Journées d’études : Actualité du patrimoine à l’Anthropocène Ontologies et politiques 
                        
                      Que peut, ou pourrait, l’idée de
                        patrimoine face aux enjeux du XXIe siècle tels qu’ils
                        sont pointés par le concept d’Anthropocène – selon lequel
                        l’espèce humaine est devenue une force géologique ? Plus précisément, s’il y a un « événement anthropocène[1] »,
                        dans quelle mesure la question patrimoniale peut-elle ou
                        pourrait-elle contribuer à l’élaboration de récits alternatifs
                        « au Grand Récit actuellement dominant de l’Anthropocène »,
                        et obvier au risque que « le concept d’Anthropocène ne
                        devienne la philosophie légitime d’un géopouvoir nouveau »[2] et ne concoure à éluder la question des responsabilités en
                        dessinant la figure d’une humanité coupable ?  
                      L’objectif de ces journées est donc
                        d’interroger la pertinence politique de la notion de patrimoine et
                        de mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une « actualité
                        du patrimoine » en faisant travailler et en traduisant dans la
                        « perspective anthropocénique » deux évolutions
                        majeures du « patrimoine-aujourd’hui » : à la
                        fois son ouverture sur le vivant – ouverture permise par le passage
                        historique du monument au patrimoine[3] et problématisée sous le glissement du paradigme de la conservation
                        au paradigme de la sauvegarde[4] – et sa diffusion dans l’espace public résultant d’un
                        débordement des institutions culturelles et patrimoniales. D’une
                        part, une extension catégorielle décisive : le patrimoine
                        n’est plus seulement ce qui reste présent d’un temps perdu, il
                        est aussi et peut-être surtout un legs et une réclamation du
                        futur[5] ;
                        d’autre part, une profusion irrépressible des porte-paroles
                        impliquant un partage des expertises quant à la valuation et
                        à la gestion patrimoniales. En somme, il s’agit de prendre la
                        mesure du patrimoine ou plutôt de l’activité patrimoniale hors de
                        ses cadres usuels de référence – l’esthétique, l’artistique,
                        le monumental, le symbolique, l’historique ou encore l’ethnologique
                        – et d’envisager son opérativité sur le terrain de l’action
                        citoyenne, de la justice sociale, de la démocratie comme méthode –
                        au sens de John Dewey[6] –, de la gouvernance délibérative, de l’instauration de
                        nouveaux liens entre les êtres qui peuplent la Terre.  
                      Le patrimoine peut-il soutenir et
                        porter une interrogation générale sur l'habiter :
                        habiter la Terre, habiter la ville, habiter le temps, cohabiter, dans
                        une perspective pluraliste mais qui n’escamote pas la critique ?
                        Peut-il se libérer de sa teneur eurocentrée – et des dualismes
                        qui y sont associés – de manière à porter l’idée « d’un
                        monde fait d’une pluralité de mondes »[7],
                        en lien avec la perspective d’une pluralité d’ontologies[8] ?
                        Peut-il rencontrer des expériences qui, singulièrement, remettent
                        en cause nommément le capitalisme, en tant que système global qui
                        organise et structure notre réalité et est en grand partie
                        responsable de la menace mortelle qui pèse sur notre planète :
                        en somme, le capitalisme comme la désignation expresse d’une
                        modernité qui s’est cristallisée en Europe au XVIIIe siècle et a étendu sa raison sur la totalité des formes de vie au
                        terme d’une triple conquête : économique, écologique et
                        culturelle[9] ?
                        Est-il mobilisé dans ces expériences, aux tonalités communautaires
                        ou sociales qui, ici ou là, explorent et portent des projets de
                        modernités alternatives à la modernité capitaliste, ou, à défaut,
                        une sortie radicale de la modernité – en y négociant, voire
                        reconstruisant, dans l’action et en toute localité, l’articulation
                        ou l’intrication de ces trois « ordres » trop
                        commodément distingués ? Participe-t-il enfin d’une
                        réflexion sur l’implication pragmatiste des actions, en tant
                        qu’elles proposent des futurs et des passés moins imaginés,
                        imaginaires ou utopiques qu’élaborés dans l’action, moins des
                        utopies comme horizon d’attente que des « utopies réelles »,
                        moins des projections idéales et lénifiantes que des gestes
                        concrets qui, tout en prenant au sérieux la proposition
                        « anthropocénique », travaillent à la survie des
                        Terriens[10] en « réactualisant des pensée du lieu et des
                        attachements »[11] ? 
                      Pour explorer ces questions, nous
                        sollicitons les points de vue de chercheur-e-s issu-e-s de diverses
                        disciplines, philosophie, anthropologie, sociologie, histoire
                        environnementale, histoire des techniques, histoire de l’art,
                        économie, écologie, et qui ne sont pas nécessairement familiers
                        des questions patrimoniales : à partir de lieux communs et
                        moins communs sur le patrimoine, l’objectif sera donc de croiser et
                        faire dialoguer les savoirs et les postures de manière à faire
                        émerger des intérêts et des problèmes communs ou en commun.                       
                        
