4 octobre 2022 - En visioconférence via zoom de 18 h 00 à 20 h 30
Atelier « Les “monstres” et les morts. Imaginaires et rationalité : ce qui entrave ou rend possible la relation » : Regard et pouvoir des images
Organisation : Anna-Maria Sienicka (LIR3S UMR 7366 CNRS-uB) et Giulia Lelli (Université Lyon 3 – Jean Moulin)
Présentation de l'atelier
Cet atelier de recherche interdisciplinaire se propose d’étudier conjointement la relation qui peut exister entre une personne susceptible d’être perçue comme « monstrueuse » et une personne se percevant elle-même comme « normale » d’une part, la relation entre une personne vivante et une personne morte d’autre part. Nous ne nous intéressons pas à de purs monstres ou à des morts largement reconstruits par l’imagination, mais à des personnes qui se trouvent vues comme « monstrueuses » et à des personnes ayant effectivement existé mais étant vues comme n’ayant plus d’être autonome du fait de leur mort. Nos objets sont les relations qui, en droit, pourraient avoir lieu avec ces personnes. Notre constat est que ces relations sont, de fait, souvent manquées ou empêchées. Notre hypothèse est qu’elles le sont en raison d’un même type d’obstacle : en raison d’imaginaires (du monstrueux et des morts agissants : vampires, fantômes, etc.) qui viennent recouvrir la personne susceptible d’être perçue comme « monstrueuse » et la personne morte et qui empêchent de saisir adéquatement ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent faire. Notre pari méthodologique est que l’étude conjointe de la relation aux personnes susceptibles d’être perçues comme « monstrueuses » et aux morts est féconde, en raison de ces obstacles imaginaires communs. Notre ambition est d’étudier ces obstacles et de montrer de quelles manières ils peuvent être levés.
[Toutes les séances de l'atelier ici]
Programme de la séance
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Martial Guédron
, Professeur d’histoire de l’art moderne (Laboratoire Arts,
civilisation et histoire de l’Europe - ARCHE - UR 3400,
Université de Strasbourg)
Tératologie et photographie en France dans la seconde
moitié du XIXe siècle
Cette
intervention sera centrée sur les représentations du monstrueux
dans la Revue photographique des hôpitaux de Paris, un
journal mensuel qui constitue un jalon important dans l’histoire de
la photographie médicale et dans son utilisation comme moyen
d’illustrer des pathologies en se tenant soi-disant au plus près
de la réalité objective. Il s’agira de montrer comment
cette publication, qui fait son apparition à une date où les
monstruosités exercent un pouvoir de fascination au-delà du
public savant, mise sur la spectacularisation des corps difformes,
effrayants et monstrueux à des fins didactiques et édifiantes. À n’en pas douter, La Revue photographique des hôpitaux de Paris témoigne
de la convergence qui s’opère alors en France entre
médecine et photographie ; elle atteste
l’institutionnalisation de la photographie médicale et la
vocation séméiologique qui lui est assignée. D’un
côté, le commentaire savant qui accompagne les clichés fait
primer le diagnostic et le pronostic sur l’identité des
patients, leur ressenti, leur souffrance ; de l’autre,
l’image exhibe des corps habituellement peu visibles dans de telles
conditions en dehors de l’espace hospitalier. Ainsi ce
périodique permet à ses souscripteurs de disposer d’images
de pathologies rares sans avoir besoin de se rendre dans les musées
d’anatomie. Or, comme on s’attachera à le montrer,
certaines de ces images semblent se situer à la confluence de
l’illustration scientifique, du cliché pornographique et des
photographies au format « carte de visite » ou cartes
postales qui, dans les mêmes années, assurent la promotion des
phénomènes au sein des baraques foraines et de l’espace
circassien. En raison de ces alliances déroutantes avec une
iconographie racoleuse, les clichés reproduits dans la Revue photographique des hôpitaux de Paris paraissent peu
conciliables avec l’exigence de distance critique chère au
positivisme scientifique du XIXe siècle.
