contradictoire des textes officiels.

L’Agenda européen de la culture : une alternative limitée

Il y eut pourtant un épisode prometteur avec l’adoption en 2007, de L’Agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation [15]. La proposition de la Méthode ouverte de coordination pour la culture, engageant plus étroitement les États membres, avec le conseil d’associer à ces concertations les autorités locales et régionales, ainsi que la proposition d’un « dialogue structuré avec le secteur culturel » permettaient d’imaginer des formes de coopération plus attentives aux suggestions émanant tant de la société civile que des associations et réseaux culturels européens.

Dans cet ensemble d’initiatives, on remarque, depuis 2009, la mise en place d’une plateforme consacrée à « l'accès à la culture », présidée par Mercedes Giovinazzo (directrice d’Interarts et présidente de Culture Action Europe), avec le soutien administratif de l'Association Européenne des Festivals. Trente-neuf associations paneuropéennes y sont parties prenantes. Mais les différents comptes rendus dont nous donnons ici un exemple, font état de déclarations de principe, assorties d’un inventaire de mesures ainsi que du caractère facultatif de leur mise en œuvre. Il semble plutôt s’agir d’une « boîte à outils » disponible à tous les échelons des politiques culturelles et par tous les acteurs du monde culturel :

« Cette synthèse a ensuite mené la Plateforme à formuler des recommandations fortes plaçant l'accès à la culture en amont de l'élaboration de toutes politiques culturelles et de façon transversale dans le développement d’autres politiques publiques. […] Les recommandations de la plateforme ne doivent […]pas être considérées comme une finalité en soi mais plutôt comme un outil à développer. Cet outil pourra alors être utilisé par différentes organisations et réseaux pour leurs propres actions de lobbying au niveau local, régional, national et européen. Beaucoup d'idées ont été discutées dans ce cadre (présence sur le web, présentation lors d’événements culturels, traductions) [16]. »

Parallèlement à la méthode consultative prudente adoptée dans le cadre de cette plateforme, une lecture attentive de L’Agenda fait apparaître qu’au-delà de son maître-mot – la promotion de la diversité culturelle – la notion « d’accès » est convoquée à plusieurs reprises, mais que les moyens d’y parvenir restent largement tributaires d’une vision marchande des activités artistiques et culturelles. Le cadre général des propositions est réaffirmé à la page 9 de L’Agenda : « Comme les citoyens doivent être les premiers à bénéficier d’une plus grande diversité culturelle, nous devons faciliter leur accès à la culture et aux activités culturelles. » La question de « l’accès » est ensuite plus largement développée concernant les pays dits en développement et le rôle de la culture dans les relations extérieures de l’Union. Sont citées l’importance de « l’éducation aux droits humains », ainsi que la nécessité de tenir pleinement compte de la culture locale de ces pays et d’améliorer « l’accès à la culture et aux formes d’expression culturelle ». Deux phrases placent pourtant le curseur sur la méthode privilégiée par la Commission, méthode qui place le marché en position d’agent vertueux. En effet, « l’émergence des produits et marchés locaux des pays en développement facilitera et favorisera l’accès des populations locales à la culture et aux différents modes d’expression culturelle [17] ». Tout comme l’accès des produits ACP – notamment – aux marchés européens sera facilité.

Autrement dit, les notions de public, de médiation culturelle, l’interrogation sur la nature même de la relation entre les œuvres et ceux à qui elles sont offertes, sont effleurées sous l’angle de solutions présentées comme complémentaires, mais sommairement développées : d’un côté l’éducation aux droits de l’homme et à la culture, de l’autre les vertus entraînantes des marchés de produits culturels. C’est oublier une fois de plus que « la relation offre/demande n’a rien de mécanique, l’entreprise de soutien aux professionnels et aux institutions artistiques et celle d’élargissement ou de diversification des publics ne sont pas indissociablement liées [18] ».

