Alexandre Monnin
Restauration/Instauration, Déclore/Forclore : le patrimoine et les « mondes possibles » à l'heure de l'anthropocène
Avec la redécouverte d'Etienne Souriau s'ouvrait un continent nouveau, celui d'une philosophie de l'instauration déployant les degrés de l'existence et rendant toute leur place aux êtres dépendants/agissants. Pareille métaphysique permet de penser, mieux que toute autre, la fragilité de l'existence. Avec elle, l'appel du monde retentit à nouveau hors de toute utopie, faisant de ce que le monde n'est pas (actuellement) une composante fondamentale de ce qu'il est en tant qu'il est toujours-déjà partiellement à faire (virtuellement). Les conséquences de l'anthropocène interrogent cette pensée de l'œuvre à faire et du soin apporté aux êtres. La problématique sourialienne de l'instauration croise en effet la problématique heideggérienne de la déclosion. Avec elle, la multiplicité des mondes se pense en lien direct avec la technique. C'est ce processus de mondanéisation technicienne que l'on désigne aujourd'hui à travers l'expression « design ontologique » (Winograd et Flores, Willis, Fry). Seulement, le problème, aujourd'hui, semble moins de déclore que de forclore. Moins d'instaurer des futurs innombrables, scandés par les grands acteurs de l'innovation technologique, que de restreindre leur portée, diminuer leur existence afin de que le monde n'avance pas davantage sur la voie de l'inhabitable. Les futurs présents appartiennent déjà au passé de l'avenir : les réponses se multiplient au moment même où la question qu'adresse le monde, que Souriau avait déjà appréhendée sous l'angle écologique, semble ne plus nous être adressée. Que faire de ces futurs déjà frappés d'obsolescence ? Si la technique multiplie les mondes, cette multiplication n'a pas, à elle seule, de vertu sotériologique. Néanmoins, il nous faut tirer les leçons du mode d'existence de la technique, non-conforme au fantasme des modernes, pour esquisser un futur vivable. Si la fragilité et l'imprévu sont bel et bien les traits fondamentaux de la technique, alors celle-ci ouvre une voie en forme de réponse à l'avenir qui s'avance. Nous tenterons de suivre le fil ténu croisant la technique et l'anthropocène, l'instauration et le couple déclosion/forclosion, en partant de deux terrains. Le premier, une expérience menée cette année, intitulée APIcalypse, vise à envisager le futur du Web à l'aune de l'avenir que nous oppose l'anthropocène : une voie à instaurer entre des possibles conjugués au futur, en trop grand nombre, presque aveuglés par leurs promesses, et un avenir dont l'inexorabilité risque de passer pour une réduction sans reste. Rendre un futur compossible avec l'avenir, telle est sans doute ce qui est requis de nous dans l'immédiat. Quant au second, il s'agit d'une enquête réalisée auprès du ministère de la Mère Terre en Bolivie, en suivant le travail sur le droit des objets à partir d'une adaptation des cosmologies indigènes à la modernité juridique. En dignifiant les objets on exacerbe (exagère ?) leur existence pour limiter leur existence passive et démultipliée en tant que déchet (dont l'origine étymologique renvoie à déchoir : tomber dans un état inférieur, diminuer d'intensité, faiblir) ; déchets dont la technique a été la grande pourvoyeuse. L'anthropocène peut s'interroger comme une nouvelle ère de type « Objet-Erectus » ou « Objet Sapiens », où l'instauration prend tout son sens.