-
Julie Cheminaud
, Maîtresse de conférences en philosophie de l’art
(Centre Victor Basch, Sorbonne Université)
De monstrueux morceaux de cadavres : la morbidité des
collections anatomiques
Les
collections anatomiques, et plus particulièrement celles qui se
centrent sur les pathologies, semblent hantées de monstres et de
morts, et suscitent une expérience esthétique singulière.
Nous proposons de centrer la réflexion sur l’appréhension
des pièces humides : les restes humains en bocaux, qu’ils
relèvent ou non de la section
« tératologie », mènent à un trouble
spécifique, comparativement aux pièces sèches que sont les
os ou les cires.
Il
s’agira ainsi de se demander en quoi l’expérience de ces
pièces relève du morbide. Dans un premier temps, l’analyse
portera sur le choc et l’effroi. Ces objets particuliers
n’auraient pas leur place en ce monde, les apprécier
relèverait de la perversité, et on a tôt fait de les mettre
au rebut – mais c’est peut-être le caractère
négatif du sublime qui dérange ici. Dans un deuxième temps,
le morbide sera compris au sens de Foucault ( Naissance de la clinique) : ce qui se fait voir est le
travail du vivant, jusque dans la mort, et c’est le regard porté
sur ces pièces qui réactive cette conception et qui trouble les
frontières. Enfin, nous nous demanderons si nous ne pouvons pas
paradoxalement retrouver l’individualité face à certaines
pièces : le morbide, selon Foucault, donne à la vie
« un volume singulier », et le monstre est bien de
l’ordre d’une « absolue rareté ». Il
serait alors possible que l’expérience esthétique permette
la saisie des morts et des monstres, par-delà le morcellement des
cadavres et le monstrueux.
-
Anna Maria Sienicka, doctorante en philosophie sous la direction de Pierre Ancet (LIR3S UMR 7366 CNRS-uB)
Les corps de Julia Pastrana : mise en scène de l'anormalité et exhibitions post-mortem
Julia Pastrana, une indigène mexicaine atteinte d’hypertrichose et d’hyperplasie gingivale, fut un des « monstres humains » à connaître une grande renommée internationale, s'étant produit dans toute l'Europe et en Amérique du Nord. Une carrière qui s'est poursuivie jusqu'après sa mort, en 1860, puisque son corps et celui de son fils furent embaumés et exposés dans une cage en verre comme des spécimens médicaux ou comme attraction, selon le contexte de leur présentation.
Exposée tour à tour comme « femme-ours », « femme-singe » ou encore « nondescript », sa monstration était fondée sur une ambivalence fondamentale, qui faisait se côtoyer des interprétations parfois contradictoires, permettant ainsi aux badauds de tenter de saisir, le temps du spectacle, les vérités qui se cachent dans les apparences. Le corps du « monstre », lieu de contradictions, devint le moyen de problématiser le réel pour découvrir à travers lui l'ordre ou et ce qui promet de le dissoudre. Incarnant la règle et la transgression autorisée par la règle elle-même, il rendait ainsi précaire la frontière entre le normal et l'anormal, et dans le cas de Julia Pastrana, celle entre la vie et la mort.
Nous tenterons de montrer les implications philosophiques et anthropologiques de la perception de la monstruosité physique à travers les mises en scène de Julia Pastrana et de la conservation de son corps en momie éternelle, en tant qu'elle permettait de fixer la singularité de la déviance, d’incarner pleinement les angoisses victoriennes concernant la menace de l'altération de soi et finalement l’altérité absolue que constitue la mort. Cela nous permettra de réfléchir à la manière dont la monstruosité se poursuit dans la mort : quelle différence dans le regard posé sur la monstruosité d'un être animé et celle de son corps mort ? Quelle place pour le dédoublement du monstrueux et par le macabre au sein même de la perception ?
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