28 septembre 2022 - En visioconférence via zoom de 18 h 00 à 20 h 30
Atelier « Les “monstres” et les morts. Imaginaires et rationalité : ce qui entrave ou rend possible la relation » : Agentivités hors normes
Organisation : Anna-Maria Sienicka (LIR3S UMR 7366 CNRS-uB) et Giulia Lelli (Université Lyon 3 – Jean Moulin)
Présentation de l'atelier
Cet atelier de recherche interdisciplinaire se propose d’étudier conjointement la relation qui peut exister entre une personne susceptible d’être perçue comme « monstrueuse » et une personne se percevant elle-même comme « normale » d’une part, la relation entre une personne vivante et une personne morte d’autre part. Nous ne nous intéressons pas à de purs monstres ou à des morts largement reconstruits par l’imagination, mais à des personnes qui se trouvent vues comme « monstrueuses » et à des personnes ayant effectivement existé mais étant vues comme n’ayant plus d’être autonome du fait de leur mort. Nos objets sont les relations qui, en droit, pourraient avoir lieu avec ces personnes. Notre constat est que ces relations sont, de fait, souvent manquées ou empêchées. Notre hypothèse est qu’elles le sont en raison d’un même type d’obstacle : en raison d’imaginaires (du monstrueux et des morts agissants : vampires, fantômes, etc.) qui viennent recouvrir la personne susceptible d’être perçue comme « monstrueuse » et la personne morte et qui empêchent de saisir adéquatement ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent faire. Notre pari méthodologique est que l’étude conjointe de la relation aux personnes susceptibles d’être perçues comme « monstrueuses » et aux morts est féconde, en raison de ces obstacles imaginaires communs. Notre ambition est d’étudier ces obstacles et de montrer de quelles manières ils peuvent être levés.
[Toutes les séances de l'atelier ici]
Programme de la séance
-
Christophe Pons
, Directeur de recherches CNRS à l’Institut
d’ethnologie méditerranéenne, européenne et
comparative (Idemec - UMR 7307, Aix-Marseille Université)
Qualification et monstruosité
La monstruosité est l’inconnu qui échappe à
l’ordre du classable. À suivre Gregory Delaplace dans son
dernier ouvrage sur les maisons hantées, Les intelligences particulières (2021), les apparitions de
fantôme en seraient sans doute de bonnes illustrations ; elles
procèdent de phénoménologies inclassables, marquées par
l’incomplétude et l’aberration. On ne sait ce qu’il
y a là, au travers de mouvements sans causalités, de non respects
des lois physiques, de chutes silencieuses d’objets ou bien de bruits
sans chute, de déplacements immobiles… Autant de
phénoménologies qui ne collent pas avec l’entendement et
posent des problèmes de qualification. Dans la même veine,
certains milieux adeptes de la médiumnité côtoient la
monstruosité. Non pas les religions dites afro-atlantiques qui usent
du médiumnisme pour commercer avec des divinités
systématiquement identifiées, mais plutôt les spiritismes et
spiritualismes qui dialoguent avec des esprits parfaitement inconnus. Le
spiritisme se confronte à la monstruosité de
l’incomplétude ou de l’aberration. D’abord pour les
médiums : les agentivités surnuméraires qui
s’expriment précipitent une nécessité de
qualification. Dans les séances de désobsession, on accueille des
esprits qu’on s’efforce de qualifier, non pas
d’identifier ; qui ils sont n’a pas beaucoup
d’incidence, mais il importe de savoir ce qu’ils sont. Parmi
eux, il peut ainsi advenir des entités monstrueuses, inqualifiables,
mélanges d’humanité et non-humanité. Ensuite, parmi
les curieux et sympathisants du spiritisme, on trouve de nombreux soignants
confrontés, dans leur profession, à des problèmes de
qualification ; que comprendre d’un corps qui ne semble plus
abriter un esprit ? Que sont les formes excessives d’Alzheimer
ou d’autisme, quand les incarnés échappent aux
qualifications… Enfin, les centres spirites accueillent aussi des
personnes incarnées qui éprouvent en elles-mêmes
l’incomplétude ou l’aberration, et qui s’interrogent
sur ce qu’elles sont voire si elles sont : parmi elles des
substituées qui ressentent l’étrangeté de ne pas
être, ou bien des plurielles qui éprouvent une complexité
à être, ou encore des happées sorties de la norme de
l’existence, accidentées, handicapées,
défigurées, toutes éprouvant une nécessité à
se requalifier.
-
Pierre Ancet
, Professeur en philosophie du handicap (LIR3S UMR 7366 CNRS-uB,
Université de Bourgogne)
Les zombis. Mourir de mort sociale
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le zombie
n’est pas seulement une créature fantastique qui hante
l’imaginaire contemporain. Les zombis (orthographiés sans e) en
Haïti sont des individus bien réels, qui errent loin de chez eux,
le regard vide, l’esprit altéré par des drogues et en
état de mort sociale. Les individus zombifiés ont d’abord
reçu un poison puissant qui les a placés en état
cataleptique, dans l’incapacité de bouger tout en demeurant
conscients. Ils ont vécu la déclaration de leur décès,
leur mise en cercueil et leur enterrement devant toute la communauté,
puis ont été déterrés durant la nuit, mais laissés
sous drogue afin de ne jamais pouvoir récupérer leurs
capacités de jugement. Ils deviennent esclaves, oscillant entre la vie
et la mort, n’étant plus que l’ombre
d’eux-mêmes. Devenir zombi est considéré comme pire
encore que la mort, puisque les individus zombifiés ne trouvent jamais
de repos. En état de mort sociale, sans existence légale, ils ne
survivent plus vraiment en tant qu’humains puisqu’ils
n’existent plus pour personne et ne sont plus eux-mêmes.
Nous tenterons de montrer les implications philosophiques et
anthropologiques de cette mort apparente pour un occidental, qui correspond
à une mort réelle en Haïti. Réfléchir au statut de
la mort dans des cultures différentes de la nôtre est
révélateur de nos propres conceptions de la vie et de la mort qui
ne souffrent pas les mêmes entre-deux. Cela nous permettra
également de réfléchir à la nature de ce que nous
appelons l’identité personnelle et en particulier à sa
composante sociale : que reste-t-il de soi lorsqu’on se trouve
écarté de sa famille en un lieu où l’on ne peut
être reconnu par personne et que l’on a perdu une grande partie
de ses facultés de discernement ?
-
Denisa Butnaru
, PD (Privatdozent) Dr. en Sociologie, Université de Konstanz
(Allemagne), chercheure associée du Laboratoire interdisciplinaire
en études culturelles (LinCS - UMR 7069, CNRS-Université
de Strasbourg).
Copie non-conforme : le corps postmortel entre réplique
et substitut
Les développements récents dans les sciences de la vie ont
contribué de manière très explicite à des formes de
réappropriation du corps humain. Parmi celles-ci les processus de
réplication du vivant suscitent des riches controverses, nourrissant
un imaginaire spécifique qui vise, tout comme certains rites dans des
sociétés traditionnelles, à « conquérir la
mort » (Engelke 2019 : 30). Un cas particulier le
représente les robots humanoïdes, qui peuvent ré-
matérialiser soit des personnes disparues, soit des personnes vivantes
qui peuvent être « sauvegardées » sous forme
robotique.
Le but de ma communication est d’analyser ce processus à travers
lequel non seulement la vie est conçue et articulée comme
technologie (Lafontaine 2021 : 37), mais également la mort. A
travers une recherche explicite d’un capital temporel, les robots
humanoïdes, que j’entends comme des copies non-conformes des
personnes réelles, recapitalisent la matérialité du corps
humain et l’engagent explicitement dans un processus de
déconstruction de la mort (Lafontaine 2009 : 306), tout en
redéfinissant les frontières du vivant. Simultanément
réplique et substitut d’un corps vivant, ce type de produit
technologique perd son rapport à la factualité et réclame
une trajectoire ontologique. Au-delà d’un réinvestissement
de « régimes de valeur » (Myers 2001 : 18) et
des régimes de corporéité spécifiques qui
caractérisent la vie, la réplication d’un être humain
à travers un robot humanoïde contribue à un processus de
réontologisation, tout en confirmant l’émergence
d’une « condition postmortelle » (Lafontaine
2009).
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