Dans cet ensemble, l’insistance sur la démocratisation de la culture ou la participation culturelle, quelles que soient ses difficultés et les critiques qu’on peut leur adresser, semblent appartenir à un idéal « démodé » dont le Conseil de l’Europe serait le dernier représentant. L’Union semble en effet s’être affranchie des affres de la discussion sur la démocratisation culturelle pour s’en tenir à l’idée « d’accès », terme manié dans une acception quasiment technique.

Même si les discours officiels de la Commission européenne ont été progressivement « désarmés » au cours du temps et que l’on est passé des « problèmes du secteur culturel » au respect et à « la promotion des cultures nationales et régionales des États membres », la question d’une réflexion approfondie sur le lien entre culture et société en Europe [19] n’a pas bénéficié des études paneuropéennes qu’elle aurait dû susciter, notamment après les Élargissements de 2004 et de 2007. Malgré les affirmations récurrentes sur la nécessité d’un dialogue culturel social et le rôle irremplaçable de la culture en Europe, les récents débats sur les aides publiques au cinéma et à l’audiovisuel, la copie privée, le rôle des sociétés de gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins ont tous été symptomatiques d’une négation de l’exception culturelle pourtant négociée par l’Union européenne dans le concert de l’OMC.

Si les professionnels des arts et de la culture doivent renoncer à l’illusion d’une autonomie irréductible qui les affranchirait de toute interdépendance socio-économique, doivent-ils pour autant se trouver réduits au rôle de porte-parole des intérêts d’un secteur spécialisé, sommé de développer ses seules compétitivité et adaptabilité ?

Quelques pistes pour relancer le débat

« Trois objectifs au demeurant parfaitement complémentaires » sont prescrits par Olivier Donnat pour donner un contenu précis aux principes de la démocratisation culturelle : « Inscrire durablement l’éducation artistique et culturelle dans les politiques éducatives, doter les établissements culturels des moyens nécessaires à une politique ambitieuse de développement des publics, produire un service public de “culture à domicile” en direction du plus grand nombre ». Il conviendrait de leur ajouter des dispositifs appropriés à l’expression d’individus désireux de développer leur propre expressivité grâce à des pratiques artistiques et culturelles. Malgré les déclarations de bonne volonté, ces objectifs sont évoqués de façon accessoire et ne constituent en aucune manière le socle des stratégies culturelles de l’Union européenne.

Dans le contexte actuel, Jean-Louis Genard suggère plusieurs pistes, selon lui, placées sous le signe du renouvellement de la démocratisation et de la démocratie culturelles : insistant lui aussi sur la place de l’éducation artistique au sein de l’enseignement obligatoire et sur l’égalité des chances dans la formation aux métiers artistiques, il recommande que les politiques culturelles interrogent de façon approfondie les « frontières mouvantes des délimitations artistiques » et se demande de quels espaces et de quels dispositifs aurait besoin « une démocratisation de l’expressivité ». Évoquant le rôle essentiel des pratiques artistiques comme moyens de « montée en généralité » des dynamiques sociales et des demandes citoyennes, il prône les registres expressifs et narratifs comme des tremplins vers les registres argumentatifs et comme des vecteurs de déconstruction et de reconstruction des subjectivités [20]. Au total, il retient ici le concept allemand de Bildung – la culture comme moyen de formation par l’éducation permanente. Quant à Thérèse Kaufmann, elle insiste sur le rôle des politiques culturelles « quant à l’un de ses défis les plus pressants, à savoir la recomposition permanente des sociétés européennes [21] ».

Il reste à se demander, si face au marketing conceptuel orchestré par les « industries créatives » et au caractère consensuel d’une diversité culturelle célébrée sans plus d’attention aux inégalités socio-économiques et éducatives, ce sont les États membres et les collectivités territoriales européennes qui seront en capacité de prendre au sérieux le défi du « désir de culture » (Olivier Donnat) ou si, avec le soutien du Parlement européen et de ces mêmes États membres, la Commission européenne sera en mesure de rompre avec un économisme étroit et d’entreprendre le chantier d’une démocratisation culturelle adaptée aux enjeux contemporains. Cette dernière question revient peut-être à interroger plus largement le socle de valeurs auquel se dit adossée l’Union européenne, mais qu’elle peine à mettre en pratique, aussi bien en matière sociale et éducative que culturelle.

