Jean-Louis Tornatore
Restauration et effondrement
(… et pas l’inverse). Que vaut le concept de restauration devant l’idée d’effondrement ? De Viollet-le-Duc, Ruskin ou Boito à Cesare Brandi, de la charte Athènes à celle de Venise, la restauration des monuments et des œuvres de l’art est un thème classique et central des réflexions savantes et institutionnelles sur le patrimoine artistique et architecturel. Plus près de nous, le concept a essaimé dans les disciplines de l’aménagement du territoire – on restaure ainsi la montagne ou les paysages – ou dans les disciplines du vivant avec le développement d’une écologie de la restauration. Du côté de la culture comme de celui de la nature, la restauration vise à retrouver un état antérieur à un état présent considéré comme problématique : rétablir l’unité potentielle de l’œuvre d’art ; lutter contre l’érosion d’entités naturelles considérées comme monumentales, accompagner la régénérescence des écosystèmes dégradés, endommagés ou détruits. Davantage que « conservation » ou « sauvegarde », « restauration » paraît condenser les difficultés inhérentes au fait d’assurer aux êtres et aux choses un passage dans le temps tout en suggérant une conduite à tenir.
À l’heure de l’anthropocène, se profile le thème de l’effondrement. Le spectre de la catastrophe agité, l’imagination de ce que sera le monde d’après diffère radicalement : entre un univers terrifiant qui n’en finit pas de s’effondrer ne laissant qu’une fuite sans espoir aux spécimens d’humanité restante (La Route de Cormac MacCarthy, 2008) et la lente mais sûre reprise ou reconquête du monde par une « nature » débarrassé des humains (Homo disparitus d’Alan Weisman, 2007)… À un bout, l’impossible restauration, à l’autre une possible restauration mais alors « sans nous ».
La restauration de la montagne voulait contenir son érosion ou son possible effondrement. Comment prévenir le possible effondrement des colonies d’abeilles ? À quelle conduite à tenir la perspective de l’effondrement du monde, ou de notre civilisation, invite-t-elle ? À mettre en regard restauration et effondrement, on peut voir que la perspective de celui-ci nous éloigne progressivement mais sûrement de la possibilité de celle-là. En même temps, elle aiguise l’aporie constitutive de l’idée même de restaurer : moins une action dûment cadrée, définie et indubitable, qu’une ambition limite, tenace, fuyante et controversée. Ne serait-il pas alors temps de changer de paradigme et de penser différemment le soin porté à nos héritages ?