                      Jean-Louis Tornatore (CGC), 
                        Anne-Sophie Haeringer (AAU-Cresson et Centre Max Weber-Poco) 
                       
                       
                       
                      
                        [1] C.  Bonneuil et J.-B. Fressoz, 2013,  L’événement
                        Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil.
                        
                        
                       [2] C. Bonneuil et P. de Jouvancourt, 2014, « En finir avec
                        l’Épopée. Récit, géopouvoir et sujets de l’Anthropocène »,  in Émilie Hache [dir.],  De l’univers clos au monde
                          infini, Paris, Éditions Dehors, p. 61.
                        
                        
                       [3] D. Fabre, 2013, « Le patrimoine porté par l’émotion »,
                         in D. Fabre [dir.],  Émotions patrimoniales, Paris, MSH, p.
                        13-98.
                        
                        
                       [4] A. Micoud, 2000, « Patrimonialiser le vivant »,  EspacesTemps, n° 74-75, p. 66-77 ; J.-L. Tornatore,
                        2010, « L’esprit de patrimoine »,  Terrain, n°
                        55, p. 106-127.
                        
                        
                       [5] J.-L.  Tornatore, 2014, “Words for Expressing
                        What We Care About. The Continuity and the Exteriority of the
                        Heritage Experience”, in Julien Bondaz , Florence Graezer Bideau, Cyril
                        Isnart et Anaïs Leblon [dir.],  Les vocabulaires locaux du
                          « patrimoine ». Traductions, négociations,
                          transformations,  Berlin-Münster-Wien-Zürich-London,
                            Lit Verlag, p. 31-54.
                        
                       
                       [6] J. Dewey, 2003,  Le public et ses problèmes, Pau,
                        Publications de l’université de Pau, Farrago, Éditions Léo
                        Scheer.
                        
                        
                       [7] J. Baschet, 2014,  Adieux au capitalisme. Autonomie, société du
                        bien-vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte.
                        
                        
                       [8] P. Descola, 2005,  Par delà nature et culture, Paris,
                        Gallimard; E. Viveiros de Castro, 2009,  Métaphysiques
                          cannibales, Paris, PUF.
                        
                        
                       [9] A. Escobar, 1995,  Encountering Development : The Making and
                        Unmaking of the Third World, Princeton University Press ;
                        2003, « Déplacement, développement et modernité en Colombie
                        du Pacifique »,  Revue internationale des sciences sociales,
                        175, p. 171-182.
                        
                        
                       [10] B. Latour, 2014, « L’anthropocène et la destruction de
                        l’image du globe »,  in Émilie Hache [dir.],  De
                          l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, p.
                        29-56.
                        
                        
                       [11] Bonneuil et Jouvancourt,  op. cit, p. 105.
                        
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