Anne-Marie Autissier
Université de Paris 8, Institut d’études européennes



[1]. Anne-Marie Autissier, L’Europe de la culture, Histoire(s) et enjeux, Arles-Paris, Actes Sud-Maison des Cultures du Monde, 2005.
[2]. Portail 2012 du Conseil de l’Europe : www.coe.int
[3]Le droit de chacun de participer à la vie culturelle, Recommandation 1990 (2012).
[4]Ibidem.
[5]. Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles. Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982.
[6]. Voir à ce sujet les débats sur Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, ouvrage résultant d’une commande de l’UNESCO et les critiques de l’intellectuelle tunisienne Hélé Béji, en particulier dans L’imposture culturelle, Paris, Stock, 1997.
[7]. Nous employons le terme de « Communauté européenne » jusqu’à la signature du Traité de Maastricht en 1992 qui voit naître l’Union européenne.
[8]. Grégoire Robert, « La Communauté et la culture », Revue du Marché commun, n° 274, 1984. Robert Grégoire était alors chef de la division des « problèmes du secteur culturel » auprès du Secrétariat général de la Commission. Dans le cadre de son plan d’action culturelle, la Commission lance des études, propose des soutiens annuels sur projet aux associations travaillant sur le patrimoine ainsi que quelques « coups de pouce » à la formation en matière de restauration du patrimoine.
[9]. Ca’Zorzi Antonio, Administration et financement public de la culture dans la Communauté européenne. Rapport à la Commission des Communautés européennes, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 2007.
[10]. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalime, Paris, Editions Gallimard, 1999.
[11]. Yorgos Stamelos, « La construction d’un espace européen d’enseignement supérieur : rétrospective, situation actuelle et perspectives », Revue des Sciences de l’éducation, vol. XXIX, n° 2, 2003, p. 277 à 296.
[12]. Genard Jean-Louis, « Démocratisation de la culture et/ou démocratie culturelle ? Comment repenser aujourd’hui une politique de démocratisation culturelle ? » in 50 ans d’action publique en matière de culture au Québec, colloque HEC Montréal, 4-5 avril 2011, page 10. En ligne : http://www.gestiondesarts.com/fileadmin/media/PFD_seminaires/Genard.pdf
[13]. Pierre-Michel Menger, « Les politiques culturelles en Europe », in P. Poirrier [dir.], Politiques et Pratiques culturelles, Paris, La Documentation française, 2010, p. 277-286
[14]. « Europe créative, le nouveau programme européen pour les secteurs culturels et créatifs », in Lettre du 13 février de l’Antenne interrégionale Auvergne, Centre, Limousin à Bruxelles : http://www.auvergnecentrelimousin.eu.
[15]Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions, relative à un Agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation. 10.05.2007, SEC (2007) 570.
[17]Agenda, Opus cit., page 14.
[18]. Donnat Olivier, « En finir (vraiment) avec la démocratisation de la culture », dans Jean-Pierre Saez [dir.], Culture et société, un lien à recomposer, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2008.
[19].  Je reprends ici le titre de l’ouvrage cité ci-dessus : Culture et société, un lien à recomposer.
[20]. Genard, Opus cit., p. 13-14.
[21]. « Stratégies d’autonomisation et espaces de résistance », article de janvier 2006, consultable en anglais sur le site de l’EIPCP, Vienne : www.eipcp.net


Pour citer cet article :
Anne-Marie Autissier, « Quels contenus pour la démocratisation culturelle dans l’Europe du XXIe siècle ?  » in Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 5 - mis en ligne le 18 avril 2013.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/AM_Autissier.html
Auteur : Anne-Marie Autissier
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944


Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer

 

Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins